L’ouragan Anthropocène et ses changements d’échelle

Changements d’échelle

 

Un nouveau concept est né au tout début du XXIe siècle : le concept d’anthropocène. Il n’a pas fait l’objet de toute l’attention qu’il mérite. Il modifie radicalement la façon de considérer les forces et les faiblesses des principaux acteurs de la civilisation occidentale et, partant, de l’humanité toute entière. L’anthropocène rend soudainement caducs les principaux postulats traditionnels de la science, de l’économie et des politiques contemporaines. Mais les répercussions de ce concept sont trop brutales et trop massives pour que l’on soit capable d’en saisir immédiatement toutes les implications.

La découverte du concept d’anthropocène

C’est en février 2000 que Paul Crutzen, prix Nobel de Chimie 1996, a pour la première fois prononcé le mot « Anthropocène ». Lors d’un congrès de Géophysique il avait ouvert un débat dont le retentissement allait devenir interdisciplinaire et planétaire. Il est temps, avait-il expliqué en substance, de considérer que l’humanité n’est plus dans l’ère de l’Holocène, mais est entrée dans l’ère de l’Anthropocène. Quelques rappels pour le lecteur peu habitué à ce vocable : nous sommes actuellement dans le Quaternaire qui, comme son nom l’indique, représente la quatrième des grandes étapes du développement de la Terre. Le Quaternaire s’est ouvert depuis 2,5 millions d’années, d’abord sur le Pléistocène ; nous sommes passés ensuite à l’Holocène voici 11 500 ans environ, à la fin de la dernière glaciation. Jusqu’à ces dernières années, il ne faisait de doute pour personne que nous étions toujours dans cette période de l’Holocène. C’est sur cette base historique que sont rédigés tous nos manuels scolaires et nos dictionnaires. Mais cette période se clôture actuellement, explique Crutzen, car il devient scientifiquement faux et pernicieux de continuer à penser que l’homme peut, comme il pouvait le faire au cours de toutes les périodes géologiques qui ont précédé notre période contemporaine, poursuivre ses activités sans impacter les équilibres de la biosphère.  « L’empreinte humaine sur l’environnement planétaire est devenue si vaste et intense qu’elle rivalise avec certaines des grandes forces de la Nature en termes d’impact sur le système Terre. »[1]

A partir de là s’ouvre une série de questions, dont beaucoup restent sans réponse : est-ce plausible ? Est-ce scientifiquement validé ? Depuis quand ? Qu’est-ce que cela implique ? Aucune réponse n’est vraiment claire, mais l’essentiel est exprimé dans cette idée qui a fait couler beaucoup d’encre dans les premières années du XXIe siècle : il est temps d’inverser notre regard sur les rapports de l’homme à son environnement.

Nouvelles mises en perspective

 

C’est l’humanité, avec ses 7 milliards d’individus et son industrie surpuissante, qui serait devenue la principale force géologique sur la Terre. Le réchauffement climatique, les pertes en biodiversité, la déforestation, l’acidification des océans, les extractions massives d’énergies et de matières nécessaires à l’assouvissement des besoins d’une civilisation consumériste qui se mondialise, les rejets non recyclables de cette civilisation, … tout cela  contribue à faire de l’homme et de son industrie le plus important facteur d’évolution des équilibres de la biosphère. Au cours des trois derniers siècles la population a été multipliée par dix, le nombre de têtes de bétail a progressé dans les mêmes proportions, la part des sols exploités est passée de 5% à 83 % ; nous épuisons en quelques générations les réserves fossiles accumulées sur des millénaires ; le relâchement de CO2 dans l’atmosphère par la combustion de charbon et de pétrole est devenu deux fois supérieur à toutes les émissions naturelles ; plus de la moitié des quantités d’eau douce sont utilisées par l’humanité. On parle de notre entrée dans la « sixième extinction des espèces» depuis l’apparition de la vie sur terre, avec un taux de disparition qui serait de plusieurs centaines de fois supérieur au taux normal de rotation des espèces. Plusieurs des « services » rendus par la Terre à l’humanité seraient en voie de ralentissement : capture du carbone, pollinisation, protection contre l’érosion, régulation climatique, régulation des circuits hydrauliques… Avec l’anthropocène, une chose devient évidente : nous franchissons des seuils, des points de retournement, les choses évoluent de façon excessivement rapide. Et nous peinons à comprendre comment réagir à cette prise de conscience. Comment faire pour qu’Anthropocène ne rime pas avec Apocalypse ?

Comme le disent Paul Crutzen et ses collègues, depuis l’ouverture de l’ère industrielle, « la terre opère sous un état sans analogue antérieur »[2]. Selon Oliver Morton[3] la civilisation occidentale consommerait à l’heure actuelle 12 térawatts à tout instant, et on se dirigerait vers une consommation de 100 térawatts si le mode de vie américain venait à s’étendre à toute la planète, donnée énorme si l’on considère que les forces issues de la tectonique des plaques ne représentent que 40 térawatts d’énergie. De tels constats bouleversent tous nos repères. « L’histoire humaine a déjà connu plusieurs crises, mais la dite « civilisation globale » – appellation pompeuse donnée à l’économie capitaliste basée sur l’énergie produite à partir des combustibles fossiles –, ne s’est jamais vue confrontée à une menace comme celle qui se présente. Ce n’est pas uniquement du réchauffement global dont nous parlons, mais aussi de l’imminence du dépassement… des limites du système planétaire : les changements climatiques, l’acidification des océans, la diminution de la couche d’ozone stratosphérique, la consommation mondiale d’eau douce, le taux de diminution de la biodiversité, l’interférence humaine avec les cycles de l’azote et du phosphore, les changements d’exploitation des sols, la pollution chimique, la pollution atmosphérique par les aérosols. Tout mène à croire que nous sommes à deux doigts d’entrer (ou même déjà entrés) dans un régime du Système Terre entièrement différent de tout ce que nous avons connu jusqu’ici. Le futur proche devient imprévisible, sinon même inimaginable hors des cadres de la science-fiction ou des eschatologies messianiques. »[4]

Dominique Bourg résume ainsi la nouvelle perception qui résulte de cette prise de conscience : « Au bout du compte nous avons puissamment fragilisé la biosphère au sens global, c’est-à-dire l’enveloppe de viabilité qui entoure la terre et qui comprend les basses couches de l’atmosphère, l’hydrosphère et la couche superficielle de la lithosphère, dont la pédosphère. Cette enveloppe de viabilité a été hautement favorable à l’épanouissement du genre humain durant l’holocène, à savoir l’ère géologique qui a suivi le précédent âge glaciaire… Mais le recours à l’énergie fossile a fini par provoquer, à compter des années 1950, une explosion de tous les flux de matière sur terre ainsi qu’un doublement en 50 ans, de 1950 à 2000, de la masse démographique humaine. Il en découle l’apparition de problèmes environnementaux inconnus jusqu’alors. »[5] L’homme est clairement le principal agent de transformation de cette terre dont certains équilibres se trouvent gravement menacés : l’anthropocène nous invite à une révolution copernicienne, nous interdit de poursuivre sur les chemins consuméristes actuels de la civilisation occidentale, nous impose de réintroduire la notion de temps long dans la gestion des affaires bioéconomiques planétaires.

L’anthropocène un vieux problème sous un nouveau nom ?

Même s’il n’est pas certain que l’Anthropocène soit un concept philosophique réellement nouveau, il faut souligner qu’en raison de son caractère totalisant et clairement responsabilisant le concept d’Anthropocène est susceptible de permettre une cristallisation sans précédent des conséquences globales de l’agir humain sur les perspectives de l’humanité. A tel point que nous devons plutôt demander, comme Bruno Latour : peut-on se permettre de ne pas raisonner avec l’Anthropocène ? Peut-on feindre d’oublier les enseignements de l’Anthropocène ? La civilisation occidentale peut-elle poursuivre sa route sans mettre ce concept au centre de ses préoccupations ? « Est-ce que l’on peut même encore choisir de ne pas penser avec cette notion ? Comment ne pas laisser prise à l’effet de sidération que peut provoquer une telle affirmation, dû tout autant à l’autorité scientifique résultant de la nomination mondialisée d’une nouvelle ère, qu’à la séduction contenue dans l’affirmation selon laquelle « nous serions devenus une force géologique », ou encore au sentiment inverse est pourtant concomitant d’écrasement l’accompagnant ? »[6]

L’Anthropocène assène un choc, mais il ne livre aucune solution toute faite. Il ne fait que pointer le problème et insister sur la nécessité pour la civilisation occidentale de reprendre en main les orientations de son développement. Comment faire alors ? Doit-on inverser le regard jusqu’au point où l’on chercherait à regarder derrière la civilisation occidentale ? Comme par exemple  Isabelle Stengers,[7] qui propose de penser le ravage de nos milieux comme un point de départ de la réflexion plutôt que comme un point d’arrivée ? Ou comme certains peuples Amérindiens, pour qui la destruction, la crainte, le désespoir sont à l’origine du monde, et dont les savoir-faire et les rites consistent justement à surmonter ces handicaps initiaux ? De qui se rapprocher pour trouver des ressources ou des protections susceptibles de nous mettre à l’abri des conséquences de l’Anthropocène ? Qui pourra nous inspirer pour conserver des ambitions émancipatrices face à de telles fermetures ? Bruno Latour propose de faire la distinction entre les « humains » qui finalement se comportent comme s’ils avaient en réserve quelques planètes à disposition, (vraisemblablement des étoiles terraformables assez rapidement pour qu’elles puissent servir de camp de retranchement, une fois la Terre épuisée ou détruite), et peuvent donc consommer et saccager celle-ci sans crainte, et les « Terriens », c’est-à-dire des humains également, mais persuadés qu’aucun échappatoire hors de cette planète n’est envisageable concrètement, en tout cas pas pour une dizaine de milliards d’individus, et souhaitent donc l’habiter d’une façon qui la préserverait pour les générations à venir. Mais Latour ne donne pas beaucoup de précisions sur les modes de vie de ces Terriens. Quels sont leurs rêves, leurs projets, quelle est leur culture ? Tout cela reste certainement à inventer.

Changements d’échelle

 

L’Anthropocène invite à une vaste reconsidération des échelles de temps et d’espace à disposition de l’humanité. Il impose d’abord un changement d’échelle pour comprendre notre réel positionnement dans l’univers. L’ampleur du phénomène confère à l’anthropocène le statut de concept à la fois scientifique, philosophique, écologique, anthropologique et surtout politique. Il met par ailleurs en relation directe des éléments et événements qui semblaient aux générations précédentes totalement déconnectés, comme Paul Valéry, encore lui, l’avait mis en lumière depuis longtemps : «  Dans l’état actuel du monde, le danger est de se laisser séduire à l’Histoire est plus grand que jamais il ne fut… Les phénomènes politiques de notre époque s’accompagnent et se compliquent d’un changement d’échelle sans exemple, ou plutôt d’un changement d’ordre des choses. Le monde auquel nous commençons d’appartenir, hommes et nations, n’est qu’une figure semblable du monde qui nous était familier. Le système des causes qui commande le sort de chacun de nous, s’étendant désormais à la totalité du globe, le fait résonner tout entier à chaque ébranlement… L’histoire, telle qu’on la concevait jadis, se présentait comme un ensemble de tables chronologiques parallèles, entre lesquelles quelques fois des transversales accidentelles étaient çà et là indiquées. Quelques essais de synchronisme n’avaient pas donné de résultats, si ce n’est une sorte de démonstration de leur inutilité. Ce qui se passait à Pékin du temps de César, ce qui se passait au Zambèze du temps de Napoléon, se passait dans une autre planète. Mais l’Histoire mélodique n’est plus possible. Tous les thèmes politiques sont enchevêtrés, et chaque événement qui vient à se produire prend aussitôt une pluralité de significations simultanées et inséparables…. Dans l’avenir… rien ne se fera plus que le monde entier ne s’en mêle, et que l’on ne pourra jamais prévoir ni circonscrire les suites presque immédiates de  ce que l’on aura engagé. »[8] Nous nous étions crus technologiquement libérés des souffrances imposées par la nature, nous pensions pouvoir échapper à la finitude d’un monde fermé, nous pensions que l’ouverture vers l’infini était notre destinée, mais voici que s’affaisse le sol sur lequel nous prenions tous ces élans. Les marchés financiers, les stratégies technologiques, commerciales et industrielles des principaux acteurs de l’économie mondiale configurent l’avenir de l’humanité toute entière.

