Une stratégie de l’espérance, pourquoi ?

Extrait du livre de JF Simonin « Esquisse d’une stratégie de l’espérance« , sept. 2023

Aujourd’hui, les mythes les plus puissants parlent de transhumain, de réalité modifiée, c’est-à-dire d’une ingéniosité humaine prétendument illimitée, déconnectée des équilibres du vivant, sur la base d’une compétition entre humains maximisant la recherche de puissance et de prospérité, la loi du plus fort – ou parlent de cataclysmes inévitables, toute bifurcation étant supposée impossible. Ces mythes sont profondément toxiques, ils contraignent la pensée du possible dans le cadre des impasses du présent. Et ils entretiennent un climat de défiance et de rapports conflictuels inhibant les capacités d’entraide entre humains, et avec le non humain.

En fait, l’idée selon laquelle le progrès des sciences et des techniques ne pouvait que déboucher sur une amélioration des conditions de vie, a vécu. Les instruments technologiques qui étaient censés accroître notre maîtrise du monde et du vivant débouchent au contraire sur une perte de cette maîtrise. Comprenant que l’assurance de conditions de vie en amélioration est terminée, les démocraties libérales auront le choix entre deux orientations stratégiques : le sauve-qui-peut pour préserver certaines valeurs, libertés, ressources, et droits humains, au moins pour les minorités au pouvoir ; une stratégie de l’espérance délibérément orientée vers le débat public autour des enjeux de transformation et de régénération des milieux de vie. Cette seconde option, combinant ultraréalisme quant au diagnostic des possibles et utopisme méthodologique, implique un surcroît de conscience collective quant aux marges de manœuvre de l’humanité pour la préservation de ses conditions de vie. Elle implique une refonte des relations que l’humanité entretient avec elle-même, avec le vivant et avec la Terre. Aussi utopique puisse-t-elle paraître, il se pourrait que cette stratégie de l’espérance représente l’option la plus crédible sur les plans biogéophysique, culturel et politique – je veux dire celle qui représenterait la plus forte probabilité de maintenir des conditions d’une vie humaine satisfaisante sur Terre.

JF Simonin, Septembre 2023

Suite ou fin de la « géo » politique ?

Le fait nouveau et massif sur lequel il s’agit de reconstruire, c’est que la Terre n’est plus la simple toile de fond des stratégies humaines, elle en est le tissu vivant. Elle est actrice de son devenir, et quelque puissante que soit devenue notre capacité d’agir en son sein, toutes les causes et conséquences de nos actions s’y logent, parfois dans la douleur, parfois dans l’harmonie, parfois en provoquant des métamorphoses malheureuses, diminuant les potentialités de vie en son sein, parfois heureuses, capables de multiplier ces possibilités de vie. Il n’y a plus de « géo-politique » au sens où la géographie pouvait rester insensible à l’action des humains. Les affaires humaines ne peuvent plus s’envisager indépendamment de l’impact qu’elles peuvent avoir à leur pourtour. « Géo » est un acteur à part entière, et il détient des capacités de synthèse inconnues du genre humain. Il est capable d’enregistrer, de mémoriser et d’additionner toutes les innovations déployées par tous les êtres vivants, dont les humains, sur une longue période, et se réserve la possibilité de modifier certains cycles biophysiques dont dépendent toutes les formes de vie, comme le cycle de l’eau, de l’azote, du phosphore. Autant de cycles vitaux pour nous, mais dont nous ne maîtrisons aucunement, ni par nos organes des sens, ni par notre entendement, ni par nos technologies, les évolutions. On ne peut plus distinguer une géographie physique d’une géographie humaine comme s’il s’agissait de deux univers disjoints. Le volume et la puissance de nos agissements, et les réponses que la Terre nous adresse à ce sujet sont claires à présent, même si nous avons mis du temps à les interpréter. Comment faire, demande Bruno Latour, « si le territoire lui-même se met à participer à l’histoire ? … Si le Terrestre n’est plus le cadre de l’action humaine, c’est qu’il y prend part. L’espace n’est plus celui de la géographie, avec son quadrillage de longitudes et de latitudes. L’espace est devenu une histoire agitée dont nous sommes des participants parmi d’autres, réagissant à d’autres réactions. Il semble que nous atterrissions en pleine géohistoire.[1] »


[1] Bruno Latour, Où atterrir ? p. 58.

Le monde comme revendication

Tout juste un demi-siècle après la sortie du rapport Meadows au Club de Rome en 1972, on devrait tenter un prolongement des réflexions qu’avait fait naître ce travail pionnier de prospective à l’échelle du monde. Non pas un prolongement dans l’analyse des limites de la pensée occidentale du développement – de ce côté-là, ce rapport était si pertinent qu’il n’y a pas grand-chose à lui ajouter aujourd’hui. Plutôt un prolongement dans le sens de l’identification des moyens susceptibles d’initier la révolution copernicienne que ce rapport appelait. Car on peut le dire aujourd’hui : ce rapport, contemporain de la conquête spatiale, de l’abandon de l’étalon or, de la poussée de la mondialisation de l’économie et de l’accélération de la vague néolibérale qui allait déferler sur le monde, n’a eu aucun impact concret sur la marche du monde. L’immense retentissement de ce rapport, dès sa sortie et jusqu’à nos jours, n’a pas suffi à faire franchir le stade des alertes. Il n’a conduit à la concrétisation d’aucun infléchissement significatif des stratégies des principaux acteurs de la trajectoire néolibérale de l’économie mondialisée. Tous continuent à avancer dans la direction d’une destruction des conditions matérielles de la vie humaine sur cette Terre – ce que le concept d’anthropocène, dont la première formulation date du tout début du XXIe siècle, permet de préciser.

Le moment est venu d’ouvrir ce chantier car, après deux décennies de sidération consécutive à la compréhension des implications de la « révélation » anthropocène, après la période de découragement face à l’immensité des problèmes soulevés par cette prise de conscience, après un certain laisser-aller à la perspective « effondriste », – une possibilité de rebond semble se dessiner : en conséquence de la violence du diagnostic anthropocène, nous sommes contraints de reconsidérer la place de l’humain dans le tout du monde – vivants et non vivants compris. De nombreux chercheurs se sont engagés sur de nouvelles pistes pour comprendre l’émergence du phénomène humain à la lumière des enseignements de l’anthropocène. Notamment dans le domaine de l’anthropologie, de la paléontologie, de l’histoire et de la préhistoire. Ils montrent que la spécificité de l’humain ne réside peut-être pas là où on l’avait imaginée jusqu’à présent. Ils invitent à concentrer nos efforts en direction d’une redynamisation de l’ensemble du tissu du vivant, et à reconsidérer les tenants et aboutissants de l’aventure humaine sur cette Terre en fonction de cette perspective. Mais pour ce faire, ils percutent frontalement les piliers actuels de la rationalité occidentale : innovation, développement, émancipation, c’est-à-dire les plus beaux fleurons de la pensée occidentale, semblent devenus inopérants. Même si aucun nouveau fondement ne parait à ce jour avoir la solidité requise pour servir de point d’Archimède à l’élaboration d’un nouveau projet de civilisation, la perspective ouverte par ces recherches est prometteuse. Il n’est pas certain qu’elle suffise à contrecarrer les implications mortifères de plus de deux siècles de gabegie « développementiste », mais il vaut la peine d’y regarder de plus près.

Le constat radicalement nouveau est que le monde ne va plus de soi. La pérennité du monde, notamment du monde humain, n’est plus assurée ; il se pourrait que l’écoumène terrestre ne soit bientôt plus à même de supporter l’existence de certaines formes de vie complexes, dont l’humain. Ce constat, énorme, est profondément désarmant. Le vaisseau spatial Terre, tout petit et fragile dans l’univers, qui comprend à son bord de huit milliards d’humains hautement agissants sur les équilibres biophysiques de l’écoumène terrestre, est à la dérive du point de vue écologique et humain. Sa capacité à soutenir durablement la vie humaine est en question. Il ne s’agit plus d’un doute lié au refroidissement du soleil, ni d’un risque d’être percuté par une météorite venue d’ailleurs, comme celle qui semble avoir causé la fin du règne des dinosaures. Il ne s’agit plus d’un danger qui s’exprimerait en dizaines de siècles, ou de millénaires. Il s’agit d’un risque de dérèglement imminent, voire déjà engagé, d’une possibilité de franchissement à court terme de seuils irréversibles pour le maintien des conditions biophysiques et climatiques de la vie des grands vertébrés dans la biosphère.

