Qui êtes vous, Jean-François Simonin ? Qu’est-ce que BH22 ?

 

Qui êtes-vous, Jean-François Simonin ?

 

Ci-dessous le texte que je transfère aux organismes ou personnes qui demandent un descriptif sommaire de mes travaux dans le cadre de BH22.

Quelle est la vocation du site « BH22 » ?

BH22 est un site multifonction : il sert de plateforme d’échanges d’articles pour les membres d’une association, de moyen de partage de recensions d’ouvrages dans le cadre d’un club de lectures croisées, de recueil de « paroles extraordinaires sur le futur » et, enfin, il sert de moyen de présentation de mes publications. Au fil du temps BH22 est devenu le lieu unique où je centralise l’ensemble de mes réflexions et travaux relatifs aux principaux enjeux contemporains de civilisation. Certains de ces travaux remontent aux années 1990, mais la plupart sont plus récents.

Qui êtes-vous, précisément ?

Je suis un homme d’entreprise. J’ai 30 ans d’expérience professionnelle dans différentes fonctions, dans différents secteurs d’activité mais le plus souvent dans le secteur de l’industrie au sens large : Agriculture, Agro-alimentaire, Presse, Chimie ; et j’interviens actuellement en tant que consultant dans les domaines de la production des métaux et de leur première transformation, la Forge, la Fonderie, la Construction Mécanique, Aéronautique, Ferroviaire, le Spatial, la Défense, les SSII. Mon CV actualisé est en ligne sur LinkedIn.

Je suis quotidiennement confronté à des questions de choix stratégique, à des projets de cessions-acquisitions, de R&D, d’investissement, de numérisation, d’automatisation, de délocalisation, d’externalisation, de financiarisation, de formation, de restructuration, de plans sociaux… Je connais le rationnel des marchés financiers, des conseils d’administration, des comités exécutifs, de la gestion de projet ; la puissance des normes comptables et des agences de rating, la logique des benchmarks et des cash flows actualisés, les outils et les pratiques des cabinets conseil ; ainsi que les enjeux du dialogue social et les difficultés des représentants des salariés à faire valoir le point de vue de la pérennité économique, de l’emploi et des conditions de travail. J’ai l’opportunité d’observer de près comment se dessinent les orientations stratégiques des principaux acteurs de l’économie mondiale, et je suis interpellé par les implications à long terme que préparent ces stratégies. Depuis la crise de 2008, j’ai perdu confiance dans la capacité de la rationalité occidentale à sécuriser l’avenir d’une civilisation devenue planétaire, mais restant dépourvue de pensées, d’outils et de pratiques pertinents à cette échelle. L’économie mondiale va, à grande vitesse et en accélérant, vers d’évidentes impasses technoscientifiques, énergétiques, climatiques, génétiques, et surtout humaines. Personne n’est en charge de ces implications, qui ne sont donc de la responsabilité juridique d’aucune entreprise, d’aucun gouvernement, d’aucune instance internationale. BH22 vise à rassembler quelques réflexions à la croisée de ces problématiques.

Vous inspirez-vous de quelques travaux ou auteurs en particulier ?

J’ai suivi différents cursus de formation à la gestion et au management, mais je suis de formation philosophique au départ. Je pense être plus particulièrement redevable à Descartes et Nietzsche. Ces deux auteurs m’ont certainement un peu plus marqué que les autres. Descartes pour son obsession de la clarté et de la rigueur, Nietzsche pour son obsession du sens et de la projection.

Et, concernant les problématiques centrales de BH22, j’ai été au départ largement inspiré par Paul Valéry, Gaston Berger, Hans Jonas, Günther Anders et Daniel Innerarity, c’est-à-dire les quelques auteurs – trop rares à mon avis – qui ont fait de la réflexion sur l’avenir le centre de leurs investigations. Je suis également de près tous les travaux de prospective, d’où qu’ils viennent, et en particulier les travaux de la futurologie américaine. Mais je dois mentionner une attirance de plus en plus forte pour les réflexions de type historique ou philosophique. J’ai le sentiment que là résident nos plus solides atouts pour sortir de la crise contemporaine de l’avenir. Car les issues des impasses actuelles de civilisation seront d’ordre philosophique, politique et culturel, plus sûrement que d’ordre technologique, industriel ou financier. L’idée de progrès qui nous a servi de guide depuis les Lumières jusqu’à la fin du XXe siècle est obsolète, elle devient à présent contre-productive, suicidaire – nous devons en élaborer une nouvelle. L’humanité doit inventer une façon neuve de poursuivre son chemin vers l’émancipation. Il y a dans cette affaire à la fois un côté tragique et un côté exaltant. BH22 essaie d’apporter un maximum de clarté sur cette question, de multiplier les angles de vue. Il s’agit, dans mon esprit, de se préparer à de profonds bouleversements, voire de produire des idées de transformation qui rendraient concevables la poursuite d’une certaine forme de progrès tout en évitant les impasses dans lesquelles la civilisation pourrait aussi bien sombrer.