En fait l’Anthropocène associe plusieurs échelles qui restaient jusqu’ici relativement distinctes. Souvenons-nous à quel point les échelles géologiques sont longues, le rythme d’écoulement des temps géologiques extrêmement lent. Rappelons-nous à quel point nous sommes éloignés de l’ère des dinosaures ou de l’Australopithèque. Mais que nous dit l’Anthropocène ? Que certains choix de civilisation pourraient produire des effets géophysiques plus rapides que l’évolution naturelle des espèces. « … voilà que soudain, par un renversement complet, nous voyons les géologues sidérés par le rythme rapide de l’histoire humaine… La formule « temps géologique » est maintenant utilisée pour un événement qui est passé plus vite que l’existence de l’Union soviétique ! »[9] On sait que de tous temps l’humanité a modifié son environnement terrestre. Dès la sédentarisation et le déploiement d’une agriculture organisée, dès l’émancipation de son statut de chasseur-cueilleur l’homme a profondément impacté plusieurs paramètres de son « environnement naturel ». Mais avant l’entrée dans notre ère industrielle les humains ne devaient leurs découvertes qu’à leurs tâtonnements au hasard, et ces tâtonnements n’avaient jamais l’envergure nécessaire pour impacter la composition chimique de l’atmosphère ou des océans. C’est donc surtout l’entrée dans l’ère industrielle et l’utilisation massive des énergies fossiles qui conduit à un basculement monumental dans la dynamique du « système terre », et ceci dans une spirale inquiétante car l’exploitation de cette énergie, au moyen de dispositifs d’extraction et de manufacture mondialisés, décuple la puissance transformatrice de l’humanité. L’effet de surprise est énorme : encore tout affairés à devenir comme « maitres et possesseurs » de la nature en toute bonne conscience, nous découvrons tout à coup un verdict aussi inattendu qu’inquiétant : notre avenir, et peut-être à court terme, est menacé

[1] W. Steffen, J. Grinevald, P.J. Crutzen et J. R. McNeill, The Antropocene : Conceptual and historical perspectives, Philosophical transactions for the Royal Society, 2011, p. 842-867

[2] P. Crutzen et Will Steffen, how long have we beeen inthe Anthropocene area ? Climatic Change, 61, 2003, p 263

[3] Oliver Morton, Eating the sun

[4] Collectif, De l’univers clos au monde fini,  p. 227

[5] Dominique, Bourg, Pour une sixième république écologique, p 47)

[6] Collectif, De l’univers clos au monde fini p. 13  …

[7] Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes,

[8] Paul Valery, Regards sur le monde actuel, p. 35

[9] Collectif, De l’univers clos au monde fini, p. 32

Jean-François Simonin, septembre 2014

Futurisme, dataisme et totalitarisme

Futurisme, dataisme et totalitarisme

C’est peu dire que la question de l’avenir à long terme est devenue un enjeu politique majeur. Mais on commence à le pressentir, il se pourrait que ce soit plus prioritairement encore un enjeu culturel. Il se pourrait que nos touchions à présent du doigt une incompatibilité de fond entre rationalité et longue durée. D’autant que d’un point de vue historique, les dernières tentatives politiques de promotion du futur dans les affaires humaines ne se sont pas faites sans dommages. Le xxe siècle en porte encore les profonds stigmates. Il faut donc se souvenir, au début du xxie siècle, que futurisme et totalitarisme ne sont pas tout à fait étrangers l’un à l’autre. Se répand actuellement une sorte de totalitarisme technoscientifique qui doit nous interroger. Sa similitude avec les totalitarismes du siècle précédent est troublante.

Le futurisme de Marinetti au début du xxe siècle se voulait une rupture retentissante avec les ordres anciens. La « splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse ». Au début du xxe siècle le mouvement futuriste avait élaboré toute une conception du futur visant à anéantir la nature avec des machines. Il s’agissait de fabriquer l’homme nouveau, un homme brutal dont l’objectif était la domination sauvage de son environnement. Le futurisme favorisait l’asservissement du vivant et la fascination pour les machines à carburant fossile. Ce mouvement a été lourd de conséquences et a pesé beaucoup dans l’imaginaire des peuples qu’il avait ainsi préparés à entrer dans les idéologies totalitaires émergentes à l’époque. Certes, rien ne nous obligerait au début du XXIe siècle à promouvoir de telles idées, mais il faut noter à quel point futurisme italien, fascisme allemand et totalitarisme stalinien ont représenté l’expression d’une liaison dangereuse entre idéologie, vision de long terme, volonté de réforme et totalitarisme. Rien ne nous dit que nous sommes actuellement à l’abri de telles erreurs d’appréciation. Le dataisme du début du XXIe siècle, cette nouvelle religion qui met les données au centre de toutes les attentions, pourrait-il inviter au même type de dérive ?

Le xxe siècle est certainement le siècle qui a le plus provoqué le destin, a le plus manifestement invoqué le futur, le plus projeté, rêvé, construit, massacré et modifié les équilibres de la biosphère et des institutions traditionnelles en son nom. Comment a-t-on pu aussi longtemps, soit pendant deux siècles environ, pousser aussi loin les feux de la rationalité occidentale sur tous les fronts sans nous apercevoir qu’il y avait là-dessous une problématique politique d’envergure mondiale ? Pour avoir fait confiance dès le milieu du XXe siècle trop massivement à une philosophie néolibérale censée nous mettre à l’abri des totalitarismes politiques, nous voici confrontés dans l’urgence à reposer les questions de long terme sans avoir développé les concepts, outils et dispositifs politiques adéquats.

Comme le dit un proverbe allemand, les idéologies commencent par être innocentes et finissent par être terribles. Dans un sens l’Allemagne nazie a cherché à être à la fois plus scientifique et plus visionnaire que l’Angleterre et la France. Dans un sens, le stalinisme et le nazisme qui ont découlé de l’émergence de régimes idéologiques ne visaient qu’à promouvoir un scientisme conquérant. Ces deux idéologies revendiquaient des bases scientifiques, selon elles incontestables : le stalinisme prétendait s’appuyer sur l’analyse économique et l’évolution des sociétés selon l’approche marxiste, le nazisme se voulait une vision froidement scientifique fondée sur la « science des races ». Dans les deux cas les promoteurs de ces idéologies s’appuyaient sur les disciplines fraîchement construites autour des travaux de Marx et de Darwin. Il faut se souvenir à quel point c’est le soubassement scientifique de ces idéologies qui était mis en avant, et non de quelconques arguments relatifs au bien ou au mal, à la morale. Un peu comme cette rationalité technoscientifique contemporaine qui nous enjoint d’accepter sans discuter tout ce qui est mis sur les marchés selon la loi d’airain de l’efficacité économique ?

 

Publication : Jean-François Simonin, octobre 2017

 

 

Raccourcissement du temps politique dans les démocraties libérales

 

Comment le temps politique se raccourcit

Nous sommes entrés dans « une démocratie et un capitalisme trimestriels[1] », explique Al Gore. On comprend spontanément ce dont il s’agit : tant dans la sphère politique que dans la sphère économique, les horizons d’action se sont raccourcis. Les décideurs doivent rendre des comptes à leurs concitoyens ou actionnaires à des échéances de plus en plus rapprochées. De nombreuses études ont détaillé cette question : au final il semble que les horizons de réflexion dans le domaine politique ne peuvent plus qu’exceptionnellement s’extraire du cycle des élections dans les régimes démocratiques. Seules des circonstances particulières, comme par exemple la priorité donnée à la reconstruction en Europe suite à la seconde guerre mondiale, qui a donné lieu à un consensus social pour engager des « grands projets » comme le lancement en France d’un programme nucléaire, la mobilisation américaine qui a suivi les attentats du 11 septembre 2001, ou des coups d’État ou situations assimilées sont susceptibles de créer les circonstances propices à la réflexion, puis aux décisions engageant le long terme.

Or, c’est bien dans l’avenir à long terme que le changement climatique, par exemple, aura ses conséquences les plus dommageables. Chercher à ralentir ce changement est une entreprise qui demande des sacrifices au présent pour éviter des dommages dans l’avenir. Il existe pléthore d’études qui démontrent combien il serait profitable, sur le long terme, de s’attaquer dès aujourd’hui aux racines du problème. Le problème de fond est finalement qu’en l’état du fonctionnement actuel des démocraties libérales les gouvernants n’ont pas la légitimité requise pour s’y attaquer vraiment : ils n’ont pas été élus pour défendre les intérêts de ces générations à venir qui ne leur ont pas accordé leurs suffrages. Le long terme est donc très profondément un problème pour les démocraties libérales. A côté de l’innovation technologique tous azimuts incontrôlée, de la croissance économique destructrice de son propre milieu biophysique, il se pourrait que le mode d’organisation démocratique, dans son idéal le plus puissant et partagé au niveau mondial – mais aussi dans son incapacité à prendre en compte l’avenir collectif, représente lui aussi un obstacle pour une prise en compte adéquate du long terme.

On s’en aperçoit mieux depuis le début du XXIe siècle : il y a incohérence entre l’idéal d’augmentation des libertés individuelles selon le modèle des Lumières et la puissance acquise au fil des deux derniers siècles par ces individus – dont le nombre a par ailleurs été multiplié par sept depuis l’époque des Lumières. D’où une situation globale pratiquement ingouvernable, et un devenir collectif à long terme, dit Marcel Gauchet, que nous ne pouvons que « subir ». « Le changement est par essence le fait d’acteurs indépendants qui n’ont à se soucier ni du lien de leurs entreprises avec le fil d’un parcours, ni du cadre dont ils se trouvent être les agents. La figure de l’acteur collectif s’évanouit, sous les différents noms qui avaient pu lui être attribués, peuples, masses ou classes, tandis que s’efface du même mouvement la figure d’un devenir cohérent de nature à guider et rassembler les initiatives des uns et des autres. Il y a individualisation radicale de l’action historique en même temps que généralisation du statut d’acteur historique. Il s’ensuit le basculement dans un devenir dont le cours échappe à la prévisibilité. Son mode d’effectuation l’exclut par principe. Nous ne pouvons que le subir ».[2]

Au moment où la civilisation occidentale a mis au point et distribué sur la surface du monde de puissants outils de transformation de ce monde, elle prend conscience de son incapacité à faire autre chose que subir, jusqu’à présent sans capacité politique organisée à l’échelle du monde, les conséquences inanticipables de ses tactiques opportunistes. Il y a enfermement dans le présent, et incapacité politique généralisée de plus en plus manifeste à aborder les questions de transformation de ce monde sur le long terme. « Le futur nous échappe d’autant plus sûrement qu’il se donne comme à faire de part en part », poursuit Gauchet, et « nous touchons en ce point au noyau structurel de présento-centrisme caractéristique de notre moment[3]. » Il y a, profondément ancré dans notre conception du progrès, un privilège du présent qui menace d’aboutir à des impasses stratégiques irréversibles. Le modèle d’émancipation humaine conçu comme un accroissement des droits individuels, sans contrepartie en termes de responsabilité collective sur le long terme, aboutit à une impasse de civilisation. Et, poursuit Gauchet, cet avenir que nous fabriquons quotidiennement de nos propres mains, « ne constitue pas un surmoi en mesure de nous dicter nos devoirs… Présentéisme et individualisme marchent ensemble. Hier, la figure de l’avenir mobilisait les acteurs en tant que constructeurs de la cité finale. Aujourd’hui, elle les réduit au rang de spectateurs du désordre producteur dont ils participent anonymement[4]. »

 

[1] Al Gore, Le futur. Six logiciels pour changer le monde, p. 28 et 29.

