Éclatement des savoirs contemporains et difficultés d’anticipation

Éclatement des savoirs contemporains et difficultés d’anticipation

Nous vivions et pensions jusque très récemment, et ceci depuis les Lumières et l’établissement des Droits de l’Homme, dans l’idée qu’il suffisait de déployer une raison universelle sur la surface du globe pour obtenir richesse, bien-être, et perspective d’accumulation illimitée de toutes sortes de bénéfices matériels, dans le prolongement du projet cartésien de rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature ». L’intérêt de ce projet stratégique s’est trouvé largement confirmé par l’accroissement extraordinaire, sur les deux derniers siècles, du niveau de vie moyen dans les sociétés d’économie libérale. C’est ainsi qu’il a pu servir de matrice à la fois pour les projections individuelles et pour les projections collectives. Et c’est encore lui qui sert toile de fond aux méthodes d’analyse stratégique actuellement en vigueur dans les entreprises. Mais le prolongement de cette stratégie pose actuellement problème : outre la question des limites à cette stratégie de développement, étudiée au premier chapitre de cet essai, se pose le problème de l’éclatement des savoirs. Ce que l’on appelait la science se trouve actuellement dispersé dans une multitude de disciplines qui fonctionnent en silos, obéissant à des logiques d’expérimentation, de marché et de financement séparés les unes des autres, et nous nous découvrons totalement orphelins de tout moyen de coordination de ces différents pans d’évolution de nos sociétés. C’est tout notre concept de rationalité universelle, celui qui a servi de base à toutes les évaluations et à tous les arbitrages scientifiques, économiques, politiques et culturels sur les deux derniers siècles, qui semble actuellement « bifurquer » dans plusieurs directions simultanément.

En plus de la nouvelle profondeur qu’apporte chaque discipline à notre niveau global de connaissance, il faut composer avec l’éclatement des savoirs contemporains. Or, cet éclatement provoque une désorientation de la pensée. En se fragmentant à l’extrême l’espace de la connaissance contemporain n’offre plus les mêmes points de repère. La connaissance est actuellement éparpillée en divers lieux plus ou moins officiels, sûrs, connus ou confidentiels. Disciplines, sous-disciplines, secteurs, domaines, sujets : tout figure sur le même plan, tout semble équivalent. Dès lors, comment distinguer l’essentiel de l’accessoire ? On progresse vers l’infiniment grand, vers l’infiniment petit, on progresse en extension et en profondeur du savoir. Ce qui accroit encore la difficulté à nous positionner précisément entre ces perspectives qui tendent vers l’infini : anticiper pourquoi, comment, dans quelle direction ? Se replier sur notre présent ? Incontestablement la question se complexifie. Comment se repérer dans cette formidable complexité de notre environnement global ? Serait-t-on capable d’identifier certains enjeux prioritaires ? Devra-t-on constater avec Lewis Mumford que ce savoir restera « sans usage pour la vie » ?

Et à mesure que croissent leur taille et leur éloignement, la possibilité d’unir et d’ordonner rationnellement les éléments séparés s’évanouit. Aujourd’hui, l’accroissement quantitatif des connaissances, même dans les secteurs les plus limités d’une science, d’une technique, excède la capacité de communication effective, d’appréciation rationnelle ou d’assimilation des  personnes. Si ce n’est quand il peut être exploité pratiquement dans des buts militaires, médicaux ou industriels, une proportion de plus en plus vaste de ce magnifique fonds de connaissance reste lettre morte, sans usage pour la vie.[1]

En raison de l’organisation en silo des disciplines scientifiques, la synthèse des visions de toutes ces disciplines dans l’analyse de l’état de la planète est quasi inexistante. « La science essaie d’être globale et d’aller au-delà d’une collection de disciplines distinctes, mais ceux-là mêmes qui empruntent une démarche scientifique systémique seraient les premiers à admettre que notre compréhension du système terrestre n’est guère meilleure que celle qu’un médecin du xixe avait de son patient. »[2] Même au niveau des seules sciences de la nature, avant même d’envisager l’impact des activités industrielles ou politiques, il n’existe pas de diagnostic partagé, et l’objectif d’un tel diagnostic semble largement hors de portée dans les cadres de réflexion aujourd’hui en vigueur dans les démocraties libérales. Quand on mesure le temps et les moyens nécessaires pour envisager un diagnostic planétaire sur le seul sujet de l’évolution climatique, quand on analyse les innombrables résistances à toute proposition de tenter une stratégie mondiale sur cette question, on mesure à quel point un diagnostic et une politique globale de traitement de la question des risques de rétrécissement du futur de la civilisation semblent totalement hors de notre portée. Oui, nous avons de sérieux risques d’aller vers des impasses stratégiques majeures sans capacité de réaction. Oui, l’éclatement des savoirs en ce début du xxie siècle participe de cette paralysie. En termes triviaux nous entendons parfois dire que « nous fonçons vers un mur avec le pied sur l’accélérateur », mais il faut bien voir que cette image retrace assez fidèlement la réalité. Ici encore la difficulté du problème se traduit par l’abandon de tout volontarisme face aux logiques technico-économiques.

Car qui croire, en effet ? Les scientifiques eux-mêmes ne sont pas d’accord ; les plus inquiets sont-ils des illuminés, qui ne savent plus quoi faire pour se faire remarquer ? Les défenseurs des technologies les plus controversées ne font-ils que protéger les disciplines qui organisent et financent leurs analyses ? Chaque camp propose ses méthodologies, ses analyses et ses conclusions, et invite à conclure, par exemple sur les cas du réchauffement climatique, de la pollution  ou des effets possibles des OGM, qu’il n’existe pas de vérité définitive. Que signifie cette situation lorsqu’elle perdure ? Qu’il n’existe pas de vérité scientifique, ou bien que l’un des deux camps passe son temps à mentir ou se tromper ? Ou encore que notre niveau actuel de maîtrise de ces questions ne permet pas encore d’avoir les idées claires sur ces sujets ? A moins que ces sujets ne soient trop complexes, composés de trop nombreuses sous-disciplines scientifiques incapables de coordonner et synthétiser leurs analyses ? Qu’en quelque sorte un excès de spécialisation rende impossible la synthèse dans un domaine aux multiples considérants ? Ou bien encore que la vérité en ces domaines complexes ne ressortira pas de considérations scientifiques, mais peut-être de considérations morales, politiques, pourquoi pas économiques ?