La vie des entreprises en sera bientôt profondément modifiée. Leur vocation, leur utilité et leur rôle dans le tout de la vie sociale sera redéfini ; leur centralité sera mieux reconnue, mais leurs responsabilités en seront augmentées. Les avantages compétitifs de demain n’auront plus rien à voir avec ceux d’aujourd’hui. Une nouvelle déontologie encadrera la stratégie des plus grands acteurs de l’économie mondiale. L’entrée dans l’anthropocène n’offre pas d’autre option : elle impose un nouveau cadrage cosmologique des plus grandes entreprises humaines, publiques et privées, dans le monde entier.

Justement, qu’est-ce que l’anthropocène, dont vous faites régulièrement un sujet central dans vos écrits et vos exposés ?

L’anthropocène est le concept au travers duquel nous prenons conscience que les politiques et stratégies déployées par les principaux acteurs de la mondialisation conduisent à l’effondrement de la civilisation occidentale et, partant, de l’ensemble de la planète. L’entrée dans l’ère de l’anthropocène signifie que nous avons franchi le seuil à partir duquel l’avenir de la biosphère ne dépend plus que de nous, espèce humaine, devenue surpuissante, mais malheureusement incapable de contrôler cette surpuissance. L’humanité, sa démographie, son industrie et ses technologies en expansion sont devenues les facteurs les plus déterminants des équilibres du vivant. A partir de l’anthropocène, il n’existe plus de nature naturelle. Il n’existe plus qu’une seule nature, humaine.

L’anthropocène est le marqueur à partir duquel il devient officiellement coupable de prolonger les logiques technoscientifiques et économiques en vigueur dans l’économie mondialisée du XXIe siècle. Toute la série Clés d’accès au XXIIe siècle, dont je présente plusieurs extraits sur le site BH22, représente un effort pour envisager une nouvelle infrastructure de civilisation, apte à supporter une projection sur le long terme – en l’occurrence à l’horizon du siècle prochain.

Jean-François Simonin, septembre 2017

Jeremy Rifkin : la troisième révolution industrielle

La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie, le monde

[2011], Les Liens qui Libèrent, 2012.

 

Que penser, avec six années de recul par rapport à la première édition de ce livre, de cette affaire de troisième révolution industrielle ? Il s’agissait d’un modèle intéressant de transition énergétique formulé par Jeremy Rifkin, une sorte de rencontre entre nos besoins en énergie renouvelables et les nouvelles capacités industrielles issues du numérique. Les travaux prospectifs de Rifkin, il faut le souligner, avaient aussi le mérite d’affronter réellement le problème énergétique au niveau qui convient, c’est-à-dire planétaire. Rifkin ayant ses entrées chez les principaux acteurs de la mondialisation, son idée a fait le tour du monde et a déjà inspiré de nombreux programmes concrets d’investissement ou de renouvellement d’infrastructures industrielles ou urbaines. Retour sur les fondamentaux de ce concept.

Pour Rifkin, nous sommes à la veille d’une nouvelle convergence entre technologie des communications et régime climatique. La convergence entre la communication par Internet et les énergies renouvelables inaugure une nouvelle révolution industrielle, la troisième. Prochainement, dit-il, des centaines de millions d’êtres humains vont produire leur propre énergie verte dans leurs habitats, leurs locaux professionnels, et la partager entre eux au travers de réseaux intelligents d’électricité distribuée, de la même façon qu’ils créent et partagent leur propre information sur Internet. Résumée de façon très schématique, la troisième révolution industrielle de Rifkin consiste à profiter des dernières avancées technologiques, notamment dans les réseaux informatiques, et à les adapter au captage et à la transmission de l’énergie. Ainsi on pourrait potentiellement transformer tout endroit sur la terre en un site de captage d’énergie renouvelable, principalement solaire, et on utiliserait le réseau internet pour la distribution et l’acheminement de cette énergie sur les lieux de consommation. Avec l’avantage, dit Rifkin, de bénéficier principalement aux pays du Sud, les plus pauvres mais souvent les plus ensoleillés, les aidant ainsi à compenser une partie de leur retard de développement économique. Car chaque domicile, notamment, pourrait devenir un dispositif de captage privilégié, afin de lui procurer l’énergie nécessaire au foyer qu’il abrite, et un surplus d’énergie commercialisable sur le réseau mondial qui aura été adapté pour cela. Rifkin a longuement détaillé :

… les cinq piliers de la troisième révolution industrielle : (1) le passage aux énergies renouvelables ; (2) la transformation du parc immobilier de tous les continents en ensemble de microcentrales énergétiques qui collectent sur site des énergies renouvelables ; (3) le déploiement de la technologie de l’hydrogène et d’autres techniques de stockage dans chaque immeuble et dans l’ensemble de l’infrastructure, pour stocker les énergies intermittentes ; (4) l’utilisation de la technologie d’Internet pour transformer le réseau électrique de tous les continents en inter-réseau de partage de l’énergie fonctionnant exactement comme Internet (quand des millions d’immeubles produisent localement, sur site, une petite quantité d’énergie, ils peuvent vendre leurs excédents au réseau et partager de l’électricité avec leurs voisins continentaux) ; (5) le changement de moyens de transports par passage aux véhicules électriques branchables ou à pile combustible, capables d’acheter et de vendre de l’électricité sur un réseau électrique interactif continental intelligent. (p. 59)