[2] Marcel Gauchet, Le nouveau monde, p. 402.

[3] Marcel Gauchet, Le nouveau monde, p. 403.

[4] Marcel Gauchet, Le nouveau monde, p. 403-404.

Publication : Jean-François Simonin, février 2018

Steven Pinker : la part d’ange en nous

La part d’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin

Les arènes, 2017.

Ce travail de Steven Pinker réalise sur la violence un travail identique aux études réalisées ces dernières années par Thomas Piketty sur les inégalités : il objective son sujet d’étude et propose des séries chiffrées, sur très longue période, sur le sujet de la violence et de ses grandes évolutions depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Il croise un panel d’indicateurs impressionnant et tout au long de cet ouvrage monumental d’environ 1000 pages il dissèque toutes les données imaginables sur les taux de mort par accidents ou par meurtres, meurtres collectifs ou individuels, dans toutes les régions du globe, à toutes les époques de l’histoire. Et sa conclusion est claire et massive : il y a très net recul, tout au long de l’histoire, de la violence sous toutes ses formes. Il est fort probable que nous vivions actuellement la période la plus pacifique depuis la naissance du genre humain. Et tous les aspects de l’existence bénéficient de ce repli global de la violence.

Pour quiconque suit régulièrement l’actualité en ce début d’année 2018, la conclusion de Pinker apparaitra surprenante. Car l’actualité sur la situation en Syrie, la recrudescence des actes terroristes, la montée en puissance de l’Etat islamique, l’annexion de la Crimée par la Russie, les conflits incessants avec leurs nombreuses victimes dans plusieurs pays d’Afrique, les accidents industriels divers, les migrations climatiques, les empoisonnements alimentaires – cette actualité conduit d’abord à l’idée d’une recrudescence de la violence. Selon un sondage récent, les Anglais estiment qu’ils vivent actuellement la période la plus violente de leur histoire, alors qu’en réalité leur taux de violence globale a baissé cent fois par rapport aux siècles passés. Les gens pensent que la violence s’accroit parce qu’ils raisonnent à base d’exemples gravés dans leur mémoire plutôt qu’en se fondant sur des données globales. Car en effet, dans toutes les sociétés du monde, à toutes les époques de l’histoire, on trouvera de nombreux exemples de violences, injustices ou dysfonctionnements manifestes. Mais cela ne dit rien des tendances et des taux réels en matière de violence.

Les révolutions des droits nous ont légué des idéaux que, de nos jours, nous prenons pour des acquis de longue date. Mais il s’agit de conquêtes très récentes à l’échelle de l’histoire, comme le fait que des personnes de toutes origines et de toutes religions peuvent jouir des mêmes droits ; que les femmes peuvent être libres de toute forme de coercition ; que les enfants ne doivent pas être frappés et qu’il n’est pas coupable d’être homosexuel. « Les convictions morales qui, à notre époque, font figure de banalités, comme l’idée que l’esclavage, la guerre et la torture sont condamnables, auraient alors été considérées comme relevant de sensibilités à l’eau de rose, et notre conception des droits de l’homme universels jugée incohérente. » (p. 890) Nous avons tendance à oublier le niveau de violence qui caractérisait les siècles passés. Pinker rappelle toute la violence inhérente aux textes fondateurs de la pensée occidentale, par exemple dans l’Ancien testament, ou l’Illiade et l’Odyssée d’Homère. Il montre comment les chrétiens ont expurgé la divinité colérique de l’Ancien testament au profit d’une conception adoucie de leur Dieu, incarnée dans le Nouveau Testament par son fils Jésus, ambassadeur de la Paix. En un sens, aimer son prochain et tendre l’autre joue constituent déjà un significatif recul de la violence.

Pinker cite de nombreux exemples frappants. Par exemple, aux XIVe et XVe siècles, environ 26 % des aristocrates mouraient d’une mort violente – assassinat, guerre, duel – un taux spectaculaire, qui restait proche des moyennes calculés pour les tribus primitives. Mais il est ensuite rapidement descendu à moins de 10 % au tournant du XVIIIe siècle, et se retrouve aujourd’hui proche de zéro. Le taux d’homicide est passé en Europe de 100 par an pour 100 000 habitants au XIVe siècle, à 10 au XVII e siècle et à 1 au début du XXIe siècle. Et la décélération continue. En France, par exemple, il y a actuellement deux fois moins de meurtres annuellement qu’il y a vingt ans. Mais il est vrai que ce recul de la violence n’est pas très linéaire. Par exemple, dans le sillage des Lumières qui a conduit à la Révolution française, une brève promesse de démocratie avait été suivie de près par un enchainement de régicides, de putschs, de fanatismes, de foules en colère, d’actes de terreur et de guerres préventives, peu avant qu’un empereur mégalomane se lance dans une guerre de conquête.

Jusqu’au XVIIIe siècle la torture était encore pratiquée ouvertement et ne choquait pas grand monde. Le supplice de la roue, l’empalement, la pendaison, l’écartèlement par des chevaux ou encore le bûcher étaient monnaie courante. Pour le seul délit de sorcellerie, on estime qu’au XVI et XVIIe siècle environ 80 000 personnes ont été exécutées, le plus souvent brûlées sur un bûcher après avoir dû avouer toutes sortes de crimes sous la torture. Tout cela dans un monde à certains égards peu engageant : « Nos ancêtres étaient infestés de vermine et vivaient au-dessus de caves où s’entassaient leurs propres excréments. La nourriture était fade, monotone et rare. Les soins de santé se résumaient à la scie du docteur et à la pince du dentiste. Les humains des deux sexes trimaient dur du matin au soir, qu’ils passaient plongés dans l’obscurité. L’hiver était synonyme de longs mois de faim, d’ennui et de solitude lancinante dans des fermettes recouvertes par la neige. » (p. 889)

Pinker nous rappelle que les lecteurs de son livre « ne doivent plus craindre d’être enlevés ou réduits à l’esclavage sexuel, victime d’un génocide d’inspiration divine, livrés à des jeux du cirque et tournois à l’issue fatale, cloués sur une croix ou torturés à mort sur un chevalet, une roue, un bûcher ou un gibet pour avoir professé des opinions déviantes, décapités pour ne pas avoir engendré d’héritier mâle, éviscérés pour avoir flirté avec un membre de la famille royale, forcés à participer à un duel pour défendre leur honneur ou de jouer des poings sur une plage pour impressionner leur petite amie, ou encore d’être confrontés à une guerre nucléaire mondiale qui mettrait fin à la civilisation ou à la vie humaine toute entière. » (p. 58) Et « … aucun aspect de l’existence n’échappe à ce repli de la violence. La vie quotidienne est très différente lorsqu’à tout instant, on doit craindre d’être enlevé, violé ou tué, et il est difficile d’obtenir un haut degré de développement des arts, de l’éducation ou du commerce lorsque les institutions qui les soutiennent sont pillées et brûlées presqu’aussitôt après avoir été fondées. » (p. 11)

Sur courte période, explique Pinker, il est possible que le recul de la violence ait pu parfois provenir de certaines personnalités emblématiques (figures religieuses, militaires ou politiques) et aux mouvements qu’ils ont pu lancer. Mais sur longue période, il est manifeste que l’explication tient beaucoup plus certainement à l’évolution du savoir, de la technologie, du commerce et des progrès réalisés dans la gouvernance des peuples. Pinker souligne le rôle du Léviathan, en d’autres termes de l’établissement des États modernes, l’essor de la démocratie, le rôle du commerce et des échanges généralisés à travers les continents, l’importance des institutions internationales, le respect des droits humains et les bienfaits de l’éducation. Il souligne également la perte d’attractivité de la guerre comme moyen d’imposer ses vues à l’ennemi et, non sans lien avec ce dernier constat, l’influence accrue des femmes, dont Pinker montre qu’elles sont à l’origine de fortes baisses des taux de violence dès qu’elles parviennent à imposer leurs vues dans la gouvernance des peuples. Selon Pinker « l’escalator de la raison » conduit donc naturellement les gens à reconnaitre la futilité de la violence et, au fil du temps, à « réduire le privilège accordé à leur propres intérêts par rapport à ceux des autres, et enfin à reconsidérer la violence comme un problème à résoudre et non plus comme une compétition à remporter ».

 

Pinker prend parfois des accents lyriques, notamment lorsqu’il tire les conclusions de son étude : même si échapper à nos conflits les plus destructeurs n’est pas une « fin cosmique », dit-il, c’est bien « une finalité humaine de la première importance ». C’est pourquoi, « tandis que notre planète continuait à décrire ses orbites conformément aux lois immuables de la gravité, cette espèce est parvenue à des moyens permettant de faire baisser ces chiffres et d’offrir à une part croissante de l’humanité la possibilité de vivre ne paix et de mourir de cause naturelle. En dépit de toutes les vicissitudes de la vie, en dépit de tous les désordres qui persistent dans le monde, le déclin de la violence constitue un aboutissement que nous pouvons savourer, et une invitation à chérir les forces civilisatrices et éclairées qui l’ont rendu possible. » (p. 892)

Il est moins convaincant lorsqu’il avance l’idée qu’au cours de son histoire récente, l’homme a peut-être évolué vers moins de violence en raison de mutations biologiques, c’est-à-dire en raison d’une modification du génome humain. Par ailleurs, Il est une forme de violence sur laquelle, malheureusement, Pinker fait l’impasse : la dégradation prévisible des conditions de vie de l’humanité, et le fait qu’il n’est pas impossible que l’amélioration de nos conditions de vie présente puisse conduire à la contraction des futurs possibles pour les générations à venir. Impasse notamment sur le réchauffement climatique et les pertes en biodiversité, qui représenteront à moyen terme une véritable violence à l’égard de l’environnement et des conditions matérielles d’existence d’un grand nombre d’individus.

Enfin, il existe aujourd’hui de nouvelles formes violences plus insidieuses, parfois institutionnalisées, sur lesquelles il aurait été intéressant de s’interroger. Les expositions à certains produits toxiques, à la pollution, ou encore l’industrie du tabac, dont on estime qu’elle tue 6 millions d’individus par an, soit environ 100 millions au cours du XXe siècle, c’est à dire davantage que les deux guerres mondiales cumulées (70 millions, dont 15 pour la première et 55 pour la seconde), et quasiment autant que tous les totalitarismes réunis au cours de ce même siècle, soit 110 millions (17 pour Hitler et 23 pour Staline, mais aussi 70 pour Mao Zedong). Enfin, l’évolution vers la robotisation, la numérisation et la monétisation généralisée de l’existence représente éventuellement un nouveau type de coercition totalement éludé par Pinker. Il est vrai qu’il s’agit là, à lui tout seul, d’un vaste et nouveau sujet de questionnement.

Jean-François Simonin, Février 2018.

Faire de l’avenir le point d’arrivée de la pensée stratégique

Faire de l’avenir le point d’arrivée de la pensée stratégique

 

Comment se fait-il que la civilisation occidentale n’a toujours pas accouché d’une méthode d’anticipation solidement structurée ? Comme se fait-il que nous en soyons réduits aujourd’hui encore à découvrir après coup les conséquences de l’agir humain ? Pourquoi les principales avancées -et reculs- dans nos conditions d’existence semblent n’être que le fruit du hasard ? Pourquoi ne résultent-ils que rarement d’une politique ou d’une stratégie collective discutées et assumées. D’où vient l’existence d’une lacune aussi énorme dans l’édifice par ailleurs si remarquable et globalement performant de notre civilisation ? Qu’est-ce qu’une économie qui ne prend pas le temps de discuter de ses horizons de longue durée, de la raison d’être de ses investissements ? Comment avons-nous pu nous y prendre pour donner à quelques-uns l’autorisation de risquer l’avenir de tous ? Pourrait-on imaginer une méthode d’anticipation qui permettrait de reprendre la main sur cette situation, de faire quelques progrès en matière d’anticipation collective ?