Mais justement, si le monde ne va plus de soi, il vaut la peine de s’en occuper. L’humanité, devenue capable d’interférer avec les équilibres de la vie sur Terre, doit acquérir la capacité de faire en sorte que ses immenses pouvoirs aboutissent à autre chose qu’à sa propre destruction. L’humanité, temporairement dépassée par les conséquences de ses propres stratégies d’exploitation du globe, doit corriger cette déficience et faire du souci du monde sa priorité. La thèse soutenue ici consiste à penser que nous devons passer d’une culture du progrès, qui sous-entendait la permanence du monde et se résumait au débat sur les modalités de l’exploitation optimisée du donné naturel, à une culture de l’espérance, c’est-à-dire une culture qui aura pleinement intégré la fragilité du monde et de son avenir sous influence anthropique, pour faire de cet avenir le souci essentiel de ses pensées, de ses sciences, de ses techniques, de son économie, de son art de vivre, de sa spiritualité – en un mot, de son humanité, une humanité réinventée, restructurée, recentrée sur son cœur de métier, le métier de vivre, en concessionnaire et non en exploitant de la planète.

La Modernité a fait fausse route en mettant l’homme, et non le monde, au centre de ses réflexions, avait diagnostiqué Hannah Arendt dès le milieu du XXe siècle. Il en a découlé près de trois siècles d’un anthropomorphisme qui a surtout servi d’œillères pour la civilisation occidentale. Ses leaders religieux, scientifiques, politiques puis économiques ont orchestré l’exploitation du globe terrestre avec une voracité telle qu’aucune civilisation ne l’avait jamais réalisée et systématisée ainsi, et ceci à une échelle planétaire. Peut-être la Modernité n’avait-elle pas imaginé, au départ, les implications mortifères de sa rationalité. Mais c’est à présent clair : il n’y a plus de Terre capable de supporter l’idéal de progrès promu par l’Occident depuis plus de deux siècles. Les notions de développement et d’émancipation sont frappées d’inanité, elles deviennent creuses. Le rêve est brisé, notamment, pour une grande partie de l’humanité qui prend conscience qu’elle ne pourra jamais participer à la fête que lui avait promise l’Occident pour lui faire abandonner ses traditions et ses cultures ancestrales.

La priorité consiste à rehausser le niveau de conscience collective à propos des enjeux contemporains de civilisation – expliquer en quoi ils sont devenus des questions de subsistance. Il s’agit de compléter la configuration cosmopolitique contemporaine, bien réelle dans les faits, notamment dans l’économie mondialisée du XXIe siècle, d’une véritable conscience cosmopolitique. Mais cette fois, il faudra opérer cette mutation sans recourir à la désignation d’un ennemi commun. Par exemple, désigner comme ennemi le capitalisme ne suffira pas. Bien sûr, l’organisation capitaliste de l’économie mondiale est la principale responsable du saccage de la nature et d’une grande partie des impasses stratégiques contemporaines. Mais le capitalisme n’est que l’expression, la mise en œuvre d’une idéologie du progrès et de la démesure dont il faut comprendre les ressorts si l’on souhaite pouvoir en désamorcer les causes profondes. D’ailleurs, ce n’est pas d’une victoire au sens classique que nous avons besoin. Il s’agit, pour la première fois dans l’histoire humaine, d’envisager une intégration et une évolution qui ne reposent pas sur le binôme ami-ennemi. Certes, d’un point de vue historique, l’invention de l’État-nation avait permis une relative stabilisation des relations humaines jusqu’à nos jours. Mais ce concept se révèle inadapté à la résolution des enjeux planétaires qu’il s’agit d’affronter aujourd’hui. Il s’agit de coopérer entre amis, alors même que nous n’avons plus réellement d’ennemis identifiés – situation nouvelle et pour laquelle nos dispositifs politiques sont mal outillés.

Jean-François Simonin, août 2023

Il n’y a pas de crise écologique

Nous ne sommes plus dans une crise écologique qu’il s’agirait de surmonter au moyen d’interventions ciblées sur l’environnement en attendant le retour à un état normal. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère géologique, totalement inconnue, qui se traduira par une dégradation des conditions d’habitabilité de la Terre pour de nombreuses espèces, dont l’espèce humaine. L’idée de progrès n’est plus séparable de celle de déclin. Il ne peut plus y avoir progrès, en tout cas pas au sens où on l’entend aujourd’hui, sans ravage écologique et anthropologique. Il s’agit là d’un profond renversement de perspective qui, passé l’effroi, devra susciter des réactions appropriées.

En d’autres termes, la prise de conscience de l’anthropocène représente la découverte que le monde n’est plus en expansion. L’idée de progrès ne faisait pas problème au temps où l’on percevait le monde comme étant en expansion. Progresser, dans une perspective expansionniste, ce n’est jamais qu’accompagner le mouvement du monde, réclamer sa juste part d’un gâteau en croissance. Mais le monde, à l’ère de l’anthropocène, n’est plus en expansion, il est en contraction : contraction des ressources naturelles, contraction des espaces habitables par habitant, contraction des sols exploitables, contraction des espaces naturels, contraction des eaux consommables, contraction de l’air respirable. Que peut signifier progresser encore dans un monde en contraction ? Creuser plus profond ? Exploiter davantage encore l’espace ou le fond des océans ? La mise en coupe réglée du monde par la technologie, l’industrie, la colonisation, l’asservissement des populations, la numérisation – conduit à la destruction. Non pas à la prétendue destruction créatrice de Schumpeter, au motif que l’ingéniosité humaine ajouterait systématiquement quelque chose au monde, ou parce que les ravages écologiques créeraient des emplois, mais bien une destruction destructrice des conditions de la vie sur Terre. L’anthropocène signifie par exemple que la température du globe peut subir d’importantes variations du fait de l’activité humaine influant sur le climat terrestre alors même que l’insolation de la planète ne varie pas. D’où la crainte d’un emballement incontrôlé du réchauffement climatique en cours en raison de facteurs anthropiques. On savait depuis assez longtemps que la civilisation occidentale représentait une menace pour les autres civilisations, on sait à présent qu’elle représente une menace pour elle-même.

On sent aussi qu’il devient inapproprié de parler de « crise écologique ». Il y a une mutation, un changement d’état du système-Terre. Nous changeons de monde, et il va falloir s’organiser pour être en mesure de subsister dans ce monde. Avec l’anthropocène l’idée même d’une maîtrise de la nature devient caduque. Cette idée supposait un face à face entre deux entités ontologiquement distinctes, dont les évolutions pouvaient diverger. Avec un humain qui accumulait des pouvoirs de plus en plus significatifs de dressage et d’exploitation d’une nature extérieure à lui. Mais l’anthropocène met à jour un lien inextricable entre les phénomènes humains et naturels, resserrant leurs possibilités d’évoluer sur longue durée. La planète se découvre assiégée par l’humanité. L’anthropocène est une « étrange défaite » qui se préparait à notre insu pendant que nous célébrions la grandeur de la Révolution industrielle, des Trente Glorieuses, de la chute du mur de Berlin. Francis Fukuyama avait finalement raison, on approchait bien de la fin de l’Histoire, pas pour les raisons qu’il avait imaginées – la victoire finale de l’écodémocratie à l’occidentale -, mais au contraire parce que l’humanité était en train de travailler à sa propre expulsion de l’écoumène terrestre.

Jean-François Simonin, août 2023

Innovation, progrès et questionnements

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Innovation, progrès, lampe à huile et numérique

Le progrès, c’est l’idée d’une capacité croissante de l’être humain de mettre au point des savoirs et des techniques qui faciliteront sa vie dans un milieu naturel perçu comme fondamentalement hostile, d’accroître les richesses matérielles pour améliorer les conditions d’existence par le biais d’une rationalité qui cherche prioritairement à combler des manques, et de concevoir des institutions politiques et juridiques stables, dans lesquelles un certain droit à l’égalité pour tous pourrait être assuré[1].

