Le monde en 2030 vu par la CIA

Le monde en 2030 vu par la CIA

Depuis le début des années 2000, tout nouveau Président des États-Unis inaugure son mandat par l’édition d’un vaste rapport de prospective : Global Trends. Ce rapport est préparé par la NIC[1], l’agence de R&D de la CIA qui observe avec méthode toutes les tendances lourdes et signaux faibles à l’échelle du monde. Tous les quatre ans elle fait connaître son diagnostic, d’abord dans les antichambres du pouvoir, ensuite vers le public. Il s’agit de faire connaitre le nouveau cadrage conceptuel de l’agence et d’aider les décideurs économiques et politiques à préparer l’avenir, à coordonner leurs initiatives dans le sens des Globals Trends « officielles ».

La dernière édition de ce rapport, Le monde en 2030 vu par la CIA[2], est particulièrement intéressante. Elle identifie quatre grandes tendances de développement du monde : émancipation des individus, dispersion de la puissance, évolutions démographiques, tensions autour des ressources naturelles. Sur cette base elle envisage six « catalyseurs du changement » : économie mondiale sujette aux crises, vacance de la gouvernance, accroissement des risques de conflits, élargissement des champs d’instabilité, rôle moteur des évolutions technologiques, et rôle des États-Unis à l’avenir. Pour enfin déboucher sur quatre scénarios pour 2030 : un scénario pessimiste, « quand les moteurs calent » ; un scénario optimiste, « Fusion » ; un scénario d’accroissement des écarts et des inégalités (revenus, ressources…) et enfin un scénario de prolifération d’acteurs privés influents, « un monde non étatique ». Derrière ces chapitres le rapport établit d’importants constats et pose nombre de questions : nous serons plus âgés en 2030, plus nombreux et nous manquerons de ressources. Nous serons plus riches mais plus vulnérables. Un individu seul aura la capacité de détruire la planète, et ceci de plusieurs façons. La part des pays occidentaux dans l’économie mondiale va être divisée par deux. La moitié de la population mondiale manquera d’eau potable. Ce rapport pointe, derrière les angoisses classiques de la puissance américaine (ses rapports avec la Chine, l’Iran, l’énergie, les gaz de schiste, les réseaux sociaux, le pouvoir des technologies, l’avenir du libéralisme…), un nombre conséquent de questions clés pour l’avenir de la civilisation occidentale et de l’humanité toute entière à horizon BH22.

Etranges réflexions, en première analyse, de la part d’une agence de renseignements qui poursuit Wikileaks et espionne la terre entière, mais offre au monde sa vision du futur. D’autant plus étrange qu’il ne s’agit pas d’envisager réellement le futur : l’inconnu et l’improbable sont d’emblée rangés dans un chapitre spécial intitulé « les Cygnes Noirs ». Le rapport ne cherche même pas à en faire un véritable sujet de réflexion. Il accepte dès le départ l’idée d’un trou noir de la pensée stratégique. Pas un mot sur l’évolution des mentalités, les aspirations de ces 8,4 milliards d’individus en 2030, sur le besoin de nouveaux modèles sociaux ou économiques. Le rapport pointe les impasses stratégiques des logiques actuellement à l’œuvre mais ne propose que l’accélération, dans les mêmes directions, pour éviter les obstacles.

Dans sa courte et percutante préface à l’édition du rapport de 2013, Flore Vasseur apporte un point de vue complémentaire quant à la vocation de ce type d’analyse. Depuis la première édition de ce rapport en 1999, dit-elle, la CIA cherche sa raison d’être dans un monde débarrassé de la menace soviétique. La CIA s’interroge : « à quoi sert-elle ? Comment éviter un nouveau Pearl Harbor ? Elle est le fruit d’une Amérique qui doute et tente de poser les bonnes questions. Un effort louable pour s’ouvrir au monde et mieux le comprendre.[3]». « Le monde en 2030 pose tous les quatre ans la doxa de la politique américaine. » Mais l’intention est « d’engager un dialogue sur le futur avec des experts non gouvernementaux », les États-Unis s’interrogeant sur l’avenir de la position américaine dans un monde en pleine recomposition. Jusqu’où se poursuivra leur déclin ? C’est cette question qui selon F. Vasseur hante Le monde en 2030 selon la CIA.

En matière de prévisions, les bonnes nouvelles sont de mauvaises augures : en 2030, l’avènement d’une classe moyenne mondiale (et donc de l’éradication de la grande pauvreté) va accélérer la dégradation de l’environnement et créer d’explosifs problèmes d’accès à l’eau. Le vieillissement de la population s’accompagnera d’un abaissement du niveau de vie. Le gaz de schiste garantira aux États-Unis l’indépendance énergétique mais conduira les pays pétroliers à la ruine et le climat à sa perte. Au niveau mondial, la distribution du pouvoir politique posera les bases d’un monde plus ouvert (le Nigeria, la Colombie, l’Indonésie sont les petits frères des BRICS) mais ingérable. La technologie apportera des solutions inédites, des ruptures, permettant de gagner des points supplémentaires de productivité. Nous serons tous beaucoup plus capables, physiquement résistants, efficaces. Les terroristes aussi.

Le xxie siècle pourrait effectivement être celui de tous les désastres technologiques, biologiques, écologiques, anthropologiques. Vasseur rappelle que nombre de grandes civilisations se sont écroulées en une décennie : les Incas en 1530, la dynastie Ming au xviie siècle, la monarchie française en 1789, l’empire ottoman en 1922. Elle voit le rapport de la CIA, qui a saisi « le sens de l’histoire, mais pas son rythme », comme une tentative désespérée d’éviter le suicide environnemental, financier et spirituel de l’Occident, suicide que l’agence semble pressentir sans en dire un seul mot. Pour l’éviter la CIA propose à tous les puissants de ce monde d’entrer dans ses schémas d’appréhension du futur, pensant sans doute qu’une solide cohérence mondiale autour de ses propres objectifs la disculperait en partie des dommages infligés au monde par la stratégie techno-libérale qu’elle promeut.

Ce rapport pose de nombreuses questions cruciales pour l’avenir de l’humanité. Car dans le fond il ne parle pas spécialement des difficultés des États-Unis dans leur volonté d’asseoir leur emprise sur le monde ; il parle surtout des limites de la civilisation occidentale et de ses impasses stratégiques majeures. C’est bien en cela qu’il nous intéresse pour l’enquête BH22. Ce rapport est pertinent, riche, visionnaire, il pointe une somme considérable de dangers qui devraient, dans le meilleur des mondes, faire l’objet d’anticipations ; il ouvre un immense chantier, pose énormément de questions cruciales. En premier lieu la question de comprendre par quel mystère nous restons sans réponse vis-à-vis de ces immenses enjeux qui concernent si manifestement l’avenir de l’humanité toute entière.

 

[1] NIC : National Intelligence Council : cellule de veille et d’intelligence économique de la CIA.

[2] Le monde en 2030 vu par la CIA, traduction intégrale du rapport Global Trends 2030 : alternative Worlds, Editions des Equateurs, 2013, préface de Flore Vasseur.

[3] Flore Vasseur, préface à l’édition française de « Le monde en 2030 vu par la CIA », op. cit.

Publication : Jean-François Simonin, septembre 2013.

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