Si seulement nous avions pris conscience de l’anthropocène auparavant. Ce concept tombe au mauvais moment, remarque ironiquement Bruno Latour. Nous qui sommes déjà au fond de plusieurs impasses stratégiques, voilà que nous devrions en plus nous occuper d’assurer le fait qu’un futur puisse advenir. Au moment où nous achevons cette superbe universalisation des définitions du monde et de l’homme – au travers de la monétarisation, de la mondialisation et de la numérisation à l’occidentale – à ce moment précis où l’on pouvait commencer à envisager de magnifiques aventures dans la réalité modifiée, on apprend que nos projets peuvent conduire à des bouleversements irréversibles des conditions de vie de l’humanité. Pas de chance, explique Latour. « Il faut affronter le monde avec un humain réduit à un tout petit nombre de compétences intellectuelles, doté d’un cerveau capable de faire de simples calculs de capitalisation et de consommation. » Au moment même où nous devons redevenir capables de faire de la stratégie et de la politique, « … on n’a plus à notre disposition que les pathétiques ressources du management et de la gouvernance. Jamais une définition plus provinciale de l’humanité n’a été transformée en standard universel de comportement »[1].

Il peut paraître paradoxal de parler d’un recul de la capacité à définir le réel à l’époque de notre surpuissance technoscientifique, en pleine campagne de publicité mondialisée pour la réalité augmentée et le trans-humain. Il est possible que la numérisation, par exemple, augmente avec la même intensité notre capacité de contrôle que notre capacité de nous soustraire à tout contrôle. Il est aussi possible que les hommes participent de moins en moins aux processus politiques à mesure qu’ils accèdent à une connaissance de plus en plus élaborée. Ou qu’au-delà d’une certaine dose, le savoir devienne plus paralysant que transformateur. Il ne faut rien écarter de ces éventualités. Mais aucune d’entre elles ne peut exonérer les principaux acteurs de la mondialisation d’avoir des comptes à rendre à propos des réalités qu’ils façonnent.

La guerre économique contemporaine est une guerre sans stratégie. Et ceci est plutôt une bonne nouvelle. Non pas qu’il soit rassurant de persévérer dans des directions erratiques et suicidaires, mais il peut être rassurant de constater qu’aucun mauvais esprit d’essence technologique ni économique n’est à la manœuvre. C’est la faiblesse des hommes, et elle seule, qui est à l’origine des impasses stratégiques de la civilisation occidentale. Ce constat ne livre aucun remède concret pour sortir de nos impasses, mais il rappelle qu’une sortie de ces impasses reste possible, pourvu qu’une volonté politique s’en empare, la construise et la déploie. Il faut retrouver l’ambition de construire le monde. Non pour le dominer mais pour garder la main sur le futur, au moins pour être en mesure d’en freiner les dérives lorsque c’est nécessaire. A l’ère de l’anthropocène nous somatisons dans des proportions telles qu’il est indispensable de retrouver la dimension ontologique de l’agir humain. Personne ne peut plus prendre une décision d’importance s’il n’est en mesure de comprendre comment va se sédimenter et faire monde le résultat, voulu ou non voulu, de ses actions. Nous avons à faire de l’avenir le point d’arrivée de la pensée stratégique. Nous devons cesser de penser et d’agir sur la base d’une garantie de ressources pour l’éternité. Au début du xxie siècle, à l’entrée de l’anthropocène, l’humanité arrive au bout de la logique de domination de son milieu de vie, au bout de son utopie d’une hypothétique destruction créatrice. Elle a pu jusqu’à présent considérer le monde comme une poubelle car les réalités qu’elle y construisait ou les déchets qu’elle y laissait ne pesaient pas réellement sur les équilibres de son milieu de vie. Il en va autrement aujourd’hui. Jusqu’à présent la pensée stratégique ou tactique pouvait tabler sur l’infini des ressources et du temps à disposition de l’humanité, et dessiner ses projets en fonction de ces données d’entrée. Il nous faut apprendre aujourd’hui à reconstruire une pensée stratégique qui fasse de la finitude et du délai ses points de départ, et du monde et de l’avenir ses points d’arrivée, ses objectifs stratégiques fondamentaux.

Le néolibéralisme semble avoir remisé l’objectif de construire un monde meilleur contre la promesse d’assurer une vie meilleure pour les quelques générations actuelles, au détriment ouvertement assumé des générations ultérieures ; ce qui nous pose un problème particulièrement intrigant à nous, les adultes du début du xxie siècle – nous qui avons des enfants persuadés qu’ils auront à vivre des restrictions de diverses natures. A ce titre on peut dire que la génération qui vient est la première génération « post-historique », la première pour qui se pose frontalement la question d’imaginer de nouveaux horizons d’émancipation, pour les plus optimistes – voire tout simplement de survie, pour les plus pessimistes. Surtout au Nord (cette vision est moins répandue dans les pays en développement), les jeunes générations qui ont les ressources suffisantes pour s’interroger sur les questions de long terme ne visent plus prioritairement à construire l’avenir mais à éviter ou corriger les erreurs du passé. Finis les espoirs communs de révolution ou de progrès social collectif. Seules les minorités au pouvoir peuvent encore miser sur quelques réussites individuelles. Tout se passe comme si le compte à rebours de la planète s’était engagé. « Le futur est déjà terminé » et nous sommes entrés dans le « délai » décrit par Günther Anders. C’est-à-dire le délai qui nous sépare de l’effondrement de la civilisation et, probablement selon Anders, de la fin de l’humanité. En sommes-nous vraiment là ?

Nous n’avons d’autre choix que de recouvrer la capacité de jeter nos regard au loin, aussi loin que nous pouvoirs technoscientifiques propulsent notre pouvoir d’agir. A défaut, les routines néolibérales nous conduiront à poser des questions embarrassantes : dispose-t-on d’un plan B pour le cas où la Terre tournerait mal ? Peut-on envisager de restructurer le monde comme on restructure un groupe industriel ou une filière complète, par exemple l’industrie spatiale européenne aujourd’hui, ou l’industrie automobile mondiale hier, l’industrie textile avant-hier ? Abandonner des régions ou des peuples sans perspectives stratégiques ? Devrait-on recentrer l’humanité sur son cœur de métier ? Viser un accroissement de valeur pour les hommes, et lesquels – ou pour tous les hommes, présents ou à venir ? Climatiser la planète, créer de nouvelles espèces, détruire celles qui nous ennuient, archiver celles dont on pense avoir besoin un jour, fusionner l’homme et la machine – afin de lui apprendre à supporter certains pans de la réalité modifiée que nous continuerons à façonner en vertu des règles du marché ?

[1] Bruno Latour, Face à Gaïa, p. 143.

Publication : Jean-François Simonin, juin 2017

 

Les nouveaux agents de transformation du monde

Les nouveaux agents de transformation du monde

 

Le champ d’action des TGE (Très Grandes Entreprises) est, au début du XXIe siècle, impressionnant : maîtrise des ressources, capacité d’action collective, très forte réactivité, capacité de déployer des stratégies à la fois locales et internationales, maintien et développement des compétences, capacité de se mobiliser rapidement autour de projets collectifs de très grande envergure. Assurément la grande entreprise contemporaine est une forme organisationnelle exemplaire, dans de nombreux registres, secteurs, marchés. Au début du xxie siècle, son efficacité tranche avec la lourdeur de fonctionnement des États-nations et leur incapacité à résoudre les problèmes de la planète au moyen d’une coordination internationale efficace. La TGE est anonyme (actionnaires multiples, manageurs substituables) et non rattachée à un territoire. Elle n’est pas vraiment localisable car, si son siège social est bien implanté quelque part, l’ensemble de ses activités ne forme pas un groupe uni juridiquement parlant. D’aucun lieu de la terre on ne peut interférer sur l’ensemble des filiales qui bénéficient d’une plus ou moins grande capacité d’autonomie. Aucune théorie économique ou politique ne rend réellement compte de cette situation ; mais le fait est que les TGE ne se contentent plus d’exercer leurs pressions sur les processus politiques, elles en deviennent souvent des acteurs directs majeurs.

Les TGE sont en croissance, au début du xxie siècle, à un rythme supérieur à celui des plus petites entreprises. Car elles sont encore en phase de concentration. Selon P.Y. Gomez, en 2010, 58 entreprises dépassaient en France le chiffre d’affaires annuel de 7,5 milliards d’euros. « En vingt ans leur chiffre d’affaires moyen a doublé, lorsque celui des autres entreprises est resté stable, leur effectif moyen a progressé de 68 %, atteignant 106 000 salariés par entreprise, quand celui des autres entreprises a légèrement baissé. Elles ont assuré 90 % des investissements entre 1992 et 2010 et 90 % de l’ensemble des dividendes versés. Leurs capitaux propres ont augmenté de 265 %, trois fois plus que celui des PMI. Leur capitalisation boursière, multipliée par quatre entre 1992 et 2010, représente désormais 90 % de la place de Paris[1]. » Ce rythme global de progression des TGE, en période de très faible croissance, témoigne de l’importance grandissante que continuent à prendre ces grandes entreprises dans l’ensemble du dispositif économique contemporain.

Il n’existe pas d’indicateur unique capable d’illustrer la puissance de ces grandes entreprises de façon pertinente. Le chiffre d’affaires est certainement le critère le plus parlant, mais la capitalisation boursière, le nombre d’implantations dans le monde, le montant des capitaux immobilisés, le nombre de brevets détenus, l’importance des clients en portefeuille… tous ces indicateurs peuvent avoir un certain sens. Surtout, le nombre d’emplois des grandes entreprises reflète leur poids dans l’organisation de la vie sociale. « … ainsi, en 2013, Wal-Mart (grande distribution) emploie 2,2 millions de personnes, soit l’équivalent de la population active de l’Irlande ; McDonald (groupe et franchisés) emploie 1,7 million de personnes ; UPS (messagerie) fait travailler 600 000 employés, soit l’équivalent de l’Ile Maurice. Trois multinationales du secteur de l’énergie (China National Petroleum Corporation, State Grid Corporation of China, Sinopec), non cotées, emploient plus d’un million de personnes »[2]. Les TGE se consacrent souvent à un cœur de métier très circonscrit, à un nombre d’activités très réduit, mais exploités à une très grande échelle, souvent planétaire. Leur objectif stratégique est souvent de faire de la maîtrise d’un petit groupe de matériaux ou de compétences de base la colonne vertébrale d’une position dominante, si possible monopolistique, afin de concevoir, produire et commercialiser ces compétences sur toute la surface du globe. Les marchés mondiaux des minéraux, des denrées agricoles, du pétrole, de l’automobile, de l’aviation civile, par exemple, sont dominés par une poignée d’acteurs. On estime qu’une centaine d’acteurs se partagent l’essentiel des secteurs industriels et des services. Les TGE déploient ouvertement des stratégies de dénationalisation et de globalisation : elles visent à instaurer des positions mondiales dominantes à partir desquelles elles imposeront aux États leurs conditions d’implantation.