D’ailleurs, peut-on s’en remettre à nos connaissances scientifiques en cas de catastrophe majeure ? Chacun se rappelle la ronde des scientifiques sur les médias pour nous abreuver de données contradictoires quant aux conséquences probables de l’accident nucléaire de Tchernobyl. Complexité et éclatement des savoirs, perte de crédit de l’expertise peuvent également déboucher sur un relativisme qui désamorcera toute velléité de maintenir ouvert le futur. Nous sommes à l’époque des connaissances à la carte, accessibles depuis un moteur de recherche. Dans ce contexte l’espace public risque de s’apparenter à une immense blogosphère, une accumulation d’informations mises en ligne au fur et à mesure de leur élaboration, sans validation préalable. Informations diverses prêtes à nous livrer des vérités sur demande. « La technologie appuyée sur la science, ou technoscience, est une sorte d’usine qui nous fournit de la vérité à la mesure de nos besoins. Ou, si l’on veut une autre image, elle est une planche à billets qui émet toute la vérité que nous voudrons. Nos dépenses étant d’emblée couvertes, nous pouvons nous permettre de jouer à mettre en doute la vérité. »[3] Et il ne servirait à rien de s’arrêter trop longuement sur ces questions scientifiques ou technologiques sans prendre la peine de les resituer dans le contexte technicoéconomique global qui les initie, les stimule, les sélectionne, les invite à se transformer ou non en produits et services marchands, à l’échelle planétaire.

Publication : Jean-François Simonin, Septembre 2013

[1] Louis Mumford, Les transformations de l’homme, p. 148-149.

[2] Lovelock, La revanche de Gaia, p. 6.

[3] Brague, Rémi, Modérément moderne, p. 214.

Anticipation impossible, anticipation indispensable au XXIe siècle

Pourquoi anticiper relève d’une exigence nouvelle au XXIe siècle

 

Nous ne disposons d’aucune sagesse mondiale alors que nous disposons à présent de nombreux moyens d’action d’envergure mondiale. Il découle de ce décalage toute une série d’inadéquations entre les intentions et les réalisations, entre les moyens et les fins, entre le possible et le souhaitable, entre le court et le long terme. D’où l’impression d’un monde dont les multiples acteurs déploient des stratégies incohérentes, subissent des injonctions contradictoires et, dans ces tensions, sont amenés à prendre des options dangereuses pour les autres tant ils ne visent le plus souvent qu’à promouvoir leurs intérêts propres. Les principaux acteurs de notre civilisation technico-économique sont dépourvus de repères et d’outils susceptibles de les aider dans leurs orientations stratégiques concrètes, tandis que les peuples sont dépourvus d’autres moyens que de faire valoir leurs intérêts durables au travers des faibles leviers de court terme que leur confère leur statut d’électeur, de consommateur, de client/fournisseur, d’actionnaire ou de salarié. Notre confiance dans l’action humaine s’étiole, le caractère irréversible de nombre de nos actions apparaît soudainement, nous devenons clairement dubitatifs quant aux implications du génie créatif humain, nous pressentons le besoin d’une capacité d’anticipation d’un genre nouveau.

Tout ce passe comme s’il existait un bug dans l’algorithme de la civilisation occidentale. Ce qui fait aujourd’hui de ce bug le souci N° 1 pour l’avenir de l’humanité, c’est le formidable saut effectué par l’humanité dans son rayon d’action au cours des dernières générations. Science, technologie, économie et mondialisation ont modifié la donne dans les équilibres planétaires, mais nous n’avons aucune maîtrise des conséquences de ces évolutions. Le monde entier en a d’abord pris conscience avec l’utilisation de l’arme atomique au milieu du xxe siècle, puis nous avions fini par nous habituer aux dangers véhiculés par la mise au point de cette technologie – par ailleurs utile en matière de production d’énergie. Nous commençons à percevoir une autre manifestation de l’envergure prise par les actions humaines avec le problème du réchauffement climatique. D’autres enjeux du même ordre apparaissent dans la foulée du développement de la civilisation, comme l’accroissement démographique, le vieillissement de la population mondiale, les perspectives de manque de ressources naturelles, la croissance des inégalités, la perspective de mutation génétique du vivant, ainsi que d’autres enjeux de cette nature.

Si notre incapacité à anticiper collectivement représente bien le souci majeur pour l’avenir de l’humanité, la tentative de comprendre cet état de fait et d’en identifier les causes représentera alors un enjeu prioritaire. Il est toutefois nécessaire d’expliciter d’emblée quelques-uns des partis pris ou postulats) destinés à cadrer les contours dans l’optique de l’enquête BH22 : parti pris de considérer qu’il n’est pas encore interdit d’envisager un changement de direction ; parti pris de considérer qu’il n’existe aucun démon à la manœuvre et notamment pas de démon qui viserait explicitement à l’extinction de l’humanité ; parti pris de considérer que les orientations suicidaires vers lesquelles se dirigent les sociétés occidentales ne proviennent pas d’un excès de rationalité, mais au contraire d’un défaut de rationalité au sens bien compris du terme, c’est-à-dire incluant la prise en compte du long terme pour la biosphère et l’humanité ; parti pris de considérer que l’orientation de la civilisation dans son ensemble, avec ses sept milliards d’individus au début du xxie siècle et ses innombrables processus politiques, industriels, culturels enchevêtrés est une question trop monumentale pour pouvoir être travaillée d’un seul bloc, comme pourrait le faire un Dieu, mais que cette orientation globale est le produit d’un certain nombre d’enjeux sur lesquels il n’est pas inimaginable d’envisager des normes de comportement qui éviteraient des impasses stratégiques irréversibles pour l’humanité ; parti pris de considérer que ces normes auraient prioritairement à s’imposer aux principaux acteurs de la civilisation présente, les big players, individus ou collectifs, qui configurent au travers de leurs œuvres technoscientifiques, économiques et politiques le futur de pans entiers de la civilisation ; parti pris d’imaginer que même pour ces big players la question de l’avenir à long terme devrait représenter un souci majeur, ne serait-ce que pour la poursuite et le perfectionnement de leurs propres activités, même si ce n’est pas actuellement le cas en raison de la faiblesse du poids du futur dans les processus de prise de décision, notamment dans les sphères politiques et économiques – la question du temps, et donc de l’avenir, n’ayant jamais existé dans la pensée scientifique. En d’autre termes il s’agit de parier sur l’idée qu’il est encore temps d’éviter des sorties de routes définitives pour la civilisation avant le XXIIe siècle. Tout cela est clairement utopique, mais d’un utopisme que j’espère réaliste. C’est en tout cas la toile de fond sur laquelle se déroulera la présente réflexion sur les capacités d’anticipation de nos sociétés technicoéconomiques libérales.