Naturellement, la courte histoire du progrès n’a jamais été un long fleuve tranquille. Elle est jalonnée de doutes et d’accidents, de retours en arrière, de refus passagers d’aller de l’avant. Mais elle a été poussée par des vents globalement favorables jusqu’à la seconde guerre mondiale. Elle s’est élargie jusqu’à la Terre entière ou presque, elle s’est approfondie dans le sens où elle imprègne de larges pans de la vie quotidienne pour un nombre croissant d’individus ; elle s’est mécanisée, électrifiée, industrialisée, mondialisée, financiarisée, et elle est actuellement en train de se numériser. Au sortir de la seconde guerre mondiale l’idée de progrès avait pris du plomb dans l’aile. Les totalitarismes du milieu du siècle, la Shoa et la bombe atomique ont montré à l’humanité entière que la civilisation occidentale portait en elle le germe de sa possible autodestruction. Un peu plus tard, la capacité de l’homme et de ses industries à opérer des manipulations génétiques a fait courir le frisson d’une altération possible du vivant par la main de l’homme. Les premières grandes réflexions critiques quant aux perspectives de long terme émanant du progrès ont été l’œuvre de penseurs comme Friedrich Nietzsche, Edmund Husserl, Paul Valéry, puis surtout de penseurs plus directement préoccupés par les problématiques d’après-guerre, comme Martin Heidegger, Jacques Ellul, Ivan Illich, Günther Anders, Lewis Mumford, entre autres.

 « La science ne pense pas », avait asséné Heidegger dans une sentence qui avait fait grand bruit. La science n’est pas la découverte, la simple mise à jour de lois naturelles ou divines immuables, qui seraient inscrites à jamais dans le grand livre de la Nature. Certes, la connaissance de ces lois permet de comprendre et d’agir dans le monde. Mais la science, et la technique, seraient plutôt « aveugles ». Elles ne savent pas, d’elles-mêmes, ce qu’elles font ni où elles vont. La technique est surtout une méthode d’arraisonnement du monde. Elle ne cherche pas à dévoiler les choses, elle est plutôt un outil de traque, une méthode de mise au travail dans le projet cartésien de maîtrise et de domination de la nature. C’est peut-être même son objectif essentiel. L’essence même de la technique est « arraisonnement » poursuivait Heidegger dans son célèbre article de 1954 « Qu’est-ce que la technique ? ». Et Heidegger de prendre l’exemple de l’antique moulin à farine au bord de la rivière. Ce vieux moulin est bien l’exemple d’une immersion de la technique dans la nature pour y puiser, quand tout va bien, la force nécessaire à l’action de moudre le blé. Rien à voir avec la centrale hydraulique moderne construite au bord du Rhin. Cette dernière ne peut se contenter de « récupérer » la simple force de la nature. Elle requiert que le cours du Rhin lui soit dévolu. On devra construire des barrages pour en réguler le cours, détourner le cours du fleuve si nécessaire, éliminer les bateaux et les poissons s’ils empiètent sur les prérogatives de la centrale. Le bon fonctionnement de la centrale requiert l’arraisonnement de la nature qui l’environne pour son rendement optimisé.

Il faut prêter attention à la nouvelle conception du monde indirectement introduite par la nouvelle centrale hydraulique. Le moulin traditionnel cherchait bien à mettre le mouvement de l’eau à disposition de l’homme pour moudre le grain ; mais n’entrait pas dans le « dispositif moulin » l’ambition d’extraire ni d’accumuler une énergie susceptible d’être stockée, transformée et commercialisée ensuite pour participer à la production de tel ou tel produit ou service. L’utilisation par le moulin de la force de l’eau ou du vent ne modifiait en rien l’environnement de ce moulin : ni les stocks d’eau et de vent, ni leurs flux n’étaient touchés par le travail du moulin. Il en va autrement avec la centrale et les nouvelles énergies dont elle a besoin. En effet, les nouvelles technologies requièrent des sources d’énergie, notamment fossiles, qui s’épuisent en se consumant dans des proportions gigantesques dans le recours à ces nouvelles technologies. Avec elles, la nature change de statut. Elle n’est plus le sol de toutes les expériences humaines, elle devient un stock et une décharge. L’écoumène, et notamment la croute terrestre devient un entrepôt au sein duquel on extrait, exploite et recompose énergies et matières sous la forme de multiples productions, dans diverses filières industrielles. Le statut ontologique de la nature a été modifié, et à l’abri de cette nouvelle conception du donné primaire – un donné que l’on peut exploiter sans fin – l’innovation est devenue le moyen par lequel nous devenons de plus en plus efficaces dans l’extraction et l’exploitation de ce donné, sans égard particulier pour le monde, considéré comme un moyen plutôt que comme une fin. C’est parce que nous restons aujourd’hui enfermés dans cette conception de la nature que tout progrès semble nous rapprocher de la fin du monde – une fin du monde se profilant par épuisement des ressources naturelles dans les mécanismes de l’économie et de l’industrie mondiale – « Il convient, pour éviter l’épuisement, le nôtre comme celui de la nature, pour éviter notre mort collective, de porter un regard nouveau sur le monde de l’innovation technique permanente, un nouveau regard pour sortir du cercle vicieux de l’innovation sans fin, de la fausse exigence technique qui fixe a priori notre avenir et notre destin sans nous. [2]» Passée une courte période d’euphorie dans les pouvoirs de l’innovation, nous devons investiguer de nouveau son réel potentiel de construire un monde vivable. Günther Anders avait aussi radicalisé ce type de diagnostic : avec la technique, disait-il, nous quittons l’Histoire. Fini l’infini du temps à disposition des hommes. Le recours à la technique referme l’horizon humain. Les sciences, en devenant technosciences, nous font encourir de nouveaux risques. La bombe atomique en particulier signe la fin imminente du temps humain. Avec la technique moderne nous entrons dans un délai, le délai qui nous sépare de la fin du monde. Nous sommes dans le temps de la fin. Il nous appartient d’ouvrir une nouvelle ère au sein de laquelle une capacité d’innovation d’un genre nouveau saurait rouvrir nos horizons terrestres.


[1] Je résume ici brièvement cette idée qui fait l’objet d’analyses détaillées dans mes précédents livres, notamment dans La destruction créatrice, une illusion ravageuse, (2017), et dans La tyrannie du court terme. Quels futurs possibles à l’heure de l’anthropocène ?  (2018)

[2] Michel Blay, L’existence au risque de l’innovation, CNRS Editions, 2014, p. 17.

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Accélération de l’histoire et nouveaux générateurs de temps

Parallèlement à tous les bouleversements introduits par les nouvelles technologies sur les dernières décennies, il s’est produit une certaine accélération du temps et de l’histoire qui n’est pas sans incidence sur notre capacité à envisager la longue durée et la question de l’anticipation. C’est un fait aujourd’hui banal mais relativement nouveau à l’échelle de l’histoire que de constater qu’un homme qui arrive à l’âge de la retraire aura vécu dans plusieurs mondes différents. Gaston Berger, initiateur de la prospective en France, avait beaucoup réfléchi à cette question.

Si l’accélération est générale, et si elle est constante, que s ‘est-il passé d’original à notre époque ? Simplement que le phénomène est maintenant à l’échelle humaine. Il est devenu immédiatement perceptible. Il existait autrefois à l’échelle cosmique ou à l’échelle historique. Voici qu’il se produit sous nos yeux. Ce n’est plus une théorie ou un concept, ce n’est même plus un élément objectif dont seul le savant aurait à tenir compte. C’est un fait banal de notre existence quotidienne. Un homme, qui a aujourd’hui une soixantaine d’années, a vécu dans trois mondes différents. Loin d’être inconscientes, les transformations nous harcèlent et nous posent mille problèmes… Nous vivons dans un monde qui change, qui change vite et surtout, qui change de plus en plus vite. Ce n’est pas le temps qui précipite sa course – ce qui n’aurait guère de signification. C’est le « contenu » du temps qui devient de plus en plus dense. Dans une même période de temps, nous voyons s’opérer des transformations de plus en plus nombreuses, et aussi de plus en plus profondes.[1]

Après Berger plusieurs auteurs ont analysé ce phénomène, dont Hartmut Rosa, qui a défini ce type d’accélération par la multiplication du nombre d’actions et d’expériences vécues par unité de temps[2]. La vitesse des actions augmente, et ces actions sont opérées par le truchement de dispositifs techniques qui en multiplient les effets : temps réel, juste à temps, haut débit, flexibilité, mobilité cadencent la perception contemporaine de la temporalité. D’où la spirale de l’accélération décrite par Rosa : plus le rythme de la vie s’accélère, plus on manque de temps, plus on cherche des moyens techniques pour gagner du temps, moyens qui finissent par accroître l’accélération. Autrement dit, l’accélération est devenue un processus autonome, qui s’alimente de lui-même et sur lequel les hommes perdent prise. Et en perdant prise sur le temps, ils se rabattent sur le présent. Certainement par défaut, par incapacité à accompagner le rythme de ce devenir accéléré dans de trop grandes proportions pour les capacités sensorielles et intellectuelles inchangées sur de si courtes périodes.

