Les limites de la spécialisation

Les limites de la spécialisation

 

Nous vivions et pensions jusque très récemment, et ceci depuis les Lumières et l’établissement des Droits de l’Homme, dans l’idée d’une raison universelle qu’il suffisait de déployer sur la surface du globe pour obtenir richesse, bien-être, et perspective d’accumulation illimitée de toutes sortes de bénéfices matériels, dans le prolongement du projet cartésien de rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature ». L’intérêt de ce projet stratégique s’est trouvé largement confirmé par l’accroissement extraordinaire, sur les deux derniers siècles, du niveau de vie moyen dans les sociétés d’économie libérale. C’est ainsi qu’il a pu servir de matrice à la fois pour les projections individuelles et pour les projections collectives. Et c’est encore lui qui sert toile de fond aux méthodes d’analyse stratégique actuellement en vigueur dans les entreprises. Mais le prolongement de cette stratégie pose actuellement problème : outre la question des limites à cette stratégie de développement, étudiée au premier chapitre de cet essai, se pose le problème de l’éclatement des savoirs. Ce que l’on appelait la science se trouve actuellement dispersé dans une multitude de disciplines qui fonctionnent en silos, obéissant à des logiques d’expérimentation, de marché et de financement séparés les unes des autres, et nous nous découvrons totalement orphelins de tout moyen de coordination de ces différents pans d’évolution de nos sociétés. C’est tout notre concept de rationalité universelle, celui qui a servi de base à toutes les évaluations et à tous les arbitrages scientifiques, économiques, politiques et culturels sur les deux derniers siècles, qui semble actuellement « bifurquer » dans plusieurs directions simultanément.

En plus de la nouvelle profondeur qu’apporte chaque discipline à notre niveau global de connaissance, il faut composer avec l’éclatement des savoirs contemporains. Or, cet éclatement provoque une désorientation de la pensée. En se fragmentant à l’extrême l’espace de la connaissance contemporain n’offre plus les mêmes points de repère. La connaissance est actuellement éparpillée en divers lieux plus ou moins officiels, sûrs, connus ou confidentiels. Disciplines, sous-disciplines, secteurs, domaines, sujets : tout figure sur le même plan, tout semble équivalent. Dès lors, comment distinguer l’essentiel de l’accessoire ? On progresse vers l’infiniment grand, vers l’infiniment petit, on progresse en extension et en profondeur du savoir. Ce qui accroit encore la difficulté à nous positionner précisément entre ces perspectives qui tendent vers l’infini : anticiper pourquoi, comment, dans quelle direction ? Se replier sur notre présent ? Incontestablement la question se complexifie. Comment se repérer dans cette formidable complexité de notre environnement global ? Serait-t-on capable d’identifier certains enjeux prioritaires ? Devra-t-on constater avec Lewis Mumford que ce savoir restera sans usage pour la vie ?

Et à mesure que croissent leur taille et leur éloignement, la possibilité d’unir et d’ordonner rationnellement les éléments séparés s’évanouit. Aujourd’hui, l’accroissement quantitatif des connaissances, même dans les secteurs les plus limités d’une science, d’une technique, excède la capacité de communication effective, d’appréciation rationnelle ou d’assimilation des  personnes. Si ce n’est quand il peut être exploité pratiquement dans des buts militaires, médicaux ou industriels, une proportion de plus en plus vaste de ce magnifique fonds de connaissance reste lettre morte, sans usage pour la vie.[1]