Publication : Jean-François Simonin, décembre 2012.

 

Le monde en 2030 vu par la CIA

Le monde en 2030 vu par la CIA

Depuis le début des années 2000, tout nouveau Président des États-Unis inaugure son mandat par l’édition d’un vaste rapport de prospective : Global Trends. Ce rapport est préparé par la NIC[1], l’agence de R&D de la CIA qui observe avec méthode toutes les tendances lourdes et signaux faibles à l’échelle du monde. Tous les quatre ans elle fait connaître son diagnostic, d’abord dans les antichambres du pouvoir, ensuite vers le public. Il s’agit de faire connaitre le nouveau cadrage conceptuel de l’agence et d’aider les décideurs économiques et politiques à préparer l’avenir, à coordonner leurs initiatives dans le sens des Globals Trends « officielles ».

La dernière édition de ce rapport, Le monde en 2030 vu par la CIA[2], est particulièrement intéressante. Elle identifie quatre grandes tendances de développement du monde : émancipation des individus, dispersion de la puissance, évolutions démographiques, tensions autour des ressources naturelles. Sur cette base elle envisage six « catalyseurs du changement » : économie mondiale sujette aux crises, vacance de la gouvernance, accroissement des risques de conflits, élargissement des champs d’instabilité, rôle moteur des évolutions technologiques, et rôle des États-Unis à l’avenir. Pour enfin déboucher sur quatre scénarios pour 2030 : un scénario pessimiste, « quand les moteurs calent » ; un scénario optimiste, « Fusion » ; un scénario d’accroissement des écarts et des inégalités (revenus, ressources…) et enfin un scénario de prolifération d’acteurs privés influents, « un monde non étatique ». Derrière ces chapitres le rapport établit d’importants constats et pose nombre de questions : nous serons plus âgés en 2030, plus nombreux et nous manquerons de ressources. Nous serons plus riches mais plus vulnérables. Un individu seul aura la capacité de détruire la planète, et ceci de plusieurs façons. La part des pays occidentaux dans l’économie mondiale va être divisée par deux. La moitié de la population mondiale manquera d’eau potable. Ce rapport pointe, derrière les angoisses classiques de la puissance américaine (ses rapports avec la Chine, l’Iran, l’énergie, les gaz de schiste, les réseaux sociaux, le pouvoir des technologies, l’avenir du libéralisme…), un nombre conséquent de questions clés pour l’avenir de la civilisation occidentale et de l’humanité toute entière à horizon BH22.

Etranges réflexions, en première analyse, de la part d’une agence de renseignements qui poursuit Wikileaks et espionne la terre entière, mais offre au monde sa vision du futur. D’autant plus étrange qu’il ne s’agit pas d’envisager réellement le futur : l’inconnu et l’improbable sont d’emblée rangés dans un chapitre spécial intitulé « les Cygnes Noirs ». Le rapport ne cherche même pas à en faire un véritable sujet de réflexion. Il accepte dès le départ l’idée d’un trou noir de la pensée stratégique. Pas un mot sur l’évolution des mentalités, les aspirations de ces 8,4 milliards d’individus en 2030, sur le besoin de nouveaux modèles sociaux ou économiques. Le rapport pointe les impasses stratégiques des logiques actuellement à l’œuvre mais ne propose que l’accélération, dans les mêmes directions, pour éviter les obstacles.

Dans sa courte et percutante préface à l’édition du rapport de 2013, Flore Vasseur apporte un point de vue complémentaire quant à la vocation de ce type d’analyse. Depuis la première édition de ce rapport en 1999, dit-elle, la CIA cherche sa raison d’être dans un monde débarrassé de la menace soviétique. La CIA s’interroge : « à quoi sert-elle ? Comment éviter un nouveau Pearl Harbor ? Elle est le fruit d’une Amérique qui doute et tente de poser les bonnes questions. Un effort louable pour s’ouvrir au monde et mieux le comprendre.[3]». « Le monde en 2030 pose tous les quatre ans la doxa de la politique américaine. » Mais l’intention est « d’engager un dialogue sur le futur avec des experts non gouvernementaux », les États-Unis s’interrogeant sur l’avenir de la position américaine dans un monde en pleine recomposition. Jusqu’où se poursuivra leur déclin ? C’est cette question qui selon F. Vasseur hante Le monde en 2030 selon la CIA.

En matière de prévisions, les bonnes nouvelles sont de mauvaises augures : en 2030, l’avènement d’une classe moyenne mondiale (et donc de l’éradication de la grande pauvreté) va accélérer la dégradation de l’environnement et créer d’explosifs problèmes d’accès à l’eau. Le vieillissement de la population s’accompagnera d’un abaissement du niveau de vie. Le gaz de schiste garantira aux États-Unis l’indépendance énergétique mais conduira les pays pétroliers à la ruine et le climat à sa perte. Au niveau mondial, la distribution du pouvoir politique posera les bases d’un monde plus ouvert (le Nigeria, la Colombie, l’Indonésie sont les petits frères des BRICS) mais ingérable. La technologie apportera des solutions inédites, des ruptures, permettant de gagner des points supplémentaires de productivité. Nous serons tous beaucoup plus capables, physiquement résistants, efficaces. Les terroristes aussi.