A l’analyse, cette accélération résulte de l’émergence de nouveaux générateurs de temps. De quoi s’agit-il ? Aux côtés de la Nature et de la Religion, qui se sont partagées pendant de nombreux siècles le monopole de la détermination du temps, apparaissent la technique, l’économie, les médias, le travail, les congés, la retraite, autant de générateurs de temps qui impriment leur rythme à la société en supposant une standardisation du temps à l’intérieur de chacun de ces systèmes. Le temps n’est plus régi par les cycles naturels ni par les desseins divins, il obéit aux vastes mouvements de synchronisation imposés par ces nouveaux générateurs de temps. Générateurs qui brouillent la perception du temps long et, paradoxalement, occasionnent une sorte de rabattement de nos pensées sur le présent.

Prenons d’abord l’exemple de la technique : il est probable que la prééminence du présent résulte en partie du primat actuel accordé à l’ordinateur et à l’informatique. En effet, comme l’avait analysé Jacques Ellul, l’ordinateur est avant tout une machine à comprimer les temps d’élaboration, de production, de gestion ; il permet de réduire le temps en particules de plus en plus fines. De ce fait, il devient l’instrument du primat absolu du présent sur le passé et l’avenir, présent qui devient du coup « le repère central du devenir social ». Cette impression d’accélération généralisée doit aussi beaucoup à la compression du temps que permettent d’autres moyens techniques comme les technologies de l’information et Internet, qui confèrent au savoir un caractère éphémère. De même le congélateur, les magnétophones, et les systèmes d’archivage modifient de façon extrêmement structurante nos pratiques sociales quotidiennes et notre perception de la durée. La réfrigération des œufs, par exemple, permet de reporter leur consommation plus sûrement que ne pouvait le faire la poule. La pasteurisation du lait en augmente fortement le temps de conservation. Le génie génétique, dans un autre registre, permet de transformer rapidement des cellules et des tissus ; les marchés financiers font évoluer les valeurs d’énormes actifs financiers à la nanoseconde… Or, ces mutations technologiques sont intervenues sur un intervalle de quelques générations et renforcent encore cette impression d’accélération de l’histoire. Impression très déstabilisante car elle modifie les pratiques techniques et les relations sociales à travers les modes de vie et les conditions de travail. Elle renforce le besoin d’anticipation, tout en rendant cette anticipation plus problématique : lorsque l’on roule plus vite de nuit sur une route chaotique, les phares du véhicule doivent éclairer plus loin pour éviter tout accident ; mais conjointement, tout accroissement de la vitesse s’accompagne d’une diminution proportionnelle de la portée de la vision. Daniel Innerarity prolonge cette réflexion et pointe le problème essentiel posé par l’accélération ainsi conçue :

L’accélération fait naître le désir de se rapprocher toujours davantage du futur au moment où en réalité elle l’élimine en tant que dimension stratégiquement configurable. Quand l’accélération tend à annuler le temps d’attente, les délais qui permettent de penser et de réfléchir, le temps long de la stratégie devient impossible. Les hommes ne peuvent penser et agir pour transformer le réel s’ils n’ont pas confiance dans leur pouvoir de configurer le futur. Mais à une époque où tout devient instantané et simultané, ce futur configurable cède la place à un présent fugace vécu comme source exclusive de satisfaction et d’intérêt. C’est l’une des raisons de l’écart croissant entre le futur que nous devrions prendre en compte et celui que nous considérons effectivement : alors que nos actions se répercutent jusque dans le futur le plus lointain, nous confinons nos perspectives et nos occupations dans le cadre opérationnel du présent.[3]

Le rythme des innovations technologiques, le temps court des réseaux sociaux et des médias, l’exigence de retours rapides sur investissements, l’accroissement des inégalités et les risques de précarité qui en découlent, ainsi que le sentiment d’accélération de l’histoire sont certainement les principales causes de cette nouvelle logique de l’urgence. Au final il n’est pas exagéré de dire que le très court terme, voire le présent lui-même, exerce une véritable tyrannie sur nos modes d’organisation. Nous sommes en permanence sollicités par notre environnement connecté à différents réseaux, nous sommes agressés par les événements que les médias relayent et amplifient en exigeant des réponses rapides, immédiates. Ce présentéisme gagne progressivement toutes les sphères de l’économie, de la politique, de la culture. C’est pourquoi dans mon dernier livre (La tyrannie du court-terme. Quels futurs possibles à l’heure de l’anthropocène ?) j’ai avancé l’hypothèse que les démocraties libérales allaient devoir réfléchir à une nouvelle forme de « totémisation du futur » pour sortir de cet irrésistible écrasement de la pensée occidentale sur le court terme, l’immédiat, au moment où nombre d’enjeux stratégiques planétaires commandent de retrouver la capacité à regarder loin devant les générations actuelles.


[1] Gaston Berger, « L’accélération de l’histoire et ses conséquences pour l’éducation » [1957], in L’homme moderne et son éducation.

[2] Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps.

[3] Daniel Innerarity, Le futur et ses ennemis. De la confiscation de l’avenir à l’espérance politique, p. 27.

Quatre bouleversements récents dans la perception du temps

Quatre bouleversements récents dans la perception du temps

 

Nous serions victimes d’une certaine « tyrannie du court-terme ». Nous serions entrés dans le temps de l’urgence. L’enjeu, dit-on, serait de retrouver une capacité apparemment égarée de nous projeter dans la longue durée. Mais la réalité est différente. Il vaut la peine de revenir sur cette question au moment où prendre le futur au sérieux pourrait bien devenir une des tâches politiques fondamentales pour les décennies à venir.

Depuis un siècle environ deux modifications lourdes s’étaient introduites dans la perception de la durée au sein des sociétés occidentales : la synchronisation de l’ensemble de l’expérience humaine au travers de l’instauration d’un temps universel, et la découverte de la très longue durée. Puis, plus récemment, depuis la fin du XXe siècle, deux autres phénomènes sont venus bouleverser encore nos rapports traditionnels avec la temporalité : la prise de conscience de l’anthropocène, qui bouleverse les échelles respectives des durées humaines et inhumaines, et les télécommunications numérisées qui diffusent sur la surface du globe une information instantanée modifiant de fond en comble notre expérience de la temporalité. Notons que ces bouleversements n’ont pas encore touché toutes les populations sur la Terre avec la même prégnance, ce qui complique la mesure de leur poids réel sur les représentations collectives à horizon BH22. Mais ces modifications de notre perception temporelle représentent les plaques tectoniques sur lesquelles reposent nos enjeux de civilisation les plus stratégiques.

Premier bouleversement, donc, datation et synchronisation du temps. D’une part nous sommes presque devenus capables de tout dater, d’autre part nous savons tout synchroniser, et ceci au niveau planétaire. Pour la première fois dans l’histoire, toutes les disciplines scientifiques savent dater leur objet : le paléontologue sait dater chacune des espèces existantes, voire disparues, le linguiste sait dater l’apparition des langues, l’astronome connaît la date de naissance de l’univers, des galaxies, le géophysicien sait dater l’âge de la Terre. Pour ce qui concerne la synchronisation nous sommes graduellement passés du cadran solaire à la clepsydre, puis au sablier, aux horloges à folio, au pendule, puis à la montre à quartz. Nous sommes tous à la même heure depuis un siècle environ (En France depuis 1891, et au niveau mondial depuis la loi de 1911 qui instaure un temps universel). Aujourd’hui, à bord de chaque satellite GPS, sont embarqués différentes horloges atomiques qui fournissent des références temporelles très précises, transmises au monde entier par les récepteurs GPS, dont l’horloge est synchronisée à celle des satellites. Quiconque est connecté au réseau mondial peut alors déterminer l’heure à cent milliardièmes de seconde près, sans avoir à se soucier de la fabrication, de l’achat, ni même du fonctionnement de ces horloges atomiques. Pour davantage de précision encore, on utilise l’UTC (méthode de calcul du Temps Universel Coordonné). Réseaux électriques, de télécommunications, de transports, marchés financiers sont ainsi synchronisés, et les experts estiment que nous ne sommes pas au bout des extraordinaires applications de cette révolution dans la mesure d’un temps universel. Mesure-t-on la profondeur des implications de cette révolution dans la vie de tous les jours ? En deux ou trois générations nous passons d’une époque au cours de laquelle un individu avait toutes les peines du monde à connaître son propre âge ou celui de ses parents, et de grandes difficultés pour synchroniser ce type d’information au niveau régional, national, et, en de très rares occasions, au niveau mondial – à une époque de mesure du temps en temps réel et synchronisé au niveau mondial. On dirait que « l’univers entier est entré dans le temps[1] ». On pourrait penser que notre perception du temps s’en trouve simplifiée, mais il n’en est rien : c’est plutôt l’idée de contingence qui en ressort renforcée. Comme le résume M. Serres,