Des problèmes spécifiques apparaissent avec l’émergence de ces entreprises géantes : le territoire des TGE dépasse souvent celui d’une seule région ou nation, et elles sont parfois si puissantes qu’elles influencent à elles seules la situation globale de leur marché. Des lois antitrust avaient été introduites aux États-Unis dès la première moitié du xxe siècle pour encadrer la formidable accumulation de pouvoirs que ces entreprises pouvaient concentrer. Car le gigantisme de ces mastodontes économiques devient un problème pour le marché, pas seulement pour la démocratie. « Aucune théorie politique ou économique, explique Colin Crunch, ne peut démontrer comment nous pourrions confier nos objectifs collectifs à des grandes entreprises relativement indépendantes vis-à-vis des contraintes du marché, ou capables de les dominer, et qui sont en train de devenir la principale source de pouvoir, bien avant la politique. La théorie de l’école de Chicago et sa thèse sur le bien-être du consommateur essaient de répondre à cette question au niveau économique, de façon peu convaincante, mais elle n’arrive absolument pas à affronter les implications politiques de l’économie politisée, gouvernée par les monopoles, qu’elle légitime[3]. »

Il faut comprendre à quel point les TGE n’influent pas seulement sur les règles du jeu économique mondial ; elles participent très activement à la construction des sociétés humaines, et configurent une grande partie  des comportements individuels. Leur puissance globale rivalise avec celle des plus grands empereurs, tsars et autres princes de l’Histoire. Elles contrôlent une grande partie des ressources mondiales – ressources naturelles, humaines, organisationnelles, financières, une partie non négligeable des ressources culturelles (brevets, publications, marques, œuvres d’art…). C’est à ce titre que nous pouvons dire qu’elles configurent une partie essentielle de l’avenir de la biosphère et de l’humanité. Elles représentent une véritable puissance de transformation du monde. Elles sont subrepticement passées à une dimension telle qu’elles représentent le principal agent de configuration de l’avenir collectif. Non seulement parce qu’elles continuent à se concentrer et à occuper un espace toujours plus grand dans la vie des hommes, mais aussi parce que leurs capacités d’intervention technoscientifique et industrielle, à l’échelle mondiale, les conduit à devenir le principal déterminant du cadre de vie future de l’humanité dans son ensemble, incluant les projets d’élaboration de normes, de niveau d’attention aux risques écologiques, aux conditions de travail des salariés, et aux conditions de solidarité en période d’éducation, de maladie, de retraite…

Olivier Basso a fait un résumé de ces influences indirectes des TGE sur les cadres de vie actuels en Occident « …dix groupes se partagent la plupart des grandes marques plébiscitées par les consommateurs du monde entier. Coca Cola, General Mills, Johnson & Johnson, Kellogg’s, Kraft, Mars, Nestlé, Procter & Gamble et Unilever se sont constitués des empires qui règnent sur nos réfrigérateurs et nos armoires, parfois discrètement. Evoquons également la puissance de Microsoft ou d’Apple, qui ont révolutionné notre rapport à la technologie et nos modes de travail, et créé de gigantesques communautés d’utilisateurs, les apports des géants du BTP (Vinci, Groupe ACS, Bouygues…) dont les chantiers innombrables structurent le design des routes, des ponts et des villes dans le monde. Pensons également aux groupes pharmaceutiques mondiaux (Novartis, Pfizer, Sanofi, Merck & Co, Roche…) dont les médicaments (Enbrel, Lentus, Remicade…) nous accompagnent au long de notre vie (anti rhumatismes, antiasthmatiques, antidiabétiques…)[4] ». Chacun comprend à quel point ces organisations géantes constituent des piliers de nos sociétés, qu’elles contribuent directement à façonner.

Les grandes entreprises ont sur l’état du monde une influence grandissante : elles conçoivent, produisent et commercialisent la plus grande partie des biens et services de consommation courante ; elles ont un rôle significatif sur l’élaboration et la diffusion des normes, autorisations, taxations au travers de leurs relations avec les pouvoirs publics ; elles emploient une grande partie des salariés et pèsent d’un poids considérable sur les économies et politiques sociales de secteurs et de territoires entiers. Enfin on peut dire qu’elles redessinent le cadre global de la vie humaine au travers de leurs différentes activités (faim, santé, souffrance, durée de vie…) ou de cette sorte de métaphysique de la rentabilité qu’elles distillent (gestion du corps et de l’esprit en fonction d’une certaine « efficacité » en soi, déclinaison individuelle de la rationalité néolibérale dont nous avons parlé) ou de leurs activités de lobbying dans diverses instances qui, en l’absence de gouvernement mondial, régissent des pans entiers de l’activité économique mondiale (Nations Unies, Think tanks, Société Mont Pèlerin, Forum de Davos, OMC, OCDE, FMI, Banque mondiale). Leurs ambitions affichées n’ont pas de limite. Eric Schmidt, le CEO de Google, veut « réparer tous les problèmes du monde », afin de « rendre ce monde meilleur ». Son collègue de Facebook, Mark Zuckerberg, feint davantage de modestie : « Le monde étant confronté à de nombreux enjeux majeurs, ce que nous tentons de mettre en place en tant qu’entreprise, c’est une infrastructure sur laquelle s’appuyer pour en dénouer un certain nombre. » Les TGE enclenchent des phénomènes industriels à grande échelle qui gagnent en importance et en ampleur, tout en étant animés par une dynamique globale hors de tout contrôle – la mondialisation. Cette dynamique globale n’est que l’agrégation d’un grand nombre d’actions individuelles dépourvues de toute intention de ce type. Mais justement nous ne pouvons plus, comme le pensaient Condorcet ou Smith, supposer qu’un grand nombre d’actions individuelles, prises isolément, doivent déboucher sur des résultats positifs pour l’humanité, qui plus est de façon régulière et persistante.

[1] Pierre Yves Gomez, « La firme géante, stade ultime du marché financier », Le Monde, 2 avril 2012.

[2] Olivier Basso, Politique de la Très Grande Entreprise, Leadership et démocratie planétaire, Puf, 2015, p. 26.

[3] Colin Crunch, L’étrange survie du néolibéralisme, p. 188.

[4] Olivier Basso, Politique de la Très Grande Entreprise, Leadership et démocratie planétaire, Puf, 2015, p. 31.

Publication : Jean-François Simonin, novembre 2017

Le développement, un mythe occidental

Le développement, un mythe occidental

 

Il est intéressant de revenir sur le concept de développement économique, ainsi que sur les raisons qui lui ont conféré soudainement, vers le milieu du xxe siècle, les allures d’une quasi mission civilisatrice. Le développement a alors acquis un statut qui le portait au niveau d’idéaux tels que l’égalité ou la liberté. Mais ce concept charrie de lourds présupposés qu’il s’agit de secouer dans nos esprits habitués à penser que le développement est un indicateur pertinent pour la mesure d’un progrès de l’humanité au sens le plus global. Il est déjà surprenant de constater à quel point il est récent. Les analyses de Gilbert Rist et de Serge Latouche représentent de bonnes introductions pour rafraichir nos regards habituels sur les orientations, les rythmes et les objectifs de cette notion de développement, dénommée aujourd’hui croissance économique.

Le point de départ de l’idée de développement, appliquée à la chose économique, date selon Rist de 1949, lorsque le président américain Truman consacra l’entrée en scène du concept de « sous-développement » dans le fameux point IV de son discours d’investiture. Avant ce discours, explique Rist, le développement était ce qui « se produit sans qu’on y puisse rien changer, mais l’apparition du sous-développement évoque non seulement l’idée d’un changement possible en direction d’un état final, mais surtout la possibilité de provoquer ce changement. Il ne s’agit plus seulement de constater que les choses se développent, on pourra désormais développer. Le développement prendra alors un sens transitif (celui d’une action exercée par un agent sur un autre) correspondant à un principe d’organisation sociale, tandis que le sous-développement sera considéré comme un état qui existe naturellement, c’est-à-dire sans cause apparente »[1]. Mais comment ce concept en est-il venu à modifier si profondément les relations internationales ?

Jusqu’alors les relations Nord/Sud étaient largement organisées selon l’opposition colonisateurs/colonisés. La nouvelle dichotomie « développés/sous-développés » propose un rapport différent, conforme à la nouvelle Déclaration universelle des droits de l’homme et à la progressive mondialisation du système étatique… Le colonisé et le colonisateur appartiennent à des univers non seulement différents mais encore opposés et, pour réduire la différence, l’affrontement -la lutte de libération nationale- paraît inévitable. Tandis que le « sous-développé » et le « développé » sont de la même famille ; même si le premier est un peu en retard sur le second, il peut espérer combler l’écart[2].

Rist conçoit ce concept de développement comme un paravent derrière lequel peuvent plus facilement s’avancer des projets postcoloniaux, souvent portés par les multinationales, sous les habits d’une mission civilisatrice vis-à-vis des plus nécessiteux. Quiconque veut aider un pays pauvre à se développer mérite bien qu’on lui pardonne quelques dégâts sociaux ou environnementaux.

Pour Serge Latouche la pensée du développement s’insère historiquement entre les pensées du colonialisme, qui le précède, et celles de la mondialisation, qui lui succède. Le concept de développement en général, selon lui, a toujours affaire avec la croissance économique. En dehors de la mythologie de la croissance la notion de développement ne correspondrait à aucune des aspirations fondamentales de l’humanité. Au contraire, elle serait même dépourvue de sens pour les éthiques traditionnelles, notamment toutes celles qui enseignaient comment « emprunter la terre à nos enfants », et les pratiques qui lui sont aujourd’hui liées seraient apparues impensables, voire interdites. C’est pourquoi Latouche distingue ce qu’il nomme le « développement réellement existant » du concept mythique de « développement » qui n’aurait aucune signification politique particulière.

On peut définir le développement réellement existant comme une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises. Il s’agit d’exploiter, de mettre en valeur, de tirer profit des ressources naturelles et humaines. Entreprise agressive envers la nature comme envers les peuples, elle est bien comme la colonisation qui la précède et la mondialisation qui la poursuit, une œuvre à la fois économique et militaire de domination et de conquête. C’est le développement réellement existant, celui qui domine la planète depuis trois siècles, qui engendre la plupart des problèmes sociaux et environnementaux actuels : exclusion, surpopulation, pauvreté, pollutions diverses, etc.[3]

Vue sous cet angle la notion de développement perd certains de ses oripeaux. D’autant qu’à long terme les taux de croissance actuels, même largement freinés par la crise de 2008, restent totalement incompatibles avec l’idée même d’une survie de l’humanité. Rappelons qu’une croissance annuelle de seulement 1 % correspond à un triplement sur un siècle. Une croissance de 2,2 % par an suffit à un doublement à l’horizon d’une seule génération. Et rappelons que toute augmentation de la croissance économique s’accompagne d’une croissance du même ordre en matière de consommation d’énergie et, dans une mesure légèrement moindre, de consommation de matières premières. Car en effet, malgré de nombreuses tentatives et d’innombrables déclarations contradictoires, nous ne sommes toujours pas parvenus, au début du XXIe siècle, à opérer un découplage signification entre croissance économique et consommation de ressources primaires. Rappelons enfin que l’humanité (essentiellement sous l’emprise de l’Occident jusqu’à présent) a déjà une empreinte écologique annuelle supérieure aux capacités de régénération de la planète depuis le milieu des années 1980. Si nous puisons déjà largement dans les stocks de la biosphère dès aujourd’hui (la charge écologique globale de la planète est excédentaire d’environ 40 % en 2017), par quel miracle pourrait-on poursuivre ce type de développement sans perturber gravement les équilibres de la biosphère et, pesons les mots, sans remettre en cause l’avenir de l’humanité ?