Lorsque ces cinq piliers seront opérationnels, estime Rifkin, ils constitueront une plateforme technologique indivisible et « les synergies entre piliers constitueront un nouveau paradigme économique capable de transformer le monde. » (p. 106) Rifkin se veut hyperréaliste : « La troisième révolution industrielle n’est pas une panacée qui guérira instantanément la société de ses maux, ni une utopie qui nous conduira à la Terre promise. C’est un plan économique pragmatique, sans fioritures, pour tenter la traversée jusqu’à une ère postcarbone durable. S’il y a un plan B, je ne le connais pas. » (p. 106). Pour Rifkin, les régimes énergétiques configurent la nature des civilisations, c’est-à-dire leur façon de s’organiser, de travailler, de répartir les fruits de ce travail, d’exercer le pouvoir et de structurer les relations sociales. Au cours du XXIe siècle, dit-il, le contrôle sur la production et la distribution de l’énergie va passer des compagnies centralisées géantes fondées sur l’énergie fossile à des millions de petits producteurs. Nous irons ainsi vers un nouveau type de capitalisme, un « capitalisme distribué » : ces millions de petits producteurs collecteront leurs propres énergies renouvelables sur leur lieu d’habitation ou de travail et échangeront leurs excédents sur Internet. Et cette démocratisation de l’accès à l’énergie pourrait avoir un impact fort sur l’ensemble de la vie humaine à horizon BH22. Il pourrait en résulter un changement radical dans la répartition des pouvoirs scientifique, économique, politique et social dans les années qui viennent.

La thèse de Rifkin est véritablement intéressante à la fois par son ambition théorique et par le pragmatisme avec lequel il cherche à envisager une transition énergétique radicale, praticable dans les schémas de fonctionnement industriels contemporains. Elle est potentiellement révolutionnaire à certains égards. Elle propose de nouveaux modèles pour l’économie mondiale, avec par exemple la mise à l’écart des monopoles de l’énergie, la mobilisation de la quasi-totalité de la population mondiale sur la question du captage et de la distribution de l’énergie, le libre accès pour chaque être humain aux réseaux mondiaux. Avec cette troisième révolution industrielle, Rifkin propose de passer d’une civilisation organisée autour des rapports de forces géopolitiques à une « politique de la biosphère ».

Cependant, à l’analyse, on s’interroge. Comment construire ces réseaux ? N’est-ce pas trop compliqué, trop coûteux, trop consommateur de matières et d’énergies ? Sa troisième révolution industrielle n’est-elle pas une simple fable destinée à mimer l’adaptation des industriels aux nécessités écologiques ? Une notion tout juste bonne à contenter les dirigeants des grandes entreprises qui vont s’engouffrer dans cette technologisation à outrance pour accroître leurs profits et s’exonérer de leurs responsabilités sociales et environnementales. Dans le monde de Rifkin, le pouvoir passe aux experts, aux technologies et aux multinationales. On contourne les groupes du secteur de l’énergie mais on se fond dans les groupes du secteur de l’informatique et de l’information. Le monde repose sur des systèmes ultra sophistiqués en réseaux, via des serveurs géants aux mains de quelques entreprises mondiales qui récupèrent au passage et exploitent des données de type Big Data. L’homme s’efface. Le concept de Rifkin n’est-il pas tout simplement symptomatique des illusions de la futurologie américaine ? On évite toute remise en cause politique ou sociale et on attend des technologies qu’elles nous livrent clé en main un monde de bonheur qui résoudra nos antagonismes de type croissance verte autoproclamée/pénurie de ressources, entropie/expansion miraculeuse des énergies, liberté individuelle/société de contrôle, dispersion de la puissance/centralisation de la gouvernance mondiale. Au final le concept de troisième révolution industrielle sera peut-être pertinent localement, en certaines circonstances précises. Mais pas nécessairement au niveau mondial, comme l’envisage Rifkin.

Nous pouvons douter d’emblée, c’est certain, de l’intérêt des travaux de Rifkin. Nous pourrions en rester là et classer ces travaux au rayon des utopies scientistes caractéristiques de la futurologie américaine. Mais il serait dommage de ne pas poursuivre sa réflexion. Car nul n’est allé plus loin que lui dans la projection sur le long terme de l’impact possible des évolutions technologiques en cours. Il est à ma connaissance le seul prospectiviste à avoir intégré pleinement les caractéristiques biophysiques de l’ère de l’anthropocène, même s’il n’utilise jamais ce terme. Du coup, sa passion pour les technologies, sa connaissance des enjeux stratégiques économiques et politiques, du monde de l’entreprise et des gouvernements, associés à sa sensibilité aux enjeux environnementaux, lui confèrent un statut à part dans le domaine de la prospective. Et sa croyance dans les bienfaits de l’innovation technologique, fut-elle utopique, lui permet de mettre à jour d’intéressantes analyses et préconisations dont il serait dommage de se priver. Rifkin a prolongé utilement ses réflexions dans La nouvelle société du coût marginal zéro, et surmonte la faiblesse de certaines thèses de La troisième révolution industrielle.