il s’agit d’articuler un ensemble bariolé de paysages et de temporalités d’ordre différent. Comme par exemple l’histoire des galaxies et l’histoire des espèces. Ces histoires contiennent des bifurcations totalement contingentes qui émergent comme des coups de théâtre, certes, mais au voisinage de l’impossible, comme une sorte de miracle, comme des événements à très faibles probabilités et pourtant, en articulant tous ces événements, tous ces rythmes, toutes ces dimensions incommensurables, on parvient à un récit « sensé ». En tournant notre regard de l’avenir impossible à prédire vers le passé consommé, le contingent devient presque nécessaire… Il faut admettre une nouvelle signification au mot. C’est un récit qui a intégré la théorie du chaos, qui sait que l’avenir est imprévisible, qui sait que, quand on se retourne, il est pourtant déterminé, qui sait qu’il y a des choix aléatoires.[2]

Second bouleversement, découverte scientifique de la très longue durée. Nous venons de découvrir, essentiellement au travers de plusieurs découvertes fondamentales entre la fin du xixe et jusqu’au milieu du xxe siècle, l’immensité du temps. Qu’il s’agisse de géologie, de paléontologie, d’évolution des espèces, d’astrophysique, nous nous retrouvons « subitement » confrontés à des durées sans commune mesure avec les durées historiques qui constituaient nos principaux repères temporels traditionnels. Immensité du temps vers le passé, immensité vers l’avenir. Perspectives globalement vertigineuses, à la fois désespérantes ou enthousiasmantes. La dimension abyssale du futur qui ressort de ces découvertes n’est pas encore réellement assimilée par le sens commun, n’inspire pas encore réellement nos pensées, nos actions, et encore moins nos stratégies et politiques contemporaines. Mais nous oublions qu’il s’agit de découvertes relativement récentes. Lorsque nous invoquons la nécessité d’intégrer la longue durée dans nos raisonnements politiques, nous ne mesurons pas vraiment l’exceptionnel effort de retournement de la pensée que cette nécessité implique.

Voici quelques décennies on nous expliquait encore que Dieu avait créé le monde il y a six mille ans environ ; que cette création était principalement destinée à ménager à l’homme une expérience transitoire, qui prendrait fin collectivement lors du jugement dernier, et que l’essentiel de l’expérience humaine consistait à tendre vers un salut extra-terrestre. En regard de ces paramètres qui ont forgé et forgent encore en grande partie les structures de la conscience collective occidentale, les perspectives ouvertes par les sciences contemporaines sont proprement vertigineuses et perturbent naturellement nos capacités d’anticipation collective. Gilbert Hottois résume l’envergure du problème auquel nous avons à faire face.

… On nous parle de plus en plus, en ce tournant du millénaire, de hasards infiniment nombreux, de contingence radicale, de passé incommensurablement ancien – dix, quinze milliards d’années – et d’un futur vertigineusement ouvert sur une durée encore plus longue et évidemment inanticipable… Tels sont les récits cosmologiques et néo-darwiniens contemporains : l’apparition de l’espèce humaine y est décrite comme le produit non nécessaire d’un nombre extrêmement élevé d’événements aléatoires non programmés, un produit dont l’avenir est radicalement indécidé ; certaines cosmologies surenchérissent en supposant que l’apparition de l’univers lui-même et du temps est l’effet contingent d’une fluctuation du vide quantique éternel qui pourrait d’ailleurs, selon certains physiciens et mathématiciens, réengloutir l’univers, brusquement et sans préavis… Comment faire sens avec de pareilles histoires qui n’en ont pas, comment faire sens sans se replier sur la seule gestion et jouissance de l’instant et du local ou dans le giron des attitudes religieuses qui entérinent l’impuissance et l’insignifiance de l’humanité face à l’infini, fût-il le vide quantique éternel ou l’inconcevable antérieur au Big Bang ? [3]

Tout reste à construire en matière de longue durée en ce début de xxie siècle, ainsi qu’en matière d’anticipation. Là où l’anticipation a consisté pendant des siècles à se préparer pour l’Au-delà, sans avoir à aucun moment à prendre en charge la destinée des générations à venir, elle doit chercher à présent des moyens et des raisons de vivre non seulement aujourd’hui, pour nous-mêmes mais également demain, pour d’autres après nous.

Ensuite et très récemment, les conséquences de l’anthropocène en matière de perception du temps. Ce que l’anthropocène met à jour en ce qui concerne les échelles du temps, c’est l’hypothèse d’un renversement des perspectives temporelles telles qu’elles formaient traditionnellement la toile de fond de l’enchaînement des événements. On peut dire qu’il s’agit de la naissance d’un « nouveau temps du temps »[4]. Avec l’anthropocène la différence de magnitude entre l’échelle de l’histoire humaine et l’échelle biologique et géophysique diminue brusquement, au point de menacer de s’inverser : notre environnement pourrait à présent changer plus rapidement que notre culture. La Terre passe ainsi du statut de refuge solide et paisible à celui d’un décor fragile, mis à mal par les affaires humaines. Du coup elle en devient menaçante, éventuellement imprévisible, capricieuse, incompréhensible. Cette nouvelle perception est très récente. Elle date du tout début du xxie siècle. Car c’est une chose de savoir, comme nous le savons depuis un siècle environ, que la terre va disparaître dans quelques milliards d’années, et que l’espèce humaine va donc s’éteindre à une échéance indéterminée ; c’en est une autre de comprendre comment les scientifiques expliquent à présent que les générations proches, très proches, celle de nos enfants, nos petits-enfants, auront à vivre dans un milieu appauvri. L’anthropocène invite à concevoir le temps qui passe comme une opération de rétrécissement de la durée et des possibles qu’il recèle pour les générations à venir. Cette nouvelle perception n’est pas encore réellement comprise dans les sociétés occidentales, elle n’a pas encore imprégné nos modes de penser, et encore moins nos programmes politiques.

Enfin, la communication instantanée telle qu’elle se construit sous nos yeux grâce à de prodigieuses innovations technologiques dessine un espace-temps d’un genre nouveau. Technologies de l’information, réseaux sociaux, réticulation planétaire, terminaux mobiles toujours plus puissants et légers, tout cela contribue à consolider une connectivité mondiale en cours de généralisation. Nous utilisons aujourd’hui des applications inimaginables voici dix ans seulement. Dans dix ans, data mining et géolocalisation, entre autres innovations, auront certainement fait voler en éclat les frontières aujourd’hui établies entre sphère privée et sphère publique. Et bien d’autres fondamentaux actuels de la définition ontologique de l’homme seront touchés également : la notion de proximité tend à se centrer autour des amis rencontrés sur les réseaux sociaux ou des favoris sur les réseaux professionnels ; une décision prise à un endroit quelconque de la planète peut avoir des implications quasi instantanées très loin de sa source. Enfin ces moyens techniques contribuent à une sorte de compression du temps qui se manifestera selon deux axes sur lesquels nous reviendrons en détail ultérieurement : le flux des informations qui émane de ces moyens techniques nouveaux produit une sensation d’accélération de l’histoire, ou confère à ces sensations un caractère plus éphémère. Dans tous les cas la perception intime du temps vécu s’en trouve bouleversée.

Au total on comprend mieux pourquoi les sociétés occidentales peinent à mettre au point des stratégies cohérentes vis-à-vis des enjeux relativement récents auxquelles elles ont à faire face. Ces sociétés ont vécu depuis un siècle, et continuent à vivre actuellement, de véritables bouleversements dans leur perception du temps. Il serait quasi miraculeux qu’elles parviennent spontanément à s’accorder sur des échéanciers ou des agendas politiques sur longue durée, par exemple à horizon BH22. En fait le concept de temps long, ou de longue durée, est un concept qui reste en cours de définition. Et tant que ce concept ne sera pas mieux stabilisé, il y a fort à parier que les choix stratégiques, fussent-ils porteurs de dangers bien réels, resteront déterminés en fonction de critères de court terme.