Le xxie siècle pourrait effectivement être celui de tous les désastres technologiques, biologiques, écologiques, anthropologiques. Vasseur rappelle que nombre de grandes civilisations se sont écroulées en une décennie : les Incas en 1530, la dynastie Ming au xviie siècle, la monarchie française en 1789, l’empire ottoman en 1922. Elle voit le rapport de la CIA, qui a saisi « le sens de l’histoire, mais pas son rythme », comme une tentative désespérée d’éviter le suicide environnemental, financier et spirituel de l’Occident, suicide que l’agence semble pressentir sans en dire un seul mot. Pour l’éviter la CIA propose à tous les puissants de ce monde d’entrer dans ses schémas d’appréhension du futur, pensant sans doute qu’une solide cohérence mondiale autour de ses propres objectifs la disculperait en partie des dommages infligés au monde par la stratégie techno-libérale qu’elle promeut.

Ce rapport pose de nombreuses questions cruciales pour l’avenir de l’humanité. Car dans le fond il ne parle pas spécialement des difficultés des États-Unis dans leur volonté d’asseoir leur emprise sur le monde ; il parle surtout des limites de la civilisation occidentale et de ses impasses stratégiques majeures. C’est bien en cela qu’il nous intéresse pour l’enquête BH22. Ce rapport est pertinent, riche, visionnaire, il pointe une somme considérable de dangers qui devraient, dans le meilleur des mondes, faire l’objet d’anticipations ; il ouvre un immense chantier, pose énormément de questions cruciales. En premier lieu la question de comprendre par quel mystère nous restons sans réponse vis-à-vis de ces immenses enjeux qui concernent si manifestement l’avenir de l’humanité toute entière.

 

[1] NIC : National Intelligence Council : cellule de veille et d’intelligence économique de la CIA.

[2] Le monde en 2030 vu par la CIA, traduction intégrale du rapport Global Trends 2030 : alternative Worlds, Editions des Equateurs, 2013, préface de Flore Vasseur.

[3] Flore Vasseur, préface à l’édition française de « Le monde en 2030 vu par la CIA », op. cit.

Publication : Jean-François Simonin, septembre 2013.

Panorama des risques d’origine anthropique au XXIe siècle

Cliché dans le musée des horreurs au début du XXIe siècle

 

Il est impossible d’opérer un repérage exhaustif des risques d’origine anthropique au début du XXIe siècle. Tentons néanmoins d’en dresser les contours, car il sera toujours utile d’avoir le portrait-robot de l’ennemi à combattre tout au long de l’enquête BH22.

Commençons par un bref aperçu des principaux bouleversements qui doivent attirer notre attention : explosion et vieillissement démographique, conflits armés plus ou moins persistants, désastres industriels, pollution généralisée, épuisement des ressources non renouvelables, évolution du climat, réduction de la biodiversité, croissance des inégalités, crise financière et risque de dépression économique généralisée, recul des acquis sociaux sous l’effet du déploiement d’une mondialisation financiarisée, accroissement des disparités Nord/Sud, chaos et autodestruction qui semblent régner dans les pays pauvres du Sud, tendances socio-centriques en Extrême Orient, montée des extrémismes… voici là quelques sujets qui doivent interpeller à tous niveaux, citoyens du monde et gouvernants. Ajoutons à ce panorama quelques effets combinés potentiels de ces dérèglements, comme par exemple des mutations génétiques non contrôlées, le vieillissement des stocks d’armements nucléaires plus ou moins surveillés et entretenus, l’accentuation des catastrophes naturelles liées au réchauffement climatique, l’apparition de gigantesques mégalopoles aux règles de fonctionnement incertaines, l’accroissement simultané des taux de chômage, des taux de profit et des cours de la bourse, le déclenchement de pandémies, les virus létaux qui se propagent avec le tourisme international, les bactéries de plus en plus résistantes aux antibiotiques, la phénoménale fabrique de méthane que constitue le cheptel de ruminants destinés à satisfaire le régime de plus en plus carné de l’humanité contemporaine, la libanisation de régions entières qui se décomposent sous l’effet des conflits ethniques ou de guerres civiles ouvertes ou larvées…

Pensons également à toutes les innovations dont on ne mesure pas encore l’ensemble des conséquences : l’intervention sur le génome humain, la procréation médicale assistée, les nanotechnologies, le rôle des lobbies, et tous les changements dont on perçoit spontanément les avantages tout en suspectant que leurs implications généralisées pourraient bien constituer à terme des mutations anthropologiques d’importance : Internet et la communication interplanétaire en temps réel, le déploiement de la géolocalisation, les cellules souches, la fabrication additive… Mentionnons également les absents non excusés pour cette photographie d’ensemble : pas de gouvernance mondiale, pas de réduction de l’arsenal militaire mondial, pas de solution à l’extrême pauvreté, pas d’accord pour empêcher le climat de se réchauffer.

Enfin il faut souligner le caractère non directement perceptible de ces nouveaux risques. Ils sont généralement inaccessibles à nos organes des sens qui ne sont d’aucune aide en matière de détection ou de protection face à ces risques : la perturbation des grands équilibres de la biosphère, les mutations génétiques, l’extinction des espèces, les évolutions climatiques, l’importance du trou dans la couche d’ozone, la présence de nanoparticules ou de micro polluants, la dispersion de la puissance, la dérégulation des taux d’intérêt et des taux de change, la croissance des inégalités, l’énorme retard de développement du continent africain, tout cela reste imperceptibles pour nos cinq organes des sens … Nous n’avons pas de perception directe, et ne disposons par conséquent d’aucune connaissance intime de ces nouveaux dangers, comme si l’évolution des espèces n’avait pas prévu que l’homme puisse opérer sur ces nouveaux terrains de jeu rendus accessibles, comme par accident, par le développement techno-économique de la civilisation occidentale. Le repérage, la mesure de ces phénomènes ne sont possibles que par l’intermédiaire d’un appareillage techno-scientifique sophistiqué, dont les bilans ne sont pas toujours bien clairs ni fiables, non exempts de considérations marketing ou industrielles douteuses.