Jean-François Simonin, Mai 2016

Instruire la question du temps long au XXIe siècle

Sur la spécificité de la question du long terme au XXIe siècle

 

La question de la longue durée se pose au début du XXIe siècle dans un contexte nouveau dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure. Nous serions, dit-on communément, entrés dans une période où l’urgence règne en maître. L’expression tyrannie du court-terme cherche à caractériser cette situation dont on s’accorde à penser qu’elle s’amplifie régulièrement, pour atteindre actuellement des proportions qui seraient devenues plus problématiques que par le passé.  De nombreux ouvrages ont abordé ce sujet ces dernières années. Je voudrais me concentrer ici sur l’identification des conditions à réunir pour réintroduire la longue durée dans les circuits de décision des principaux acteurs de la mondialisation. En remettant en cause l’idée que le long terme serait une question qui n’aurait pas posé de problème par le passé, qu’il s’agirait d’un problème nouveau. Car, loin d’avoir été une évidence, la longue durée a toujours été et reste à ce stade une énigme, un concept aussi difficile à saisir théoriquement que pratiquement. Ce qui fait l’originalité de notre situation actuelle, au début du XXIe siècle, c’est que nous sommes plongés depuis quelques décennies dans une crise de l’avenir qui brouille toute capacité de projection sur la longue durée.

 

Bien sûr nous avons en tête quelques exemples caractéristiques qui témoignent d’une certaine perte de la capacité qu’avaient nos ancêtres à concevoir le temps long. Nos instituteurs ont insisté sur les modes de conception et de construction des cathédrales, qui nécessitaient la coordination d’une activité humaine complexe, requérant l’implication de plusieurs corps de métiers, sur plusieurs générations. Nous avons entendu dire que dans certaines tribus indiennes, les chefs étaient choisis parmi les quelques individus qui étaient capables de projeter les conséquences de leurs stratégies à l’horizon des sept générations à venir. Mais à l’inverse, nous savons aussi que d’autres civilisations ne disposaient pas de la forme grammaticale du futur pour s’exprimer, ni à l’oral, ni à l’écrit. Et nous plongeons dans un abîme de perplexité lorsqu’on nous explique que la Chine antique n’avait jamais fait du temps – de la temporalité au sens où on l’entend couramment en Occident, avec notamment un passé, un présent et un futur – une catégorie significative de sa pensée[1].

Comment, alors, instruire valablement la question du temps long ? Peut-on dire qu’il y a un besoin spécifique de concevoir la longue durée au début du XXIe siècle ? Peut-on avancer qu’il y aurait aujourd’hui une certaine « urgence » à s’intéresser de nouveau au long terme ? Est-il envisageable et pertinent de chercher à sortir d’une prétendue tyrannie du court-terme ?

En vision historique et de façon très schématique nous sommes passés en Occident de la perception d’un avenir « cyclique », principalement calé sur l’enchaînement des saisons (depuis le début de l’humanité jusqu’à l’apparition des religions monothéistes), à celle d’un futur indépendant de nous, extérieur à toute emprise humaine (depuis l’avènement des monothéismes lors de la période axiale tel que l’a illustré Karl Jaspers, et surtout depuis le déploiement du christianisme en Occident, qui a imposé l’idée d’une certaine flèche du temps, donc d’une irréversibilité du temps, jusqu’à la Renaissance environ), ensuite à celle d’un futur que l’on croyait domestiqué et maîtrisé, ou en tout cas domesticable et maîtrisable (depuis la Renaissance, mais plus nettement depuis les Lumières et le début de l’ère du développement scientifique et industriel, jusqu’à la fin du XXe siècle), enfin à un futur dont nous découvrons aujourd’hui l’opacité fondamentale, sans espoir d’éclaircissement véritable hors de quelques champs du savoir proches de la physique (depuis la fin du xxe siècle).

C’est cette opacité nouvelle, associée à la formidable puissance de nos outils modernes de façonnage du réel et à la prodigieuse puissance de l’économie mondialisée et financiarisée, qui caractérise nos questionnements contemporains. Et occasionnent des contorsions existentielles pénibles : nous avons mauvaise conscience de nous préoccuper du temps qu’il fera dimanche prochain plutôt que du changement climatique ; nous consommons ardemment, et toujours davantage, tout en sachant que l’empreinte écologique globale de la civilisation occidentale est excédentaire depuis plus de trente ans ; nous travaillons activement au sein d’entreprises dont nous savons pertinemment qu’elles ne s’intéressent qu’aux profits qu’elles pourront réaliser à court terme et se désintéressent au plus haut point des implications à long terme de leurs stratégies. Enfin la question du long terme est banalisée dans des proportions qui laissent perplexe : au moment où j’écris ces lignes, un fabricant de produits ménagers pose sur de grandes affiches publicitaires la question suivante : « Quand se produira la prochaine crise financière ? Avant ou après la vaisselle ? »

Il est donc possible que nous soyons au XXIe siècle devant une situation réellement inédite vis-à-vis de la conception du temps long. Il devient peut-être effectivement impératif de nous intéresser aux conséquences à long terme des décisions que nous prenons aujourd’hui : car la formidable puissance acquise par les sociétés occidentales, au travers de ses lourds et puissants dispositifs technologiques et industriels, impose de mesurer le plus précisément possible les conséquences à long terme des choix technologiques, industriels, politiques, au moment où l’on effectue ces choix. On pressent que ces conséquences pourraient s’avérer désastreuses en cas d’erreur technique ou humaine, ou tout simplement en cas d’incapacité à anticiper la totalité des implications de ces choix, particulièrement dans les secteurs du nucléaire, de la chimie, des biotechnologies, de l’agroalimentaire, du numérique, etc.