[1] Michel Serres, d’Hermès à Petite Poucette, qui cite S. Hawkings, p. 300.

[2] Michel Serres, d’Hermès à Petite Poucette, p 312.

[3] Gilbert Hottois, Dignité et diversité des hommes, p. 152.

[4] Collectif, De l’univers clos au monde infini, p. 291.

Jean-François Simonin, décembre 2018

L’ouragan Anthropocène et ses changements d’échelle

Changements d’échelle

 

Un nouveau concept est né au tout début du XXIe siècle : le concept d’anthropocène. Il n’a pas fait l’objet de toute l’attention qu’il mérite. Il modifie radicalement la façon de considérer les forces et les faiblesses des principaux acteurs de la civilisation occidentale et, partant, de l’humanité toute entière. L’anthropocène rend soudainement caducs les principaux postulats traditionnels de la science, de l’économie et des politiques contemporaines. Mais les répercussions de ce concept sont trop brutales et trop massives pour que l’on soit capable d’en saisir immédiatement toutes les implications.

La découverte du concept d’anthropocène

C’est en février 2000 que Paul Crutzen, prix Nobel de Chimie 1996, a pour la première fois prononcé le mot « Anthropocène ». Lors d’un congrès de Géophysique il avait ouvert un débat dont le retentissement allait devenir interdisciplinaire et planétaire. Il est temps, avait-il expliqué en substance, de considérer que l’humanité n’est plus dans l’ère de l’Holocène, mais est entrée dans l’ère de l’Anthropocène. Quelques rappels pour le lecteur peu habitué à ce vocable : nous sommes actuellement dans le Quaternaire qui, comme son nom l’indique, représente la quatrième des grandes étapes du développement de la Terre. Le Quaternaire s’est ouvert depuis 2,5 millions d’années, d’abord sur le Pléistocène ; nous sommes passés ensuite à l’Holocène voici 11 500 ans environ, à la fin de la dernière glaciation. Jusqu’à ces dernières années, il ne faisait de doute pour personne que nous étions toujours dans cette période de l’Holocène. C’est sur cette base historique que sont rédigés tous nos manuels scolaires et nos dictionnaires. Mais cette période se clôture actuellement, explique Crutzen, car il devient scientifiquement faux et pernicieux de continuer à penser que l’homme peut, comme il pouvait le faire au cours de toutes les périodes géologiques qui ont précédé notre période contemporaine, poursuivre ses activités sans impacter les équilibres de la biosphère.  « L’empreinte humaine sur l’environnement planétaire est devenue si vaste et intense qu’elle rivalise avec certaines des grandes forces de la Nature en termes d’impact sur le système Terre. »[1]

A partir de là s’ouvre une série de questions, dont beaucoup restent sans réponse : est-ce plausible ? Est-ce scientifiquement validé ? Depuis quand ? Qu’est-ce que cela implique ? Aucune réponse n’est vraiment claire, mais l’essentiel est exprimé dans cette idée qui a fait couler beaucoup d’encre dans les premières années du XXIe siècle : il est temps d’inverser notre regard sur les rapports de l’homme à son environnement.

Nouvelles mises en perspective

 

C’est l’humanité, avec ses 7 milliards d’individus et son industrie surpuissante, qui serait devenue la principale force géologique sur la Terre. Le réchauffement climatique, les pertes en biodiversité, la déforestation, l’acidification des océans, les extractions massives d’énergies et de matières nécessaires à l’assouvissement des besoins d’une civilisation consumériste qui se mondialise, les rejets non recyclables de cette civilisation, … tout cela  contribue à faire de l’homme et de son industrie le plus important facteur d’évolution des équilibres de la biosphère. Au cours des trois derniers siècles la population a été multipliée par dix, le nombre de têtes de bétail a progressé dans les mêmes proportions, la part des sols exploités est passée de 5% à 83 % ; nous épuisons en quelques générations les réserves fossiles accumulées sur des millénaires ; le relâchement de CO2 dans l’atmosphère par la combustion de charbon et de pétrole est devenu deux fois supérieur à toutes les émissions naturelles ; plus de la moitié des quantités d’eau douce sont utilisées par l’humanité. On parle de notre entrée dans la « sixième extinction des espèces» depuis l’apparition de la vie sur terre, avec un taux de disparition qui serait de plusieurs centaines de fois supérieur au taux normal de rotation des espèces. Plusieurs des « services » rendus par la Terre à l’humanité seraient en voie de ralentissement : capture du carbone, pollinisation, protection contre l’érosion, régulation climatique, régulation des circuits hydrauliques… Avec l’anthropocène, une chose devient évidente : nous franchissons des seuils, des points de retournement, les choses évoluent de façon excessivement rapide. Et nous peinons à comprendre comment réagir à cette prise de conscience. Comment faire pour qu’Anthropocène ne rime pas avec Apocalypse ?

Comme le disent Paul Crutzen et ses collègues, depuis l’ouverture de l’ère industrielle, « la terre opère sous un état sans analogue antérieur »[2]. Selon Oliver Morton[3] la civilisation occidentale consommerait à l’heure actuelle 12 térawatts à tout instant, et on se dirigerait vers une consommation de 100 térawatts si le mode de vie américain venait à s’étendre à toute la planète, donnée énorme si l’on considère que les forces issues de la tectonique des plaques ne représentent que 40 térawatts d’énergie. De tels constats bouleversent tous nos repères. « L’histoire humaine a déjà connu plusieurs crises, mais la dite « civilisation globale » – appellation pompeuse donnée à l’économie capitaliste basée sur l’énergie produite à partir des combustibles fossiles –, ne s’est jamais vue confrontée à une menace comme celle qui se présente. Ce n’est pas uniquement du réchauffement global dont nous parlons, mais aussi de l’imminence du dépassement… des limites du système planétaire : les changements climatiques, l’acidification des océans, la diminution de la couche d’ozone stratosphérique, la consommation mondiale d’eau douce, le taux de diminution de la biodiversité, l’interférence humaine avec les cycles de l’azote et du phosphore, les changements d’exploitation des sols, la pollution chimique, la pollution atmosphérique par les aérosols. Tout mène à croire que nous sommes à deux doigts d’entrer (ou même déjà entrés) dans un régime du Système Terre entièrement différent de tout ce que nous avons connu jusqu’ici. Le futur proche devient imprévisible, sinon même inimaginable hors des cadres de la science-fiction ou des eschatologies messianiques. »[4]

Dominique Bourg résume ainsi la nouvelle perception qui résulte de cette prise de conscience : « Au bout du compte nous avons puissamment fragilisé la biosphère au sens global, c’est-à-dire l’enveloppe de viabilité qui entoure la terre et qui comprend les basses couches de l’atmosphère, l’hydrosphère et la couche superficielle de la lithosphère, dont la pédosphère. Cette enveloppe de viabilité a été hautement favorable à l’épanouissement du genre humain durant l’holocène, à savoir l’ère géologique qui a suivi le précédent âge glaciaire… Mais le recours à l’énergie fossile a fini par provoquer, à compter des années 1950, une explosion de tous les flux de matière sur terre ainsi qu’un doublement en 50 ans, de 1950 à 2000, de la masse démographique humaine. Il en découle l’apparition de problèmes environnementaux inconnus jusqu’alors. »[5] L’homme est clairement le principal agent de transformation de cette terre dont certains équilibres se trouvent gravement menacés : l’anthropocène nous invite à une révolution copernicienne, nous interdit de poursuivre sur les chemins consuméristes actuels de la civilisation occidentale, nous impose de réintroduire la notion de temps long dans la gestion des affaires bioéconomiques planétaires.

L’anthropocène un vieux problème sous un nouveau nom ?