Enfin, les risques d’accidents industriels ou de méga pollution nucléaire, chimique, virale à grande échelle, parfois avec effets irréversibles (Bhopal, Three Miles Island, Seveso, Tchernobyl, AZF, Fukushima…), explosion de plateformes pétrolières, fuites et explosions en tout genre, sont le résultat le plus directement manifeste de l’emprise humaine sur le sort de la terre. Même la crise financière de 2008 pourrait être considérée comme un accident technoscientifique, ou du moins une défaillance des systèmes informatiques d’analyse et de détection des risques financiers.

Ce qui frappe dans ce panorama très approximatif, c’est l’éclatement des nouvelles problématiques auxquelles la civilisation occidentale est confrontée, la prolifération de sujets de vaste envergure, l’absence de logique d’ensemble, au final l’impressionnant potentiel de contradiction des temps présents. « Un monde se meurt, un nouveau monde tarde à apparaître, dans ce décalage peuvent apparaître des monstres » disait déjà Gramsci dans les années 1920, du fond des prisons mussoliniennes : un monde se meurt car il engendre à présent des bouleversements structurels qui le font vaciller sur ses propres bases historiques. Un nouveau monde tarde à apparaître, car aucune stratégie alternative de civilisation ne ressort clairement ni des faits ni des idées contemporaines, en aucun lieu de l’univers. Des monstres peuvent apparaître dans ce décalage : s’agit-il de véritables nouvelles créatures menaçantes pour la civilisation occidentale, ou seulement de vieux fantômes fatigués de ses angoisses de jeunesse ? Simples vieilles craintes qui n’auraient plus lieu d’être ? C’est dans ce décalage qu’il est intéressant d’interpeller la prospective : peut-elle nous éclairer sur ces monstres qui se profilent à l’horizon en ce début du xxie siècle, peut-elle nous aider à discerner quels sont les vrais et les faux monstres, les bons et les méchants, à horizon BH22  ?

Prévoir la façon dont la civilisation occidentale réagira à ces tensions ou accidents au fur et à mesure de leur apparition est un véritable défi pour l’intelligence collective, un défi d’abord en matière d’anticipation : quel est le véritable champ des possibles dans ces affaires complexes et enchevêtrées ? Peut-on démêler les espoirs et les craintes suscitées par les évolutions de nos sociétés avancées ? Où se situent les urgences ? Peut-on élaborer une cartographie qui soit compréhensible par tous ? Saurait-on, au moins, identifier les enjeux de civilisation les plus stratégiques sur le long terme, par exemple pour le siècle à venir ?

Publication : Jean-François Simonin, septembre 2013.

Qu’est ce que la techno-science ?

Qu’est-ce que les techno sciences ?

Les premières analyses critiques radicales du processus de « progrès » technologique dans la civilisation occidentale se sont amplifiées au milieu du xxe siècle : le moment inaugural du basculement de l’évaluation globalement positive du progrès technique a été celui de l’emploi, en août 1945, des deux premières bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki. Ces évènements ont illustré avec force, de façon mondialement visible, à quel point l’utilisation du potentiel des sciences pouvait devenir dangereux, éventuellement suicidaire pour l’humanité. Quelques années plus tard la prise de conscience de la Shoa, de son étendue et de l’infernal complexe d’administration raisonnée, d’industrialisation et de logistique qui a conduit à ce génocide programmé, a encore élargi le cercle des doutes concernant la destinée à laquelle nous prépare le progrès scientifique et ses applications imprévisibles.

Depuis la fin du xxe siècle, la conviction selon laquelle tous les problèmes relatifs à la condition humaine peuvent trouver une solution d’ordre technico-scientifique est clairement remise en question par une grande partie des intellectuels, et une partie significative des citoyens. On parle de technosciences depuis quelques décennies pour caractériser ce nouveau contexte. Car la réalité contemporaine de la science moderne témoigne du fait qu’elle est devenue intrinsèquement technicienne. Il n’y a plus d’un côté la science, de l’autre ses applications. Science et industrie sont deux sous-parties d’un même processus de production. En effet le savoir que la science contemporaine produit est d’emblée un pouvoir, un pouvoir de faire, car la science est devenue mécaniquement active. Elle ne découvre pas réellement ses objets, elle les conçoit et les fabrique. Ainsi en va-t-il pour les nouvelles molécules en chimie, les nouveaux matériaux en plasturgie et métallurgie, les mutations génétiques en biotechnologie… La science secrète un ensemble de produits qui interfèrent avec le monde naturel, le modifient et ne peuvent plus s’en dissocier. Gilbert Hottois, artisan du terme technoscience dans les années 1970, résume bien ce nouveau contexte et pointe les sujets socio-politiques vers lesquels doit à présent s’ouvrir toute tentative de démarche prospective dans les domaines technico-industriels.

« D’où l’apparition, dès les années 1970, de la notion et du terme de « techno-science ». La techno-science ne laisse pas les choses telles qu’elles sont. Au contraire : des nouvelles particules aux nouveaux matériaux, des synthèses chimiques à l’ADN recombinant, de l’Intelligence artificielle aux nouveaux moyens de communication et d’information, sa puissance d’action et de production ne cesse de se développer et de faire apparaître tout le donné – la matière, le vivant, l’homme – comme transformable. Alors que la conception traditionnelle, pré-moderne et encore moderne, de la science la limitait à la représentation d’un donné naturel fondamentalement immuable, passible seulement de quelques adaptations techniques allégeant les servitudes matérielles de la condition humaine, les techno-sciences contemporaines ne cessent d’étendre l’éventail des possibles. Voilà pourquoi elles soulèvent nécessairement et intrinsèquement des questions de choix, de décision et de responsabilité. Voilà pourquoi la science est devenue, dès le projet de recherche, une affaire aussi économique, sociale, éthique et politique. La Recherche et le Développement techno-scientifiques ne sont plus supra ou extra sociaux : la R&D est dans la société, dépendante des composantes particulières de la société et des intérêts de ces composantes telles que les industries, les partis politiques, les communautés scientifiques, les associations de consommateurs, les banques, les Eglises, les collectifs de patients, etc.[1] »