Dans plusieurs secteurs d’activité nous commençons à douter du fait que le progrès technique puisse continuer à nous apporter autant de bienfaits que de nuisances. La balance avantages/inconvénients qui servait de curseur à la recherche d’innovation scientifique et technique était jusqu’à présent très clairement inclinée vers les avantages, et ceci depuis environ deux siècles ; bon an, mal an, les innovations technologiques ont conduit à un substantiel accroissement du niveau de vie dans les sociétés occidentales, et les « accidents » liés à ces progrès ont été relativement mineurs, qu’il s’agisse des accidents industriels type Seveso, Tchernobyl, AZF, Fukushima… ou de la vache folle, du sang contaminé, du virus H1N1… Mais on pressent que de nouvelles vulnérabilités sont en train de naître et de se développer : s’il est vrai que l’accident nucléaire d’envergure planétaire, tant redouté tout au long de la guerre froide, ne s’est pas produit, nous pressentons que le même type de danger planétaire d’origine anthropique est en train d’apparaître avec les biotechnologies, la génétique, la connectique, et surtout aux multiples points de convergence de ces technologies. On peut aussi s’interroger sur la façon dont le prochain Hitler utilisera les moyens modernes de communication. Bref, nous craignons de nouvelles vulnérabilités au moment où nous perdons la capacité à nous projeter dans la longue durée munis de ces nouveaux pouvoirs. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de remettre la question de la longue durée au centre de nos préoccupations.

Mais nécessité ne fait pas loi. Force est de constater que la majeure partie des décisions stratégiques se prennent aujourd’hui sans égard pour leurs conséquences sur le long terme, tant dans les sphères technoscientifique, économique que politique. Il faut dire que le long terme est un concept beaucoup plus difficile à cerner qu’on ne le pense en première analyse. Il faudrait pouvoir comprendre les formidables bouleversements que vient de subir, en quelques générations, la notion de long terme en Occident. Il faudrait ensuite comprendre les origines possibles des multiples désynchronisations temporelles qui sont au fondement des principales impasses stratégiques de la civilisation occidentale. Et il faudrait certainement envisager, au final, l’idée d’une « transcendance artificielle » qui pourrait caractériser la longue durée. On pourrait alors évoquer une sorte de « totémisation du futur » pour souligner la nécessité, au début XXIe siècle, d’envisager un dispositif conceptuel radicalement nouveau pour espérer venir à bout des incohérences stratégiques de la civilisation occidentale. Il s’agirait en fait d’imaginer les conditions à réunir pour faire de la longue durée une catégorie structurante de la pensée, apte à soutenir de nouvelles échelles de valeurs, de nouveaux concepts juridiques, de nouvelles pratiques politiques, ainsi qu’une nouvelle déontologie en matière de stratégie. Pour faire de l’avenir à long terme le point d’arrivée, et non le point de départ, des stratégies des principaux acteurs de la mondialisation.

[1] Par exemple grâce aux différents ouvrages de François Jullien.

Publication : Jean-François Simonin, avril 2014.

Andreas Malm : l’anthropocène contre l’histoire

L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, La Fabrique, 2017.

 

Andreas Malm est un spécialiste suédois de géographie humaine. Il jette de ce fait un regard original sur la question de l’anthropocène et l’intérêt principal de son livre, dans une optique de réflexion à long terme, réside dans la façon dont l’auteur cherche à identifier le moment et les moyens de « l’embrasement » économique qu’aura rendu possible le recours aux énergies fossiles. C’est, dit-il, le meilleur moyen d’espérer comprendre les véritables raisons du suicide écologique en cours – et peut-être de trouver des solutions adaptées à  nos questionnements actuels.

 

On connait le fond du diagnostic « anthropocène » : ce n’est plus la nature, c’est la nature humaine qui représente le plus puissant facteur d’évolution de la biosphère – de sa température, de la composition de sa biodiversité, des cycles de l’azote ou du CO2, de l’empreinte écologique globale de l’humanité. L’histoire dira peut-être qu’il s’agit de la plus grande découverte scientifique du XXI e siècle. Mais en attendant, ce sont des géologues, remarque Malm, ou des météorologues, des biologistes et des scientifiques d’autres disciplines qui ont compris les premiers l’importance du concept d’anthropocène. Les économistes, les hommes politiques et les médias n’y ont prêté aucune attention, ou ont cherché et cherchent toujours à en minimiser la signification. Ceci dit, il faut avouer que si le concept d’anthropocène permet un diagnostic solide, il peine à identifier les responsabilités et à trouver des voies de sorties praticables, pour l’humanité dans son ensemble, de cette ère bien problématique pour la capacité de survie de l’humanité.