Même s’il n’est pas certain que l’Anthropocène soit un concept philosophique réellement nouveau, il faut souligner qu’en raison de son caractère totalisant et clairement responsabilisant le concept d’Anthropocène est susceptible de permettre une cristallisation sans précédent des conséquences globales de l’agir humain sur les perspectives de l’humanité. A tel point que nous devons plutôt demander, comme Bruno Latour : peut-on se permettre de ne pas raisonner avec l’Anthropocène ? Peut-on feindre d’oublier les enseignements de l’Anthropocène ? La civilisation occidentale peut-elle poursuivre sa route sans mettre ce concept au centre de ses préoccupations ? « Est-ce que l’on peut même encore choisir de ne pas penser avec cette notion ? Comment ne pas laisser prise à l’effet de sidération que peut provoquer une telle affirmation, dû tout autant à l’autorité scientifique résultant de la nomination mondialisée d’une nouvelle ère, qu’à la séduction contenue dans l’affirmation selon laquelle « nous serions devenus une force géologique », ou encore au sentiment inverse est pourtant concomitant d’écrasement l’accompagnant ? »[6]

L’Anthropocène assène un choc, mais il ne livre aucune solution toute faite. Il ne fait que pointer le problème et insister sur la nécessité pour la civilisation occidentale de reprendre en main les orientations de son développement. Comment faire alors ? Doit-on inverser le regard jusqu’au point où l’on chercherait à regarder derrière la civilisation occidentale ? Comme par exemple  Isabelle Stengers,[7] qui propose de penser le ravage de nos milieux comme un point de départ de la réflexion plutôt que comme un point d’arrivée ? Ou comme certains peuples Amérindiens, pour qui la destruction, la crainte, le désespoir sont à l’origine du monde, et dont les savoir-faire et les rites consistent justement à surmonter ces handicaps initiaux ? De qui se rapprocher pour trouver des ressources ou des protections susceptibles de nous mettre à l’abri des conséquences de l’Anthropocène ? Qui pourra nous inspirer pour conserver des ambitions émancipatrices face à de telles fermetures ? Bruno Latour propose de faire la distinction entre les « humains » qui finalement se comportent comme s’ils avaient en réserve quelques planètes à disposition, (vraisemblablement des étoiles terraformables assez rapidement pour qu’elles puissent servir de camp de retranchement, une fois la Terre épuisée ou détruite), et peuvent donc consommer et saccager celle-ci sans crainte, et les « Terriens », c’est-à-dire des humains également, mais persuadés qu’aucun échappatoire hors de cette planète n’est envisageable concrètement, en tout cas pas pour une dizaine de milliards d’individus, et souhaitent donc l’habiter d’une façon qui la préserverait pour les générations à venir. Mais Latour ne donne pas beaucoup de précisions sur les modes de vie de ces Terriens. Quels sont leurs rêves, leurs projets, quelle est leur culture ? Tout cela reste certainement à inventer.

Changements d’échelle

 

L’Anthropocène invite à une vaste reconsidération des échelles de temps et d’espace à disposition de l’humanité. Il impose d’abord un changement d’échelle pour comprendre notre réel positionnement dans l’univers. L’ampleur du phénomène confère à l’anthropocène le statut de concept à la fois scientifique, philosophique, écologique, anthropologique et surtout politique. Il met par ailleurs en relation directe des éléments et événements qui semblaient aux générations précédentes totalement déconnectés, comme Paul Valéry, encore lui, l’avait mis en lumière depuis longtemps : «  Dans l’état actuel du monde, le danger est de se laisser séduire à l’Histoire est plus grand que jamais il ne fut… Les phénomènes politiques de notre époque s’accompagnent et se compliquent d’un changement d’échelle sans exemple, ou plutôt d’un changement d’ordre des choses. Le monde auquel nous commençons d’appartenir, hommes et nations, n’est qu’une figure semblable du monde qui nous était familier. Le système des causes qui commande le sort de chacun de nous, s’étendant désormais à la totalité du globe, le fait résonner tout entier à chaque ébranlement… L’histoire, telle qu’on la concevait jadis, se présentait comme un ensemble de tables chronologiques parallèles, entre lesquelles quelques fois des transversales accidentelles étaient çà et là indiquées. Quelques essais de synchronisme n’avaient pas donné de résultats, si ce n’est une sorte de démonstration de leur inutilité. Ce qui se passait à Pékin du temps de César, ce qui se passait au Zambèze du temps de Napoléon, se passait dans une autre planète. Mais l’Histoire mélodique n’est plus possible. Tous les thèmes politiques sont enchevêtrés, et chaque événement qui vient à se produire prend aussitôt une pluralité de significations simultanées et inséparables…. Dans l’avenir… rien ne se fera plus que le monde entier ne s’en mêle, et que l’on ne pourra jamais prévoir ni circonscrire les suites presque immédiates de  ce que l’on aura engagé. »[8] Nous nous étions crus technologiquement libérés des souffrances imposées par la nature, nous pensions pouvoir échapper à la finitude d’un monde fermé, nous pensions que l’ouverture vers l’infini était notre destinée, mais voici que s’affaisse le sol sur lequel nous prenions tous ces élans. Les marchés financiers, les stratégies technologiques, commerciales et industrielles des principaux acteurs de l’économie mondiale configurent l’avenir de l’humanité toute entière.

En fait l’Anthropocène associe plusieurs échelles qui restaient jusqu’ici relativement distinctes. Souvenons-nous à quel point les échelles géologiques sont longues, le rythme d’écoulement des temps géologiques extrêmement lent. Rappelons-nous à quel point nous sommes éloignés de l’ère des dinosaures ou de l’Australopithèque. Mais que nous dit l’Anthropocène ? Que certains choix de civilisation pourraient produire des effets géophysiques plus rapides que l’évolution naturelle des espèces. « … voilà que soudain, par un renversement complet, nous voyons les géologues sidérés par le rythme rapide de l’histoire humaine… La formule « temps géologique » est maintenant utilisée pour un événement qui est passé plus vite que l’existence de l’Union soviétique ! »[9] On sait que de tous temps l’humanité a modifié son environnement terrestre. Dès la sédentarisation et le déploiement d’une agriculture organisée, dès l’émancipation de son statut de chasseur-cueilleur l’homme a profondément impacté plusieurs paramètres de son « environnement naturel ». Mais avant l’entrée dans notre ère industrielle les humains ne devaient leurs découvertes qu’à leurs tâtonnements au hasard, et ces tâtonnements n’avaient jamais l’envergure nécessaire pour impacter la composition chimique de l’atmosphère ou des océans. C’est donc surtout l’entrée dans l’ère industrielle et l’utilisation massive des énergies fossiles qui conduit à un basculement monumental dans la dynamique du « système terre », et ceci dans une spirale inquiétante car l’exploitation de cette énergie, au moyen de dispositifs d’extraction et de manufacture mondialisés, décuple la puissance transformatrice de l’humanité. L’effet de surprise est énorme : encore tout affairés à devenir comme « maitres et possesseurs » de la nature en toute bonne conscience, nous découvrons tout à coup un verdict aussi inattendu qu’inquiétant : notre avenir, et peut-être à court terme, est menacé

[1] W. Steffen, J. Grinevald, P.J. Crutzen et J. R. McNeill, The Antropocene : Conceptual and historical perspectives, Philosophical transactions for the Royal Society, 2011, p. 842-867

[2] P. Crutzen et Will Steffen, how long have we beeen inthe Anthropocene area ? Climatic Change, 61, 2003, p 263

[3] Oliver Morton, Eating the sun

[4] Collectif, De l’univers clos au monde fini,  p. 227

[5] Dominique, Bourg, Pour une sixième république écologique, p 47)

[6] Collectif, De l’univers clos au monde fini p. 13  …

[7] Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes,

[8] Paul Valery, Regards sur le monde actuel, p. 35

[9] Collectif, De l’univers clos au monde fini, p. 32

Jean-François Simonin, septembre 2014

Futurisme, dataisme et totalitarisme

Futurisme, dataisme et totalitarisme

C’est peu dire que la question de l’avenir à long terme est devenue un enjeu politique majeur. Mais on commence à le pressentir, il se pourrait que ce soit plus prioritairement encore un enjeu culturel. Il se pourrait que nos touchions à présent du doigt une incompatibilité de fond entre rationalité et longue durée. D’autant que d’un point de vue historique, les dernières tentatives politiques de promotion du futur dans les affaires humaines ne se sont pas faites sans dommages. Le xxe siècle en porte encore les profonds stigmates. Il faut donc se souvenir, au début du xxie siècle, que futurisme et totalitarisme ne sont pas tout à fait étrangers l’un à l’autre. Se répand actuellement une sorte de totalitarisme technoscientifique qui doit nous interroger. Sa similitude avec les totalitarismes du siècle précédent est troublante.