De plus en plus ce sont les humains qui produisent le monde ambiant, les matériaux, outils, processus et leurs diverses interactions… L’exemple de la chimie est éloquent : on dénombrerait actuellement seize millions de substances chimiques, et ce nombre accroîtrait de près de un million par an.[2] Collaboration croissante et éminemment productive entre technosciences physiques, chimiques, biologiques, génétiques, souvent assistée par ordinateur. On parle de convergence entre ces nouvelles technologies NBIC (Nanotechnologie, Biotechnologie, Informatique et Connectique), en soulignant l’immense univers d’innovations qu’elles nous promettent. Les conséquences de cet état de fait à horizon BH22 sont vertigineuses, et interrogent très profondément sur la possibilité même d’élaborer une pensée de l’anticipation apte à dépasser le court terme dans les domaines techniques. Il faut le dire, la prospective ne semble apporter que peu de prise pour imaginer les résultats futurs des développements scientifiques en cours ; ce n’est pas la prospective, ce sont plutôt les incitations et contraintes économiques qui encadrent – ou canalisent – les résultats de la recherche.

Doit-on alors abandonner l’idée d’anticiper dans ce domaine de l’expérience humaine ? Pour nous laisser bercer par les surprises qui apparaîtront au fur et à mesure des développements techno-scientifiques, ou pour concentrer notre effort sur la bonne utilisation de ces développements ex-ante ?

« … La dépendance des sciences et des techniques à l’égard de la société qui les produit est loin d’être unilatérale et manifeste dans les effets socialement intensément transformateurs des découvertes et inventions techno-scientifiques : de la révolution copernicienne à la révolution génétique, l’histoire des sciences et des techniques en offre plein d’exemples. Les techno-sciences façonnent les sociétés au moins autant que celles-ci orientent celles-là. Cependant, non seulement les conséquences sociales, culturelles, économiques, morales d’une découverte-invention importante sont largement imprédictibles, mais, en outre, les découvertes et les inventions elles-mêmes sont imprévisibles, ce qui redouble la difficulté d’anticiper le futur de l’humanité que nous produisons, dès lors que l’on cherche à projeter l’avenir au-delà des prochaines années, au mieux de quelques décennies. »[3]

Cette situation pose donc un problème redoutable en matière d’anticipation. Contentons-nous ici de noter qu’à ce stade la civilisation occidentale reste dirigée selon des règles qui maximisent les mises sur le marché de toute innovation selon le principe général de Gabor, très rarement contrarié, qui veut que « tout ce qui est réalisable doit être réalisé ». On pourrait préciser au début du XXIe siècle : « tout ce qui est vendable sera vendu ». La futurologie américaine, qui inspire en grande partie les fantasmes de Wall Street, reste exclusivement dirigée par cette philosophie dont la Rand Corporation est le fer de lance depuis plus d’un demi-siècle. Et le monde suit, globalement, sans trop s’en émouvoir, alors que ce fonctionnement « autonomisé » des technosciences semble assez clairement remettre en cause sa propre capacité d’exister sur le long terme.

[1] Gilbert Hottois, Dignité et diversité des hommes, p. 136.

[2] Idem, p. 187.

[3] Id. p. 139

Publication : Jean-François Simonin, décembre 2012.

L’ouragan Anthropocène et ses implications stratégiques

L’ouragan Anthropocène et ses implications stratégiques

L’Anthropocène propose à l’humanité une nouvelle appréciation de sa capacité à configurer son propre avenir : mais que nous puissions encore reprendre en main notre destinée, rien n’est moins sûr. Sous nos pieds se sont sédimentés d’énormes résidus techniques, industriels, culturels et nous sommes durablement propulsés sur des rails très rigides, par une force qui produit une accélération permanente, et dont nous avons pour l’instant perdu le contrôle. « Des choses se sont mises en marche – et pas seulement des escaliers roulants – qu’on n’a nullement prévues et dont on doit raisonnablement douter qu’elles puissent jamais être reprises par une action humaine pour être dirigées dans des voies non fatales… le processus de civilisation…. se révèle être une curiosité ontologique de premier ordre, car ce qui y devient un fait accompli n’est ni plus ni moins qu’une catastrophe naturelle autoréflexive. Comme tout ce qui est fatal, cela est aussi philosophiquement intéressant… Aujourd’hui l’homme, l’avalanche qui pense, n’est plus mis en danger par la seule tempête de la vie, il met lui-même en mouvement les masses qui peuvent l’ensevelir. »[1]

Ce qui est donc radicalement nouveau depuis le début du XXIe siècle, c’est la conscience de la finitude, non plus seulement individuelle, mais collective de l’espèce humaine. Non plus seulement de la société, mais bien de la présence de l’humanité sur la terre. D’un côté la « dimension humaine » prend du poids, mais d’un autre côté s’imposent des changements d’évaluation et de pratiques face auxquelles nous sommes pour l’instant désarmés : Bruno Latour en dresse une première liste ; « Il s’agit là d’un geste scientifique considérable, ne serait-ce que par ses conséquences : quel régime d’existence distinct de celui de l’holocène est censé caractériser cette nouvelle période ? Quel prolongement dans les sciences humaines doit-on attendre d’un changement d’époque géologique ? S’agit-il de nouvelles coordonnées pour la pensée venant remplacer la Nature des Modernes ? Quels sont les enjeux politiques d’une Géo histoire ? D’un Géo-savoir ?… »[2]