Le concept de développement suscite des interrogations depuis quelques décennies déjà. D’où l’introduction dans la notion de développement au sens large d’autres indicateurs que la seule mesure de la croissance économique. Amartya Sen a proposé, dès la fin du xxe siècle, de considérer le développement comme un processus d’expansion des libertés individuelles dont jouissent les individus[4]. Avec cette notion Sen voulait englober non seulement les indicateurs de croissance du produit national brut, mais aussi les indicateurs de pouvoir d’achat, de degré d’industrialisation, de progrès technologiques ou même de modernisation sociale. Chacun de ces indicateurs, expliquait-il, participe à l’amélioration des conditions de vie des individus dans le monde. Mais aucun de ces indicateurs ne peut se prévaloir d’une quelconque prééminence : le développement réel, dans la vie des gens, correspond à l’accroissement de liberté qui résultera de la progression de ces vecteurs de progrès. « Si la liberté est ce que le développement promeut, alors c’est sur cet objectif global qu’il faut se concentrer et non sur un moyen particulier ou un autre, ni sur une série spécifique d’instruments. »[5]

L’enquête BH22 reprend en partie les raisonnements de Sen et de ses disciples : à partir du moment où l’on définit l’accroissement des libertés individuelles comme mesure du développement, on devra focaliser l’attention sur les fins en vue desquelles le développement aura à être dirigé. Nous aurons à relativiser les moyens de ce développement – croissance économique, progrès technique, etc. – pour nous focaliser sur ses fins – liberté chez Sen, avenir de l’humanité à l’horizon du xxiie siècle dans la présente enquête. Chez Sen, le véritable développement consistera à exiger la suppression progressive des principaux facteurs qui entravent la liberté : tyrannie, pauvreté, absence d’opportunités de progression pour chacun, inexistence de services publics, de systèmes de solidarité, intolérance ou répression de la part de régimes totalitaires. Le fait générateur de la thèse de Sen est le constat d’un immense déni de liberté, à l’échelle du monde, concomitant avec le constat d’une prospérité économique sans précédent. L’éventail des libertés dont de larges fractions de l’humanité restent privées est pour Sen inadmissible, et il s’agit pour lui d’élaborer les outils qui permettront la réévaluation des stratégies publiques et privées en vue d’un accroissement des libertés individuelles.

Mais cette louable intention ne suffit pas. D’abord il faut mesurer à quel point elle rencontre des difficultés à imposer ses vues aux principaux acteurs de la mondialisation, privés et publics. Ensuite elle peut aussi représenter un excès de focalisation sur le présent. Dans l’esprit de la présente analyse, réduire les inégalités peut effectivement représenter un objectif stratégique prioritaire. Mais mesurer tout progrès en termes d’accroissement des libertés individuelles ne peut représenter une priorité équivalente, bien au contraire : avant cela nous avons à nous interroger sur les multiples facteurs de réduction du champ des possibles à venir, pour les générations présentes et pour les générations futures. La prise de conscience de notre entrée dans l’ère de l’anthropocène renverse ici l’ordre des priorités. Il ne servirait à rien de chercher à augmenter les libertés individuelles de 8 milliards d’individus dans un monde qui serait voué à s’éteindre, surtout si c’est en raison de ces objectifs d’augmentation des libertés que cette extinction risque de s’accélérer.

[1] Gilbert Rist, Le développement : histoire d’une croyance occidentale, Presses de Science Po, p. 128-129.

[2] Ibid., p. 139.

[3] Serge Latouche, Décoloniser l’imaginaire. La pensée créative contre l’économie de l’absurde, Parangon, 2005, p. 28-29.

[4] Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, [1999], Odile Jacob, 2003.

[5] Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, p. 15.

Publication : Jean-François Simonin, novembre 2017.

Main invisible du marché, doux commerce et fabrique du diable

Main invisible du marché, doux commerce et fabrique du diable

 

Adam Smith est l’initiateur du concept de la main invisible du marché[1], c’est-à-dire de l’idée qu’il existe un processus naturel par lequel la recherche par chacun de son intérêt personnel suffit à assurer l’intérêt général de la société. En conséquence, a expliqué Smith, la poursuite de l’intérêt individuel a pour effet d’aboutir à la meilleure organisation économique possible au niveau des nations ; encourager les comportements égoïstes est finalement la meilleure stratégie globale au niveau national ainsi qu’au au niveau mondial, car les individus seront alors conduits à leur insu par la « main invisible » du marché, mécanisme autorégulateur qui garantira, grâce à la mise en concurrence, l’utilisation optimale des ressources naturelles et productives. La postérité de cette idée allait être exceptionnelle. C’est grâce à cette main invisible du marché qu’il est préférable pour tous que le boulanger et le boucher ne se préoccupent aucunement de l’intérêt général, car ils pourraient faire des bêtises vis-à-vis de cet intérêt général qu’ils maîtrisent mal, et se focalisent sur leur propre intérêt égoïste. Déjà David Hume avait noté qu’il « n’est pas contraire à la nature humaine que je préfère la destruction du monde entier à l’égratignure de mon petit doigt »[2]. Avec Smith, on s’attend à ce que les humains se comportent de façon à maximiser en permanence leur intérêt individuel, et la main invisible du marché garantira que ces intérêts individuels se consolideront dans l’établissement de la meilleure société possible.

Bien étrange concept si l’on veut se donner la peine d’y réfléchir. Aveu, en quelque sorte, qu’il serait préférable que les hommes ne cherchent pas eux-mêmes à s’intéresser aux causes et conséquences de leurs actes. « La main invisible du Marché n’est-elle pas la version sécularisée de la divine Providence ? »[3] demande Alain Supiot. Cependant il est indéniable, historiquement, qu’il y a eu convergence à partir de la fin du xviiie siècle entre l’apparition d’un parti de la paix, politiquement, et le développement du commerce pacifique, économiquement. Commerce et finance, les principes actifs de la main invisible de Smith, ont bel et bien représenté l’infrastructure d’un système de paix universelle. En prenant le pas sur la puissance, la recherche de profit pouvait, tant qu’elle ne rencontrait pas de limite physique ou écologique, représenter un puissant facteur de paix. En s’internationalisant et en se monétisant toujours davantage, est apparu un moment où le commerce, auparavant plutôt motif de guerre, est finalement devenu facteur de paix. Avant l’avènement du libéralisme, l’organisation du commerce avait été guerrière, militaire. Le commerce avait été développé par les chasseurs, les corsaires, les pirates, les conquistadores, les marchands d’esclaves, les armées religieuses ou coloniales. Mais avec l’avènement du libéralisme, explique Polanyi[4], le commerce s’est retrouvé lié à la paix. Le commerce dépend avec le libéralisme d’un système commercial et monétaire international qui ne peut plus fonctionner de façon optimale en période de guerre. Au contraire, il exige la paix, et l’avènement de l’idéologie libérale promeut en parallèle l’idée que les grandes puissances politiques doivent s’efforcer de maintenir cette paix.

Mais Polanyi n’est pas naïf. Il sait que nombre de guerres résultent aussi de motivations commerciales conflictuelles. Pourtant, fait-il remarquer, le commerce et la finance internationales représentent les plus solides remparts contre un conflit planétaire. « En réalité, le commerce et la finance furent responsables de nombreuses guerres coloniales, mais on leur doit aussi d’avoir évité un conflit général… Pour chaque intérêt que la guerre servirait, il y en avait une douzaine qui seraient défavorablement affectés. Le capital international était naturellement voué à être le perdant en cas de guerre… Chaque guerre, ou presque, était organisée par les financiers ; mais ils organisaient aussi la paix. »[5] Pour Polanyi, l’organisation de la paix avant la montée des totalitarismes du début du xxe siècle reposait donc sur l’organisation économique – organisation économique par ailleurs extrêmement artificielle, note-t-il en des termes qui continuent de nous interpeller aujourd’hui, dans la mesure où cette organisation vise indirectement à la destruction du monde humain et de son environnement. Car le fait de se représenter les phénomènes économiques comme surplombant la société et constituant à eux seuls un système distinct auquel tout le reste de la société doive rendre des comptes, – cette représentation ne peut écologiquement et anthropologiquement être fondée. L’innovation essentielle du libéralisme, qui a consisté à faire du doux commerce un réel facteur de paix, notamment tout au long du xixe siècle, et peut-être même depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui, ne convient plus à l’établissement d’une organisation sociale vivable et durable à l’ère de l’anthropocène. Elle ne permet pas d’envisager l’atteinte de BH22 dans des conditions acceptables. Elle est peut-être en train de devenir un facteur de guerre – guerre pour l’accès aux ressources rares, guerre pour légitimer ou refuser les inégalités, guerre pour la gestion coordonnée au niveau mondial de nombreuses orientations stratégiques en l’absence de gouvernement mondial.

Quoiqu’il en soit le concept de la main invisible du marché, aujourd’hui encore, représente l’alibi des théories libérales qui estiment qu’en dernier recours, les logiques de marché seraient plus à même d’assurer le bien-être des individus et des populations que la délibération démocratique. Les négociations actuelles du traité commercial transatlantique (Tafta) se déroulent ainsi à huis clos, sans droit de regard public, en vertu de ce motif avoué qu’une trop grande transparence politique nuirait à l’efficacité des affaires et, partant, à la maximisation de l’intérêt national. Ce concept, on le comprend aisément, est un puissant accélérateur de déréglementation et de croissance, quelles que soient les implications, écologiques notamment, de cette croissance. Et un puissant frein pour la prise de conscience des limites de la biosphère. Un frein également en termes de responsabilité pour peu qu’on élargisse l’emprise de ce concept au-delà de la seule optimisation des facteurs de production : même si je ne comprends pas bien les implications de mes actes, je peux me reposer sur la bienveillance de la main invisible du marché pour m’autoriser une certaine nonchalance quant aux implications de mes stratégies. Ce type de psychologie collective, allié au développement en parallèle du statut de « société anonyme », allait conduire à la situation paradoxale de déresponsabilisation progressive des principaux acteurs de la civilisation occidentale à mesure de leur acquisition d’immenses pouvoirs technologiques, économiques, mais aussi politiques.

Pour Polanyi un seuil avait été franchi lorsque le libéralisme économique a entrepris de considérer la terre, le travail et la monnaie comme des marchandises comme les autres. A partir de ce moment, avait-il prévenu, le libéralisme est entré dans une phase autodestructrice. La substance humaine et la nature comme milieu de vie doivent être protégées de la vision utilitariste qui tend à les réduire à des éléments ingurgitables dans la « fabrique du diable » des marchés mondiaux, pour reprendre les termes de Polanyi ; elles doivent retrouver le statut de transcendances par rapport aux activités commerciales classiques. Ce qui a jusqu’à présent décuplé la force du capitalisme, sa capacité à repousser dans l’espace et dans le temps ses dettes écologiques et sociales, pourrait se retourner contre lui et accroître sa vulnérabilité ; depuis l’entrée dans l’anthropocène et notamment en raison de l’épuisement de certaines ressources naturelles, le capitalisme, fondé sur l’idée d’une possibilité de croissance infinie, est ébranlé dans ses bases conceptuelles. Il ne semble pas judicieux, au début du xxie siècle, de miser sur l’idée que la main invisible du marché soit le meilleur garant de notre accès au xxiie siècle. Pour autant, définir le type de transcendance dont nous avons besoin à cet horizon, pour faire contrepoids à la main invisible du marché, reste un challenge.

[1] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, [1776], Le concept cité est développé notamment dans le Tome IV, Chapitre II. Il est certain qu’une lecture attentive de Smith conduit à modérer la croyance de Smith lui-même à ce mécanisme. Il n’empêche, l’histoire s’est emparée de ce concept et lui a procuré une postérité exceptionnelle, ce concept étant encore très vivace aujourd’hui dans les théories libérales et néolibérales.

[2] David Hume, Traité de la nature humaine, Livre II.

[3] Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015, p. 22.

[4] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 52.

[5] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 53.

Publication : Jean-François Simonin, mai 2016.