En raison de l’organisation en silo des disciplines scientifiques, la synthèse des visions de toutes ces disciplines dans l’analyse de l’état de la planète est quasi inexistante. « La science essaie d’être globale et d’aller au-delà d’une collection de disciplines distinctes, mais ceux-là mêmes qui empruntent une démarche scientifique systémique seraient les premiers à admettre que notre compréhension du système terrestre n’est guère meilleure que celle qu’un médecin du xixe avait de son patient. »[2] Même au niveau des seules sciences de la nature, avant même d’envisager l’impact des activités industrielles ou politiques, il n’existe pas de diagnostic partagé, et l’objectif d’un tel diagnostic semble largement hors de portée dans les cadres de réflexion aujourd’hui en vigueur dans les démocraties libérales. Quand on mesure le temps et les moyens nécessaires pour envisager un diagnostic planétaire sur le seul sujet de l’évolution climatique, quand on analyse les innombrables résistances à toute proposition de tenter une stratégie mondiale sur cette question, on mesure à quel point un diagnostic et une politique globale de traitement de la question des risques de rétrécissement du futur de la civilisation semblent totalement hors de notre portée. Oui, nous avons de sérieux risques d’aller vers des impasses stratégiques majeures sans capacité de réaction. Oui, l’éclatement des savoirs en ce début du xxie siècle participe de cette paralysie. En termes triviaux nous entendons parfois dire que « nous fonçons vers un mur avec le pied sur l’accélérateur », mais il faut bien voir que cette image retrace assez fidèlement la réalité. Ici encore la difficulté du problème se traduit par l’abandon de tout volontarisme face aux logiques technico-économiques.

Car qui croire, en effet ? Les scientifiques eux-mêmes ne sont pas d’accord ; les plus inquiets sont-ils des illuminés, qui ne savent plus quoi faire pour se faire remarquer ? Les défenseurs des technologies les plus controversées ne font-ils que protéger les disciplines qui organisent et financent leurs analyses ? Chaque camp propose ses méthodologies, ses analyses et ses conclusions, et invite à conclure, par exemple sur les cas du réchauffement climatique, de la pollution  ou des effets possibles des OGM, qu’il n’existe pas de vérité définitive. Que signifie cette situation lorsqu’elle perdure ? Qu’il n’existe pas de vérité scientifique, ou bien que l’un des deux camps passe son temps à mentir ou se tromper ? Ou encore que notre niveau actuel de maîtrise de ces questions ne permet pas encore d’avoir les idées claires sur ces sujets ? A moins que ces sujets ne soient trop complexes, composés de trop de sous-disciplines scientifiques incapables de coordonner et synthétiser leurs analyses ? Qu’en quelque sorte un excès de spécialisation rende impossible la synthèse dans un domaine aux multiples considérants ? Ou bien encore que la vérité en ces domaines complexes ne ressortira pas de considérations scientifiques, mais peut-être de considérations morales, politiques, pourquoi pas économiques ?

D’ailleurs, peut-on s’en remettre à nos connaissances scientifiques en cas de catastrophe majeure ? Chacun se rappelle la ronde des scientifiques sur les médias pour nous abreuver de données contradictoires quant aux conséquences probables de l’accident nucléaire de Tchernobyl. Complexité et éclatement des savoirs, perte de crédit de l’expertise peuvent également déboucher sur un relativisme qui désamorcera toute velléité de maintenir ouvert le futur. Nous sommes à l’époque des connaissances à la carte, accessibles depuis un moteur de recherche. Dans ce contexte l’espace public risque de s’apparenter à une immense blogosphère, une accumulation d’informations mises en ligne au fur et à mesure de leur élaboration, sans validation préalable. Informations diverses prêtes à nous livrer des vérités sur demande. « La technologie appuyée sur la science, ou technoscience, est une sorte d’usine qui nous fournit de la vérité à la mesure de nos besoins. Ou, si l’on veut une autre image, elle est une planche à billets qui émet toute la vérité que nous voudrons. Nos dépenses étant d’emblée couvertes, nous pouvons nous permettre de jouer à mettre en doute la vérité. »[3] Et il ne servirait à rien de s’arrêter trop longuement sur ces questions scientifiques ou technologiques sans prendre la peine de les resituer dans le contexte technicoéconomique global qui les initie, les stimule, les sélectionne, les invite à se transformer ou non en produits et services marchands, à l’échelle planétaire.

[1] Louis Mumford, Les transformations de l’homme, p. 148-149.

[2] Lovelock, La revanche de Gaia, p. 6.

[3] Brague, Rémi, Modérément moderne, p. 214.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.