Malm passe outre les réflexions actuelles de certains scientifiques qui hésitent, à définir le véritable point de commencement de l’ère de l’anthropocène. Naissance de l’agriculture, de la machine à vapeur ou de l’énergie nucléaire sont les hypothèses les plus souvent avancées. Mais pour Malm, le fait historique fondamental du réchauffement climatique résulte de la consommation à grande échelle des combustibles fossiles. Le climat de la Terre est certes le produit du passé, mais pas d’un passé lointain, qui se compterait en ères ou en milliers d’années. C’est le produit accidentel d’une petite partie de l’humanité qui, en Occident, a bifurqué brusquement de ses traditionnelles voies d’occupation de la planète pour, sur les deux derniers siècles, mettre le feu à des combustibles fossiles et remplir l’atmosphère de dioxyde de carbone dans des proportions incompatibles avec le maintien des équilibres écologiques millénaires de la biosphère.

Malm porte un gros coup projecteur sur « l’association du combustible du charbon et de la rotation d’une roue », association qui représente pour lui le point de départ du processus général de croissance économique (production, transport, consommation) au sens où on l’entend aujourd’hui. Il précise son propre point de vue sur la question : ce n’est pas la seule invention de la machine à vapeur, brevetée par James Watt en 1784, qui a produit l’embrasement de l’économie fossile. Car « un brevet seul ne suffit pas à créer quelque chose comme une économie fossile ».  C’est, dit-il, le moment où, dans l’Angleterre du début du XIXe siècle, l’industrie du coton est passée de l’eau à la vapeur, vers les années 1820-1830. C’est à ce moment que la société britannique est passée d’une « économie organique » à une « économie fossile ». Dans le cadre d’une économie organique tout acteur reste limité par les ressources de la photosynthèse présente : superficie terrestre, force des vents, rayonnement solaire, traction animale… Une économie organique reste enfermée dans les limites des ressources renouvelables, de surcroit en compétition avec l’ensemble du vivant, dans une logique d’équilibre. « La dépendance à l’égard de la terre fixe un plafond bas à la production industrielle. Les combustibles fossiles font voler en éclats ce plafond. » (p. 73)

Car, miracle : le recours au charbon permet d’échapper aux malédictions ricardienne (les lois de la nature limitent les pouvoirs productifs de la terre) et malthusienne (incompatibilité entre les dynamiques de démographie et de production). « Creusant dans les réserves de la photosynthèse passée, et contournant la restriction fixée par la limitation de la surface touchée par le rayonnement solaire, elle a fini par rompre le maléfice de la stagnation ». (p. 76) L’énergie fossile libère l’homme de son assujettissement à la superficie. La production du charbon britannique a libéré l’équivalent de la superficie de la Grande Bretagne, lui procurant alors un avantage compétitif décisif, et donnant l’illusion d’une possible croissance main dans la main de la population et de l’économie. Malm s’appuie sur la célèbre thèse de Kenneth Pommeranz et précise : il y a similitude entre la façon dont l’Angleterre a multiplié son accès aux ressources naturelles grâce à la colonisation, à l’utilisation de l’énergie fossile, au XIXe siècle, et les stratégies contemporaines de délocalisation, qui représentent simplement une autre forme d’externalisation des contraintes écologiques.

Pour Malm, la mise à jour de cette façon de voir l’histoire conduit à rompre avec l’idée de la croissance comme ambition humaine innée, commune à toutes les époques et à tous les modes de production. Lorsque l’on saisit bien le rôle joué par l’énergie fossile dans l’embrasement de cette croissance, on peut repenser radicalement les forces à l’origine de la destruction écologique actuelle. Il ne faudrait pas voir ces forces « comme des aspirations archaïques de l’espèce humaine, comme une éternelle ambition de croissance se heurtant aux murs de la rareté et les dépassant en substituant les biens abondants aux biens rares : un processus universel se déroulant comme une réaction à des contraintes spécifiques. Le contraire semble plus juste. Le capital est un processus spécifique qui se déroule comme une appropriation universelle des ressources biophysiques, car le capital lui-même a une soif unique, inapaisable, de survaleur tirée du travail humain au moyen de substrats matériels. Le capital, pourrait-on dire, est supra-écologique, un omnivore biophysique avec son ADN social bien à lui. » (p. 137) Les principes de flux tendus et de lean production représentent une poursuite, au début du XXIe siècle, de ce mode d’exploitation des ressources provocateur à l’égard des limites physiques de la biosphère. Le concept d’anthropocène devrait conduire à l’inversion de nos principales valeurs. Il impose de passer de l’étude du climat dans l’histoire à l’étude de l’histoire dans le climat. L’anthropocène matérialise la prédiction de Walter Benjamin selon laquelle « on doit s’attendre aux manifestations de déclin comme à quelque chose d’absolument stable, et au salut uniquement comme à quelque chose d’extraordinaire, qui touche presque au miraculeux et à l’incompréhensible. » (cite p. 56)

Pour Malm, l’essentiel consiste à démonter les rouages de l’économie fossile : la série de technologies énergétiques qui ont succédé à la vapeur – notamment de l’électricité et du moteur à combustion interne – ont été introduites au travers de décisions d’investisseurs, parfois avec le soutien de certains gouvernements, mais jamais suite à des délibérations démocratiques. Redonner la main au politique sur ce type de question devient, à l’ère de l’anthropocène, une question de survie collective. A défaut, les dangers les plus saillants de cette situation seront des risques de dérives en « fascisme écologique », ou « de haine de classe écologique », avec des populations nourrissant un ressentiment de plus en plus fort envers la minorité qui détient les rênes du pouvoir fossile, « le noyau dur du capital fossile ». (p. 204)

 

Publication : Jean-François Simonin, Août 2017.