 

L’assimilation nazisme-communisme-keynésianisme

L’assimilation nazisme-communisme-keynésianisme au milieu du XXe siècle

 

On peine aujourd’hui à comprendre pourquoi les libéraux ont été amenés, au milieu du xxe siècle, à associer totalitarisme, communisme et keynésianisme dans leur bataille idéologique. Il n’est pas inutile, devant les accents totalitaires de l’engouement pour le tout numérique au début du XXIe siècle, d’en rappeler les raisons. Ces notions renvoient aujourd’hui pour nous à des réalités très différentes. Mais il n’en était pas de même au sortir des deux guerres mondiales qui ont failli précipiter l’Occident dans l’effondrement. Car le totalitarisme, et plus précisément le national-socialisme, n’était pas perçu par les libéraux comme un simple accident de l’Histoire. Ils étaient nombreux à le considérer comme une sorte d’aboutissement plus ou moins naturel de la forme de capitalisme en vigueur à partir de la fin du xixe siècle dans les principales nations occidentales. Pour certains analystes, l’Italie, et plus encore l’Allemagne, avaient surtout l’inconvénient d’être en avance sur les autres dans la matérialisation de ce destin totalitaire.

Que les analyses du socialiste chevronné Polanyi aient convergé sur ce point avec celle du néolibéral Hayek doit attirer notre attention. Pour Hayek, il faut partir de l’idée que les totalitarismes qui se sont imposés en Allemagne et en Russie ne sont pas apparus par hasard. Leur émergence n’est que le symptôme de ce qui pourrait se reproduire dans toutes les démocraties occidentales. Elle résulte d’un long processus d’incubation dont il faut chercher la source dans la manière de conduire l’État, le droit, la politique ainsi que l’économie. Pour Hayek les ferments du totalitarisme résident dans le rejet même du libéralisme. C’est dans la critique de l’individualisme, dans les utopies collectivistes, dans l’ambition de substituer au jeu du libre marché l’autorité d’une instance de commandement national que siège le point de départ de tous les totalitarismes, explique Hayek, qui identifie totalement la base doctrinale du communisme et celle du national-socialisme. Pour lui, c’est lorsque ces idées anti-libérales commencent à se diffuser dans les sociétés, lorsque les milieux intellectuels et culturels cherchent à les légitimer, lorsque les États se les approprient, que s’annonce « la route de la servitude ». La politique économique des nazis, analyse Hayek, a représenté une façon de subordonner l’économie à la politique ou à la société globale telles qu’ils la concevaient.

Au sortir de la seconde guerre mondiale le coup de force des néolibéraux a donc consisté à mettre dans le même sac le nazisme, le communisme, voire le keynésianisme[1], à titre de totalitarismes en germe, et de les présenter ensemble, dans une sorte de communauté de pensée, comme les ressorts profonds des pires horreurs politiques du xxe siècle. Le totalitarisme n’est pas derrière nous, laissaient entendre les néolibéraux au sortir de la guerre, il est devant nous, il va continuer à progresser et à se répandre si nous ne nous attaquons pas énergiquement à ses germes les plus virulents qui ont pour nom planification, contrôle de l’économie par l’État, centralisation, sécurité sociale, politique fiscale volontariste. Le néolibéralisme plonge donc d’abord ses racines dans une volonté obstinée de s’opposer aux nouveaux totalitarismes qui avaient laissé l’Europe à feu et à sang au milieu du xxe siècle. Les néolibéraux expriment une sorte de haine du collectivisme dont on doit comprendre les ressorts. « Nous avons toutes les raisons de supposer, dit Hayek, que les manifestations les plus répugnantes des systèmes totalitaires actuels ne sont pas des sous-produits accidentels, mais bien des phénomènes que le totalitarisme produit inévitablement tôt ou tard[2]. »

L’hydre totalitaire se cache pour Hayek dans toute manifestation d’un quelconque point de vue collectif. Comme par exemple dans cette remarque qu’il cite d’un ministre de la justice nazi, qui demandait, à propos d’une nouvelle théorie scientifique : « Est-ce que je sers par là le national-socialisme pour le plus grand profit de tous ? ». Il faut prendre au sérieux ces aberrations, dit Hayek, si incroyables qu’elles paraissent, et ne pas les traiter comme de simples « accidents, des sous-produits du système qui n’auraient rien à voir avec le caractère essentiel du totalitarisme. Elles sont tout autre chose. Elles dérivent du même désir de voir diriger chaque chose par une conception d’ensemble du tout[3] ». Hayek parle d’une « tragédie de la pensée collectiviste ». « Elle procède de la conception qui met la raison au-dessus de tout et aboutit à la dégradation de la raison parce qu’elle méconnait le processus dont dépend le développement de l’intelligence. Nous touchons là au paradoxe de toute doctrine collectiviste, de son exigence d’un contrôle conscient, d’un planisme conscient, ce qui impose inévitablement le pouvoir absolu d’un individu[4]. » Pour Hayek le national-socialisme n’est pas une simple révolte contre la raison, ni un mouvement irrationnel sans fond conceptuel. Il est au contraire l’aboutissement d’une longue évolution de la pensée qui a voulu mettre le collectivisme au centre de ses objectifs, « un collectivisme dépouillé de tous les vestiges de la tradition individualiste qui aurait pu en empêcher la réalisation. » Le vers du totalitarisme est dans le fruit de toutes les pensées collectivistes.

Il est inutile de nous attarder sur la légitimité d’une bataille contre le nazisme. En revanche il est plus intéressant de comprendre pourquoi le socialisme est aussi, chez Hayek un exemple de repoussoir. Le socialisme, dit-il, est né en réaction au libéralisme de la Révolution Française. Il a été dès le début franchement autoritaire. Le fond de pensée des écrivains français qui ont posé les fondations du socialisme est, selon Hayek, l’idée que le socialisme ne pourrait être vraiment mis en pratique que par un gouvernement dictatorial. Selon lui les fondateurs du socialisme ne faisaient pas mystère de leurs intentions à l’égard de la liberté. La liberté de pensée, notamment, a été pour eux source de tous les maux tout au long du xixe siècle. C’est notamment la lecture qu’il fait de Saint-Simon par exemple.

Mais il est encore plus troublant de saisir le motif de la haine néolibérale à l’égard du keynésianisme, alors même que Hayek est très sensible aux questions d’inégalités et très combatif vis-à-vis des risques de monopole. Dans La route de la servitude, « Lord Keynes » est cité en exergue du chapitre « les totalitaires parmi nous » pour illustrer « l’impression alarmante qui se dégage de quelques ouvrages anglais sur les idées dominantes en Allemagne » dans le premier tiers du xxe siècle. En vérité, « on ne pourrait pas trouver une page du livre d’Hitler que quelqu’un en Angleterre n’ait pas proposée pour notre propre usage[5] » dit Hayek avec les thèses keynésiennes en ligne de mire. Tout programme politique d’assistance, de solidarité ou de redistribution est pour Hayek contre-productif dans ses effets et représente un marchepied pour les totalitarismes de tous poils. « Un mouvement qui promet avant tout de nous enlever toute responsabilité ne peut être qu’antimoral dans ses effets, quelle que soit l’élévation morale qui lui a donné naissance[6]. » Ce que les libéraux avanceront fortement, à la suite d’Hayek, c’est que les politiques interventionnistes d’inspiration keynésienne, qui ont été déployées entre les années 1930 et 1960, c’est-à-dire avant et après la seconde guerre mondiale, auraient engendré une sorte de crise du libéralisme. Crise dans laquelle se seraient engouffrés les fascismes et socialismes avant la guerre, crise dans laquelle les démocraties occidentales pourraient glisser à l’issue de la seconde guerre mondiale si rien n’était fait pour l’endiguer énergiquement. Economie dirigée, planification, interventionnisme d’État, avec Keynes en adversaire doctrinal majeur, sont les cibles privilégiées des néolibéraux qui voient dans ces intentions typiquement politiques autant de manifestations d’un totalitarisme rampant. Hayek précise le point de conflit entre liberté individuelle et collectivisme tel qu’il le perçoit. « Les divers genres de collectivisme, communisme, fascisme, etc., diffèrent entre eux par la nature du but vers lequel ils veulent orienter les efforts de la société. Mais ils diffèrent tous du libéralisme et de l’individualisme en ceci qu’ils veulent organiser l’ensemble de la société et toutes ses ressources en vue de cette fin unique, et qu’ils refusent de reconnaître les sphères autonomes où les fins individuelles sont toutes-puissantes. En bref, ils sont totalitaires au véritable sens de ce mot nouveau que nous avons adopté pour définir les manifestations inattendues mais inséparables de ce qu’en théorie nous appelons collectivisme[7]. »

Dans La Naissance de la Biopolitique, Michel Foucault a prolongé ces analyses. Le néolibéralisme, dit-il, a consisté à présenter le nazisme comme le prolongement naturel de toute politique interventionniste. Et non comme un accident historique ou une excroissance monstrueuse. « Je dirai que le coup de force théorique, spéculatif, des néolibéraux allemands devant ce système nazi a été de ne pas dire, comme la plupart des gens disaient à l’époque, et surtout les keynésiens bien sûr : ce système économique que les nazis mettent en place, c’est une monstruosité… Ils disent : le nazisme, c’est une vérité[8]. » Les néolibéraux ont d’abord étendu cette analyse à la situation anglaise, critiquant le plan Beveridge des années 1943-44, explique Foucault, en le présentant comme la préparation d’une politique nazie pour l’Angleterre. Le nazisme, disent les néolibéraux, n’est rien d’autre que l’aboutissement d’une croissance indéfinie du pouvoir étatique. En passant, ou non, par une période de dépérissement de l’État avant récupération par la figure d’un totalitarisme qui aura beau jeu de se présenter comme le seul recours possible devant la perspective d’effondrement d’une nation.

Il est instructif de méditer ces allers-retours de l’histoire quant à l’interprétation des politiques publiques. Surtout à une époque où nous constatons le déploiement d’une raison numérique à l’échelle de la planète, sur fond simultanément de concentration croissante des pouvoirs, d’accroissement des inégalités, de raréfaction des ressources et de replis identitaires.

[1] Pour Polanyi également, pourtant éminent promoteur de la nécessité d’une protection sociale forte, il « y avait une ressemblance entre les régimes naissants, le fascisme, le socialisme et le New Deal, mais elle tenait uniquement à leur abandon des principes du laissez-faire ». Polanyi, Ibid., p. 331.

[2] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 100.

[3] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 118.

[4] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 120.

[5] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 134.

[6] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 153.

[7] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 47.

[8] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Gallimard, Seuil, p. 113.

 

Publication : Jean-François Simonin, décembre 2017

Les mauvaises critiques du néolibéralisme

Les mauvaises critiques du néolibéralisme

 

On dit que le néolibéralisme transforme les organisations traditionnelles, qu’il bouleverse l’ordre social, qu’il fragilise les institutions publiques que sont l’école, le droit, la famille, l’État, qu’il modifie le fonctionnement du monde. Le néolibéralisme viserait la dilution et l’atomisation sociale, la perte des acquis sociaux, la décomposition des sociétés : en clair il serait un repoussoir face auquel il s’agirait de reconstruire du lien social, du sens, du collectif, du vivre ensemble. Mais, à nous en tenir là, nous passerions à côté de la possibilité de comprendre ce qui a pu donner au néolibéralisme son élan exceptionnel depuis le milieu du xxe siècle. Et nous nous priverions peut-être de mieux identifier les leviers grâce auxquels nous pouvons envisager de le reprendre en main.