Le futurisme de Marinetti au début du xxe siècle se voulait une rupture retentissante avec les ordres anciens. La « splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse ». Au début du xxe siècle le mouvement futuriste avait élaboré toute une conception du futur visant à anéantir la nature avec des machines. Il s’agissait de fabriquer l’homme nouveau, un homme brutal dont l’objectif était la domination sauvage de son environnement. Le futurisme favorisait l’asservissement du vivant et la fascination pour les machines à carburant fossile. Ce mouvement a été lourd de conséquences et a pesé beaucoup dans l’imaginaire des peuples qu’il avait ainsi préparés à entrer dans les idéologies totalitaires émergentes à l’époque. Certes, rien ne nous obligerait au début du XXIe siècle à promouvoir de telles idées, mais il faut noter à quel point futurisme italien, fascisme allemand et totalitarisme stalinien ont représenté l’expression d’une liaison dangereuse entre idéologie, vision de long terme, volonté de réforme et totalitarisme. Rien ne nous dit que nous sommes actuellement à l’abri de telles erreurs d’appréciation. Le dataisme du début du XXIe siècle, cette nouvelle religion qui met les données au centre de toutes les attentions, pourrait-il inviter au même type de dérive ?

Le xxe siècle est certainement le siècle qui a le plus provoqué le destin, a le plus manifestement invoqué le futur, le plus projeté, rêvé, construit, massacré et modifié les équilibres de la biosphère et des institutions traditionnelles en son nom. Comment a-t-on pu aussi longtemps, soit pendant deux siècles environ, pousser aussi loin les feux de la rationalité occidentale sur tous les fronts sans nous apercevoir qu’il y avait là-dessous une problématique politique d’envergure mondiale ? Pour avoir fait confiance dès le milieu du XXe siècle trop massivement à une philosophie néolibérale censée nous mettre à l’abri des totalitarismes politiques, nous voici confrontés dans l’urgence à reposer les questions de long terme sans avoir développé les concepts, outils et dispositifs politiques adéquats.

Comme le dit un proverbe allemand, les idéologies commencent par être innocentes et finissent par être terribles. Dans un sens l’Allemagne nazie a cherché à être à la fois plus scientifique et plus visionnaire que l’Angleterre et la France. Dans un sens, le stalinisme et le nazisme qui ont découlé de l’émergence de régimes idéologiques ne visaient qu’à promouvoir un scientisme conquérant. Ces deux idéologies revendiquaient des bases scientifiques, selon elles incontestables : le stalinisme prétendait s’appuyer sur l’analyse économique et l’évolution des sociétés selon l’approche marxiste, le nazisme se voulait une vision froidement scientifique fondée sur la « science des races ». Dans les deux cas les promoteurs de ces idéologies s’appuyaient sur les disciplines fraîchement construites autour des travaux de Marx et de Darwin. Il faut se souvenir à quel point c’est le soubassement scientifique de ces idéologies qui était mis en avant, et non de quelconques arguments relatifs au bien ou au mal, à la morale. Un peu comme cette rationalité technoscientifique contemporaine qui nous enjoint d’accepter sans discuter tout ce qui est mis sur les marchés selon la loi d’airain de l’efficacité économique ?

 

Publication : Jean-François Simonin, octobre 2017

 

 

Raccourcissement du temps politique dans les démocraties libérales

 

Comment le temps politique se raccourcit

Nous sommes entrés dans « une démocratie et un capitalisme trimestriels[1] », explique Al Gore. On comprend spontanément ce dont il s’agit : tant dans la sphère politique que dans la sphère économique, les horizons d’action se sont raccourcis. Les décideurs doivent rendre des comptes à leurs concitoyens ou actionnaires à des échéances de plus en plus rapprochées. De nombreuses études ont détaillé cette question : au final il semble que les horizons de réflexion dans le domaine politique ne peuvent plus qu’exceptionnellement s’extraire du cycle des élections dans les régimes démocratiques. Seules des circonstances particulières, comme par exemple la priorité donnée à la reconstruction en Europe suite à la seconde guerre mondiale, qui a donné lieu à un consensus social pour engager des « grands projets » comme le lancement en France d’un programme nucléaire, la mobilisation américaine qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001, ou des coups d’État ou situations assimilées sont susceptibles de créer les circonstances propices à la réflexion, puis aux décisions engageant le long terme.

Or, c’est bien dans l’avenir à long terme que le changement climatique, par exemple, aura ses conséquences les plus dommageables. Chercher à ralentir ce changement est une entreprise qui demande des sacrifices au présent pour éviter des dommages dans l’avenir. Il existe pléthore d’études qui démontrent combien il serait profitable, sur le long terme, de s’attaquer dès aujourd’hui aux racines du problème. Le problème de fond est finalement qu’en l’état du fonctionnement actuel des démocraties libérales les gouvernants n’ont pas la légitimité requise pour s’y attaquer vraiment : ils n’ont pas été élus pour défendre les intérêts de ces générations à venir qui ne leur ont pas accordé leurs suffrages. Le long terme est donc très profondément un problème pour les démocraties libérales. A côté de l’innovation technologique tous azimuts incontrôlée, de la croissance économique destructrice de son propre milieu biophysique, il se pourrait que le mode d’organisation démocratique, dans son idéal le plus puissant et partagé au niveau mondial – mais aussi dans son incapacité à prendre en compte l’avenir collectif, représente lui aussi un obstacle pour une prise en compte adéquate du long terme.

On s’en aperçoit mieux depuis le début du XXIe siècle : il y a incohérence entre l’idéal d’augmentation des libertés individuelles selon le modèle des Lumières et la puissance acquise au fil des deux derniers siècles par ces individus – dont le nombre a par ailleurs été multiplié par sept depuis l’époque des Lumières. D’où une situation globale pratiquement ingouvernable, et un devenir collectif à long terme, dit Marcel Gauchet, que nous ne pouvons que « subir ». « Le changement est par essence le fait d’acteurs indépendants qui n’ont à se soucier ni du lien de leurs entreprises avec le fil d’un parcours, ni du cadre dont ils se trouvent être les agents. La figure de l’acteur collectif s’évanouit, sous les différents noms qui avaient pu lui être attribués, peuples, masses ou classes, tandis que s’efface du même mouvement la figure d’un devenir cohérent de nature à guider et rassembler les initiatives des uns et des autres. Il y a individualisation radicale de l’action historique en même temps que généralisation du statut d’acteur historique. Il s’ensuit le basculement dans un devenir dont le cours échappe à la prévisibilité. Son mode d’effectuation l’exclut par principe. Nous ne pouvons que le subir ».[2]

Au moment où la civilisation occidentale a mis au point et distribué sur la surface du monde de puissants outils de transformation de ce monde, elle prend conscience de son incapacité à faire autre chose que subir, jusqu’à présent sans capacité politique organisée à l’échelle du monde, les conséquences inanticipables de ses tactiques opportunistes. Il y a enfermement dans le présent, et incapacité politique généralisée de plus en plus manifeste à aborder les questions de transformation de ce monde sur le long terme. « Le futur nous échappe d’autant plus sûrement qu’il se donne comme à faire de part en part », poursuit Gauchet, et « nous touchons en ce point au noyau structurel de présento-centrisme caractéristique de notre moment[3]. » Il y a, profondément ancré dans notre conception du progrès, un privilège du présent qui menace d’aboutir à des impasses stratégiques irréversibles. Le modèle d’émancipation humaine conçu comme un accroissement des droits individuels, sans contrepartie en termes de responsabilité collective sur le long terme, aboutit à une impasse de civilisation. Et, poursuit Gauchet, cet avenir que nous fabriquons quotidiennement de nos propres mains, « ne constitue pas un surmoi en mesure de nous dicter nos devoirs… Présentéisme et individualisme marchent ensemble. Hier, la figure de l’avenir mobilisait les acteurs en tant que constructeurs de la cité finale. Aujourd’hui, elle les réduit au rang de spectateurs du désordre producteur dont ils participent anonymement[4]. »

 

[1] Al Gore, Le futur. Six logiciels pour changer le monde, p. 28 et 29.

[2] Marcel Gauchet, Le nouveau monde, p. 402.

[3] Marcel Gauchet, Le nouveau monde, p. 403.

[4] Marcel Gauchet, Le nouveau monde, p. 403-404.

Publication : Jean-François Simonin, février 2018