Marcel Gauchet : le nouveau monde

Le nouveau monde. L’avènement de la démocratie ; IV, NRF Gallimard, 2017.

 

Il existe plusieurs bonnes raisons de lire ce tome IV de l’avènement de la démocratie de Marcel Gauchet dans l’optique d’une projection à horizon BH22. J’en retiendrai principalement une dans cette brève présentation : le décryptage, par Gauchet, de ce formidable paradoxe qui veut que la poursuite de l’autonomie du sujet aboutisse aujourd’hui à une société qui échappe à ses membres, à une démocratie qui semble se crisper autour de ses plus vieux démons, une humanité qui voit son destin lui échapper. Et plus précisément encore, je centrerai ce modeste résumé autour de ce constat décidemment surprenant qui veut que la quête des droits individuels parraisse finalement un projet suspect.

Ce volume analyse, comme les précédents ouvrages de Gauchet, les phases ultimes de la « sortie de la religion ». Jusqu’à très récemment notre monde restait soumis aux puissances venues d’en haut. Nous pensions être tirés par les projets et la construction d’un paradis sur terre, nous nous apercevons que nous restions hantés par la question des origines et du passé. La place hégémonique prise par l’économie mondialisée a masqué un temps cet état de fait, mais il ressort à présent au grand jour. Tandis que nos lointains ancêtres scrutaient nerveusement le passé pour y puiser leurs raisons d’être et de vivre ensemble autour de leur scrupuleux respect de la tradition, tandis que nos plus proches ancêtres -nos parents et nos grands-parents- se passionnaient pour le progrès technologique et toutes sortes de projets de transformations matérielles du monde, nous restons à présent collés à notre présent sans questions ni perspectives – sans angoisses mais aussi sans espoir. Le retrait du religieux « a laissé place au sentiment postmoderne d’un devenir en forme de chaos événementiel sans liens ni ligne. C’est sur sa base que s’était déployé le spectre des idéologies guidant l’action collective. Son effacement laisse une scène publique sans perspectives fédératrices et mobilisatrices. » (p. 388)

Face aux dérives nationalistes, aux aberrations écologiques et aux périls technoscientifiques contemporains nous restons comme interdits devant le constat d’un immense gâchis, d’une promesse non tenue.  « C’en est irrévocablement terminé de la promesse exaltante qui habitait, si confusément que ce soit, la conscience des acteurs du devenir, la promesse selon laquelle plus nous avançons dans l’histoire que nous faisons, mieux nous comprenons ce qui a été fait et mieux nous savons qui nous sommes. Ce qui s’étend devant nous, c’est une interminable succession de présents tous semblablement relatifs. «  (p. 409) On dirait que la conscience historique, devenant conscience d’elle-même, se rend simultanément critique à l’égard de ses propres ambitions initiales. « Bref, le sentiment du devenir et l’impératif de s’orienter en fonction de lui ont beau être plus vifs que jamais, ils tendent à concentrer l’attention sur une zone étroite où ne comptent guère, hors de l’intensité du présent, que le passé et l’avenir proches – le passé, afin de dégager la nouveauté du présent de sa gangue héritée, l’avenir, afin de vérifier l’efficacité de la liberté d’invention qui est l’âme du présent. » (p. 410)

Il faut comprendre comment les propositions néolibérales se sont d’abord imposées comme théories critiques – critique du rôle des États, critique des totalitarismes, critique de l’inflation. Elles étaient inspirées par le projet de pousser plus à fond l’idéal des Lumières qui consistait à poursuivre le programme d’autonomisation de chaque individu. Mais cet individu, contre toute attente, se retrouve à présent pris en sandwich entre ses rôles de salarié, consommateur, citoyen. Il ne se reconnait plus dans ce qui était censé le maintenir dans la société. Il y a eu subrepticement transformation du politique, de l’histoire et du droit – et l’individu occidental a basculé sans s’en apercevoir dans un registre au sein duquel il devient étranger à lui-même et aux autres. D’où « l’illusion, en la circonstance, d’une individualisation qui en vient à se retourner contre la socialisation qui lui prête ses assises ».  (p. 209) La recherche d’efficacité fait office de métaphysique mondialisée, les benchmarks deviennent la seule réalité objective qui vaille, les impératifs financiers font office de surmoi collectif, les objectifs individuels se matérialisent dans des routines d’asservissement collectif. Voici, écrit Gauchet, « les faits saillants de la situation actuelle : le retrait du politique, le désinvestissement de la projection dans l’avenir, la poussée des droits individuels… Il est vrai que la généralisation planétaire de ces produits typiques de la modernité que sont le calcul économique et l’invention technique emporte avec elle un prodigieux effet de sens, qu’elle crée un système cohérent d’apparences, qu’elle secrète, pour ainsi dire, sa propre lecture. » (p. 211)