Dans ce contexte d’ailleurs la gauche ne va pas au fond de ces questions : elle se contente souvent de prêcher des valeurs d’égalité, d’équité ou de solidarité. Elle invite à une répartition plus juste des fruits de la croissance, mais sans s’interroger sur les implications de cette croissance. Au contraire, elle sous-entend le plus souvent que la priorité reste d’assurer une économie en expansion, toutes les couches sociales étant appelées à profiter de cette croissance par effet de ruissellement. Pour les tenants de cette gauche libérale, les programmes de soutien à la croissance économique demeurent l’infrastructure la plus solide du bien commun. C’est bien là que réside le problème, immense, à résoudre. Car cette pensée laisse ouverts tous les compromis imaginables avec le futur : au nom de quoi une telle pensée pourrait-elle questionner les orientations fondamentales du néolibéralisme ? Cette pensée intègre petit à petit l’idée qu’il suffit d’être en mesure de produire n’importe quoi, toujours plus, pour assurer au mieux le bien-être de ses concitoyens. Tant qu’existent des consommateurs pour consommer et des créations d’emplois à la clé, il n’est nul besoin de s’interroger sur les implications des stratégies que l’on va mettre en œuvre.

D’autant qu’il ne suffit pas d’être critique vis-à-vis du néolibéralisme, il faut essayer de comprendre ce qui lui a donné son impulsion et sa force initiales. Il faut s’imposer de penser la positivité du néolibéralisme. Il faut se demander pourquoi les néolibéraux ont pu faire du marché un bien si précieux qu’ils ont cherché à l’étendre jusqu’à des zones d’activité humaine où l’on estime aujourd’hui être confrontés à des risques suicidaires pour l’ensemble de la civilisation occidentale. Bien sûr on peut considérer qu’il s’agit, en grande partie, de la simple idéologie d’une classe dominante qui ne vise qu’à préserver ses propres acquis. Avec pour preuve le fait que les inégalités ne cessent de s’accroître à la mesure du déploiement de cette idéologie, illustrant ainsi l’idée que le néolibéralisme a pour principal objectif de renforcer les privilèges des classes au pouvoir. Ce serait certainement manquer l’essentiel, à savoir la tradition intellectuelle qui a eu pour ambition de faire avancer les débats, dans les domaines de l’économie bien sûr mais également de la sociologie, de la philosophie, de l’histoire. Le néolibéralisme n’a pas été seulement l’idéologie d’une classe dominante ; cela n’aurait pas suffi à lui donner le souffle extraordinaire autour duquel se cristallisent aujourd’hui les déploiements, ainsi que les dangers, de l’économie mondialisée.

Il existe plusieurs variantes et nuances de néolibéralisme, mais selon ses fondamentaux, le marché est nettement plus capable que les pouvoirs politiques de résoudre les problèmes liés aux besoins des êtres humains tout au long de leur existence. Le libéralisme classique, tout comme les fascismes et communismes qui lui ont été contemporains, reposait sur des systèmes politiques clairement dirigistes. Le néolibéralisme tient le politique pour responsable des dérives de ces systèmes et propose de laisser la main invisible du marché opérer les arbitrages socio-économiques constitutifs de l’existence humaine contemporaine. Il faut donc commencer par reconnaître et comprendre la grande richesse philosophique et politique de l’ambition libérale, et tenter d’en mesurer les implications probables à l’horizon du xxiie siècle.

Le projet de domination de la nature a débuté bien avant le capitalisme, vraisemblablement dès que les peuples sont devenus sédentaires et ont inventé et déployé des outils efficaces. Notons qu’il est aussi possible de détruire son environnement sans être capitaliste. Nombre de civilisations se sont révélées capables de détruire leur environnement bien avant l’avènement du capitalisme, comme l’ont montré entre autres les habitants de l’Ile de Pâques. De même à horizon BH22 nous pouvons aisément imaginer une société très avancée du point de vue technologique, qui aurait trouvé un moyen politique d’organisation non capitaliste, mais serait capable de détruire son environnement au moyen ou en raison d’un accident chimique, nucléaire, génétique… ou tout simplement pour des motivations intellectuelles ou religieuses. Pourtant il est indispensable de confronter une réflexion sur l’avenir à long terme de l’humanité aux logiques économiques : les forces économiques à l’œuvre sont au début du xxie siècle d’une telle puissance qu’elles représentent un cadre de pensée hors duquel rien ne semble concevable.

L’histoire nous apprend que le libéralisme est né en réponse à la folie politique ou religieuse qui a longtemps consisté à dresser les hommes les uns contre les autres dans une conception générale qui veut que l’homme soit un loup pour l’homme. Le libéralisme est né chez les philosophes d’abord pour combattre l’arbitraire du pouvoir et les horreurs causées par les guerres de religion. Et il s’est révélé une arme puissante contre ces maux séculaires. Dans la conception des libéraux tels Hume, Locke ou Stuart Mill, la liberté cherchait à se frayer une voie contre le politique et contre le pouvoir. A l’origine le pouvoir pour les libéraux n’était pas conçu comme quelque chose que l’on devrait partager en alliant nos forces avec d’autres. Il s’agissait de défendre des libertés individuelles contre des pouvoirs qui, régulièrement, envoyaient les citoyens au bûcher ou à la guerre. L’État n’était pas conçu comme le garant de quoi que ce soit pour les hommes du xviiie siècle. Il représentait plutôt une menace contre laquelle il s’agissait d’apprendre à s’autonomiser et se défendre.

Il est clair que nous n’en sommes plus là au début du xxie siècle. Le libéralisme semble avoir perdu aujourd’hui son potentiel subversif et émancipateur pour servir de justificatif au statut quo de certains dispositifs technicoéconomiques planétaires qui sont bien loin de viser prioritairement le bien-être de l’humanité. Pourtant, c’est encore cette ambition émancipatrice qui était à l’origine de la pensée néolibérale telle qu’elle a été conçue au milieu du xxe siècle. En effet, le néolibéralisme a d’abord été perçu comme une parade contre la montée des totalitarismes ; la force prodigieuse qu’il a conquise par la suite reste incompréhensible tant que l’on n’a pas mesuré toutes les implications de cette ambition initiale.

Prenons par exemple le fil des célèbres analyses de Karl Polanyi. Elles restent instructives, au début du xxie siècle, à plusieurs égards. Polanyi analyse la montée des dictatures totalitaires dans les premières décennies du xxe siècle, dans de nombreux pays et non seulement en Allemagne, en Italie et en Russie, comme une forme d’échec de l’État libéral en tant qu’organisation de la production fondée sur des marchés libres. Ces dictatures y substituèrent de nouvelles formes d’économies, mettant un terme chacune à leur manière à l’organisation de leurs nations sur le mode libéral. L’économie libérale, dit-il, a imprimé à nos idéaux une fausse direction. On s’était fait des illusions avec l’idée d’un homo economicus, d’un individu qui serait fondamentalement rationnel, en imaginant une société formée uniquement par le vouloir de l’homme. Pour bien comprendre les intérêts et limites de la pensée néolibérale actuelle, il faut rappeler l’originalité de la pensée libérale classique qui l’avait précédée.

C’est le machinisme industriel, explique Polanyi, qui a tout modifié : tant que la machine n’était qu’un appareil peu productif et peu coûteux, elle n’avait pas modifié les équilibres ancestraux entre l’homme et son milieu de vie. « Jusqu’à la fin du xviiie siècle, la production industrielle, en Europe occidentale, fut un simple appendice du commerce[1]. » Puis, avec l’avènement du machinisme industriel, c’est-à-dire l’invention de machines et d’installations complexes, spécialisées et produisant en grandes séries, la relation du marchand traditionnel avec la production s’est trouvée profondément modifiée. La production industrielle cessa d’être un élément secondaire du commerce, elle impliquait alors des investissements de long terme, avec les avantages et les risques y afférents. Puis, progressivement, selon la célèbre thèse de Polanyi, ce n’est plus l’économie qui restait, comme dans toutes les civilisations antérieures, enchâssée dans la vie des sociétés, c’est l’inverse qui est advenu, et là réside la grande originalité des temps modernes : « la société était devenue sur toute la ligne un appendice du système économique… Une foi aveugle dans le progrès spontané s’était emparé des esprits, et les plus éclairés parmi eux hâtèrent avec le fanatisme des sectaires un changement social sans limites et sans règles »[2]. Personne n’avait annoncé le capitalisme. Personne n’avait imaginé une société fondée sur le machinisme et sur la recherche du gain individuel. C’est une véritable lame de fond qui a balayé en quelques décennies le vieux monde. A la veille de la plus grande révolution industrielle de l’histoire, dit Polanyi, on n’apercevait aucun signe, aucun présage de cette révolution.

Il est intéressant de se remémorer ces analyses car il existe un parallélisme troublant, vu d’aujourd’hui, entre les menaces induites par la mondialisation au début du xxe siècle, telles que les a si finement analysées Polanyi, et les menaces telles que nous les percevons au début du xxie siècle. Polanyi voit à la fin du xixe siècle poindre les limites du marché autorégulateur : une sorte de fanatisme libéral, à la fois machinique, industriel, commercial et financier, menaçait selon lui de dissoudre l’homme, les sociétés humaines et la nature dans l’immense marché mondial autorégulé qui était en train d’écraser toutes les organisations sociales ancestrales sous son extraordinaire expansion tout au long du xixe siècle. Et Polanyi décrit l’avènement des totalitarismes comme des tentatives de reprendre la main, certes avec les résultats catastrophiques que l’on connait a posteriori, du politique sur l’économique. « Si, d’un côté, les marchés se répandirent sur toute la surface de la planète et si la quantité des biens en cause augmenta dans des proportions incroyables, de l’autre côté, tout un réseau de mesures et de politiques fît naître des institutions puissantes destinées à enrayer l’action du marché touchant le travail, la terre et la monnaie. Tandis que l’organisation des marchés mondiaux des marchandises, des capitaux et des devises, sous l’égide de l’étalon-or, donnait une impulsion sans égale au mécanisme des marchés, un mouvement naquit des profondeurs pour résister aux effets pernicieux d’une économie soumise au marché. La société se protégea contre les périls inhérents à un système de marché autorégulateur : ce fut la caractéristique d’ensemble de l’histoire de cette époque. »[3]

On ne peut s’empêcher de faire le lien entre ces analyses de Polanyi, la façon dont il percevait les implications potentiellement destructrices du libéralisme classique, les « solutions » que l’histoire a trouvées pour répondre à ces menaces, et la façon dont nous pouvons percevoir ces mêmes implications destructrices en régime néolibéral, à l’ère de l’anthropocène. Explosion du nombre de pauvres, accroissement simultané de la plus grande pauvreté et de la plus grande richesse, destruction des équilibres sociaux traditionnels, dépendance financière à l’égard de l’étalon-or, destruction des milieux naturels étaient selon Polanyi les principales menaces qui grandissaient au rythme du développement du marché mondial autorégulateur. Certes, les fascismes du xxe siècle n’ont apporté aucune solution acceptable face à ces menaces, mais ces menaces n’ont pas disparu. Elles sont toujours là, certainement croissantes depuis la redécouverte de la finitude des ressources de la biosphère. Elles ont parfois de nouveaux noms : menaces écologiques, risques systémiques ; ou des noms plus précis : réchauffement climatique, dépendance à l’égard du nucléaire… et les risques de fascismes qui pointent ne sont plus seulement idéologiques ou totalitaristes, comme au début du xxe siècle : des fascismes de type technologique, eugéniste, écologique, religieux ne sont pas à exclure à horizon BH22.

La production, disait Polanyi en des termes que nous pouvons reprendre aujourd’hui mot pour mot, surtout à l’ère du numérique, est l’interaction de l’homme et de la nature. Si ce processus doit être organisé selon les règles d’un marché dépourvu de toute transcendance, alors il faut faire entrer l’homme et la nature dans l’orbite de ce marché ; ils doivent être eux aussi soumis aux règles de l’offre et de la demande, être traités comme des marchandises, des produits destinés à la vente, des motifs d’accroissement de la valeur, dirait-on aujourd’hui en régime néolibéral.

[1] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 125.

[2] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 126-127.

[3] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 127.

Publication : Jean-François Simonin, Décembre 2017