L’Anthropocène éclaire sous un jour nouveau les principaux problèmes politiques planétaires. La chaine des responsabilités dans les désordres mondiaux actuels et à venir s’en trouve modifiée. La distance entre terrorisme et surconsommation énergétique par exemple se réduit. Selon François Heisbourg il s’agit de « répartir les défis entre ceux qui sont le produit délibéré de la volonté d’acteurs agissants explicitement (ce sera le cas de la prolifération nucléaire, du militantisme intégriste et de l’hyper terrorisme), et ceux qui sont le fruit d’actions qui ne répondent pas à une intention d’aboutir au risque considéré : ainsi les problèmes énergétiques, climatiques, épidémiologiques… Cette dernière caractérisation ne vaut pas absolution : l’Amérique de Bush ou la Chine communiste savent parfaitement bien quelles sont les conséquences de leur voracité énergétique sans frein ou de leurs politiques irresponsables de rejets de gaz à effet de serre. Leur objectif premier n’est cependant pas de réchauffer la planète ou de provoquer des épidémies, alors qu’un pays qui tente d’acquérir l’arme nucléaire ou un groupe terroriste qui organise un attentat est mu par une attention spécifique correspondant au moyen recherché. »[3]

On le voit, la prise de conscience de l’anthropocène bouleverse de nombreux points de vue : tant qu’ils ignorent ce concept, les humains peuvent jouer leur rôle d’apprentis maitres et possesseurs de la nature en toute bonne conscience, même lorsque les dégâts du développement deviennent assez visibles : on peut encore, à la maison ou en famille, on doit encore dans les comités de directions des groupes industriels et dans les cabinets ministériels, continuer comme si rien ne posait fondamentalement problème, comme s’il s’agissait vraiment de « retrouver le chemin de la croissance », avec les promesses de progrès social et de bonheur associées à cet idéal. On « titanique » encore par mer calme. Dès que l’on prend conscience de l’Anthropocène et de ses multiples implications nos rêves de développement se heurtent à toutes sortes de limites ; feindre d’ignorer ces limites devient clairement suicidaire. Des chasseurs-cueilleurs qui deviennent subitement et sans s’en être aperçus, comme « à l’insu de leur plein gré », avec leurs petits bras et leur grosse tête, une « force géologique » : qu’est-ce que cela signifie ? Passé l’effet de sidération, comment réagir ? Par ailleurs, si l’industrie humaine est capable de déclencher des changements globaux, rien n’indique qu’elle soit capable de les entraver, les contrôler, les réorienter. On « titanique » à présent en eaux profondes, par mer agitée. Bruno Latour va jusqu’à parler d’une « nouvelle pièce à jouer » pour l’humanité, à savoir « définir l’échelle, la forme, la portée et le but de ces nouveaux peuples qui sont involontairement devenus les nouveaux agents de la Géohistoire. Une chose est sûre : cet acteur qui fait ses débuts sur la scène du Nouveau Théâtre du Globe n’a jamais joué auparavant de rôle dans une intrigue aussi dense et aussi énigmatique. »[4]

Il est à présent avéré que la biosphère est fragile, que ses équilibres ou sa dynamique peuvent être remises en cause par l’action humaine. L’anthropocène, c’est à la fois la prise de conscience de notre dépendance à l’égard de la biosphère, et des maltraitances que nous sommes en train d’infliger à cette biosphère, au risque clair de la détruire. Bien sûr, dans le passé, les civilisations ont eu à affronter toutes sortes de catastrophes, dont certaines étaient d’origine humaine. Mais dans l’anthropocène la puissance de renouvellement qui a si souvent sauvé l’humanité semble épuisée. Depuis que l’homme est le principal facteur déterminant l’avenir de la biosphère, il se retrouve dans l’incapacité de pouvoir compter sur quelqu’un d’autre que lui-même pour assurer cet avenir. Le Religieux et la Nature, qui ont longtemps servi de cadrage ontologique au déploiement de ses plus grands projets, s’effacent à présent derrière la mondialisation, laissant l’homme seul aux manettes de son destin. De fait, cela fait plusieurs décennies déjà que certains problèmes mondiaux font partie de notre quotidien. La faim dans le monde, l’accroissement des inégalités, le changement climatique, les angoisses liées à l’emploi du nucléaire, les diverses applications d’innovations chimiques ou génétiques, tout cela provoque nombre de questions relatives au vivre ensemble. Chacun peut en faire l’expérience à titre privé ou collectif. L’entrée dans l’Anthropocène ne fait ici que sonner le moment à partir duquel il devient ouvertement et publiquement suicidaire de continuer à ignorer ces enjeux.

Le concept d’Anthropocène fait naturellement l’objet de nombreuses critiques. Notamment de la part des milieux industriels qui refusent toute idée de responsabilité dans les dérèglements écologiques et anthropologiques planétaires. Entre autres critiques que subit ce nouveau concept, il en est un qui doit retenir notre attention : avec sa racine étymologique centrée sur l’humain – anthropos – l’anthropocène pourrait en première intention pointer la responsabilité de la civilisation occidentale et les individus de base qui la composent. Il est vrai que nous avons, nous autres occidentaux, une responsabilité particulière vis-à-vis de ce diagnostic. Mais cette responsabilité est clairement secondaire par rapport aux responsabilités des gouvernants, publics mais surtout privés qui représentent les principaux acteurs de l’économie mondialisée. Ce sont clairement ces principaux acteurs, avec leurs stratégies de puissance et de croissance toujours plus dévergondées, qui sont à l’origine des choix industriels et logistiques si problématiques d’un point de vue écologique et anthropologique. C’est pourquoi certains préfèrent parler avec pertinence de Capitalocène, ou de Mégalocène pour mieux cibler les principaux responsables qui conduisent le monde aux limites de la biosphère. Le concept d’Anthropocène modifie profondément la perception des crises environnementales et sociales actuelles. Anthropocène et mondialisation, en raison des effets de seuls qu’ils nous font franchir, nous font littéralement changer d’ère.