Gauchet fait un zoom sur le statut des droits individuels dans l’organisation collective. La dissipation de la structuration des sociétés par la forme religieuse touche à la fois le politique et tout mode de déploiement de l’activité collective. Elle touche aussi les individus dans ce qu’ils ont de plus personnel. Pour le comprendre il faut revenir sur la façon dont les « droits naturels » sont devenus les « droits de l’homme » : par une alliance très conjoncturelle de l’histoire et du droit. Au début de l’histoire libérale, l’individu réel, celui qu’il s’agit d’aider à naître, c’est le propriétaire, l’être doté d’une existence indépendante, d’une capacité d’accumuler certains biens de subsistance. « Réduire le périmètre du pouvoir pour accroitre le territoire des droits personnels, dans un jeu à somme nulle où ce qui est gagné par l’un est perdu par l’autre et vice versa : telle était la perspective. » (p. 532) Mais c’est peine perdue : historiquement cette perspective s’est trouvée mise à mal, successivement par le machinisme, l’industrialisation, la financiarisation et à présent par la numérisation et la robotisation, qui confisquent à l’homme ses plus traditionnelles zones d’intimité avec lui-même. « Autant de phénomènes qui ont pour effet de mettre en crise l’idée libérale d’individu. Ils disqualifient la figure de cette autosuffisance ou de cette autarcie propriétaire que la société de l’histoire avait paru consacrer dans une phase antérieure. Ses développements obligent à réviser cette vue naïve. La vérité est que l’individu ne pèse pas lourd, réduit à ses seuls moyens. C’est l’organisation qui crée la force collective, et ce n’est que dans le cadre de l’organisation que l’individu peut donner sa mesure. Il est à réinsérer dans le collectif, car c’est à cette échelle que se joue son sort. » (p. 532)

Certes la consommation a représenté une transformation anthropologique de grande ampleur. Elle a changé les êtres jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, dans leur longévité, leur santé, et peut-être dans une certaine intensité vitale offerte à chacun dans les démocraties contemporaines, mais c’est au prix d’une destruction inattendue de l’existence collective. « Présentéisme et individualisme marchent ensemble. Hier, la figure de l’avenir mobilisait les acteurs en tant que constructeurs de la cité finale. Aujourd’hui, elle les réduit au rang de spectateurs du désordre producteur dont ils participent anonymement. «  (p. 404) A force de chercher à faire croître nos droits individuels nous avons éteint les lumières d’autrui et du monde, nous avons réduit notre capacité de projection à la petite zone qui entoure l’individu et le reste semble se perdre dans le non-sens. Comment la recherche de droits individuels a-t-elle pu se traduire par un raccourcissement des horizons collectifs ? C’est, écrit Gauchet, le monothéisme des droits de l’individu qui s’est installé en lieu et place de polythéisme des valeurs. Le retrait du religieux « a laissé place au sentiment postmoderne d’un devenir en forme de chaos événementiel sans liens ni ligne. C’est sur sa base que s’était déployé le spectre des idéologies guidant l’action collective. Son effacement laisse une scène publique sans perspectives fédératrices et mobilisatrices. » (p. 388). « Les trois grands scénarios idéologiques entre lesquels se répartissaient les choix politiques ont vu leur vraisemblance s’évanouir de conserve. L’espoir révolutionnaire s’est éteint en même temps que la foi réactionnaire ou la confiance dans le progrès. » (p. 387)

 

Notre idée de l’avenir était si obstinément focalisée sur l’invention technique et l’expansion économique qu’elle en a rendu aveugle le travail du devenir. Nos modes de fabrication de l’histoire se sont détournés de l’histoire que nous étions en train de faire. L’obéissance aveugle aux lois du marché a représenté l’immense avantage de nous contraindre à faire l’histoire sans avoir à y réfléchir. Il nous suffisait de dérouler les routines du libéralisme économique. Le tournant néolibéral du milieu du XXe siècle, après avoir donné l’illusion durant quelques décennies de se rapprocher encore de cet idéal, achoppe sur l’atomisation du monde. Et nul ne sait encore ce qu’engendreront, ensemble, individualisation et numérisation. L’ère de la connivence tacite entre progrès et développement technicoéconomique est bien terminée. Forme trompeuse de l’individualisation matérielle du domaine humain, le progrès tel que nous l’avons conçu jusqu’ici rend le monde humain étranger à lui-même et à ce qui l’entoure. Ce progrès a construit un tel niveau d’ignorance du sujet sur lui-même et son milieu de vie que nous pouvons – nous devons – compter sur un sursaut de la pensée pour retrouver tôt ou tard le sens de la liberté des devoirs qui devront lui être associés. L’enfermement dans notre présent consumériste n’est peut-être que provisoire. Notre situation n’est peut-être pas sans issue. Ce qui parait « acquis, c’est qu’elle réouvre, à une échelle jamais vue, la question de ce que l’humanité peut faire de son pouvoir de disposer d’elle-même »… et « … la structuration autonome n’est pas le dernier mot de l’autonomie. » (p. 209)

 

Publication : Jean-François Simonin, Mai 2017.