Actuellement la globalité de la planète se referme sur nous : c’est l’enseignement essentiel du concept d’Anthropocène. Tous les scénarios qui nous permettaient jusqu’à la fin du xxe siècle d’imaginer nous extraire des limites de la biosphère en cas de problème sont en train de se refermer – peut-être temporairement, mais de façon suffisamment durable pour aboutir à des risques de catastrophes irrémédiables : qui peut raisonnablement rêver de trouver rapidement des énergies renouvelables et non polluantes en quantité suffisante pour faire fonctionner correctement une civilisation consumériste de 8 milliards d’individus au quotidien ? Qui peut encore rêver, comme nous le faisions encore en toute bonne foi scientifique voici quelques décennies, de nous extraire en grand nombre de nos conditions de vie terrestre pour aller coloniser un morceau de l’univers qui resterait vierge de nos dérèglements consuméristes ? Qui peut raisonnablement penser que l’envergure planétaire et l’extraordinaire puissance de nos dispositifs technoscientifiques, industriels et financiers sont à l’abri de dérèglements massifs, qui pourraient plonger subitement dans l’effondrement des pans entiers de l’humanité actuelle ou à venir ? Qui peut encore raconter ailleurs qu’à Davos que les ressources naturelles sont illimitées et que seuls quelques esprits chagrins, trop peu croyants dans les capacités de la technoscience à inventer de nouvelles ressources, craignent à tort que nous puissions nous retrouver à court de munitions à brève échéance ? Qui prétendra encore que la main invisible du marché suffira à répartir au mieux les ressources au niveau mondial, alors qu’un milliard d’individus, soit l’équivalent de la population mondiale à la naissance de l’ère industrielle, vit actuellement sous le seuil de pauvreté ?

 

La situation est inédite : nous sommes la première génération humaine qui constate à la fois les limites des ressources de la planète et sa capacité à détruire son propre milieu de vie. Nous sommes engagés dans un conflit entre l’évolution technico-économique de la civilisation occidentale et la survie de l’humanité. Aucun penseur, aucun homme politique, aucun artiste n’avait imaginé que l’homme puisse se hisser au niveau de la force de gravitation, de la tectonique des plaques, des fleuves, des vents, de l’érosion, des cycles du carbone pour interférer sur le cours des choses terrestres. En raison de son échelle, l’Anthropocène est un repère à partir duquel nous pouvons envisager une réévaluation de notre histoire et de nos perspectives. Copernic, Darwin, Freud avaient déjà imposé d’importants retournements de la compréhension des origines et des perspectives de l’humanité. L’Anthropocène invite à des reconsidérations de la même nature. Il impose, de la même façon, de repenser les tenants et aboutissants de l’aventure humaine tels que les a façonnés la civilisation occidentale. Et donc, sauf si nous souhaitons continuer à jouer à la roulette russe avec l’avenir de l’humanité, de nos stratégies.

Certes les débats ne sont pas clos. Les géologues n’ont pas encore déterminé la date de naissance précise de l’Anthropocène. Retiendra-t-on le milieu du XVIIIe siècle et l’apparition de la machine à vapeur, c’est-à-dire la naissance de l’ère industrielle ? Retiendra-t-on le milieu du XXe siècle avec l’invention de l’arme nucléaire, c’est-à-dire la mise au point de la première technologie susceptible d’anéantir l’humanité ? Ou retiendra-t-on la fin du XXe siècle, c’est-à-dire la chute du mur de Berlin et la naissance de la mondialisation financiarisée, émancipée de tout contrôle politique, mondialisation qui semble nous conduire tout droit, en accélérant, dans toutes les impasses stratégiques pointées à l’entrée dans l’Anthropocène ? Qu’importe : nous ne sommes plus à l’ère de l’Holocène, cette ère dont nous n’étions que des acteurs secondaires, une espèce parmi d’autres espèces aussi influentes que la nôtre dans les équilibres de la planète. Nous sommes entrés dans l’ère de l’Anthropocène, cette ère dont nous sommes les principaux acteurs. Quoi qu’en pensent finalement les scientifiques, que l’anthropocène soit ou non une nouvelle ère officielle, cette ère doit devenir notre nouveau territoire de pensée. C’est au sein de la nouvelle perspective ouverte par l’anthropocène que doivent être reconstruits nos systèmes de valeur et nos politiques d’action collective.

A partir de ce moment nous devons porter un regard différent sur nos stratégies économiques et politiques. Peut-on continuer sur nos voies productivistes et consuméristes actuelles à partir du moment où nous savons qu’elles hypothèquent l’avenir de la biosphère et de l’humanité ? Ne devons-nous pas modifier profondément nos stratégies d’innovation technoscientifique et de croissance économique ? Manifestement l’entrée dans l’Anthropocène implique de nouvelles responsabilités. Mais lesquelles, comment les identifier et les mettre en œuvre ? Quelle seront les stratégies qui permettront à l’humanité de survivre aux dégâts occasionnés par deux siècles d’innovations technoscientifiques et de croissance débridées, nous portant à présent aux limites de la biosphère ?

[1] Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie, p. 25

[2] Collectif, De l’univers clos au monde fini, p. 13

[3] François Heisbourg, L’épaisseur du monde, p. 158

[4] Collectif, De l’univers clos au monde fini, p. 34

Publication : Jean-François Simonin, Février 2014.

Le modèle du Giec, un acquis majeur pour le XXIe siècle ?

Le modèle du Giec – fichier pdf

La méthodologie des travaux du GIEC, une avancée significative pour le traitement d’autres enjeux planétaires ?

 

Le dispositif du Giec représente peut-être une avancée capitale dans l’histoire de la civilisation occidentale. Une avancée porteuse d’espoir au-delà du seul périmètre de l’analyse des questions relatives aux changements climatiques. Pourquoi, comment ?

Rappelons en quelques mots les objectifs et les méthodes de travail du Giec. Il s’agit d’un dispositif ayant pour vocation de structurer la réflexion à propos d’un sujet d’envergure planétaire, le changement climatique – sujet aux multiples paramètres climatiques, technologiques, économiques, démographiques interconnectés… Crée en 1988 par le Conseil Exécutif de l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM) le GIEC a reçu en 2007 le prix Nobel de la paix. Il se compose de trois groupes de travail qui traitent respectivement des aspects scientifiques, de la vulnérabilité de systèmes socio-économiques et naturels au changement climatique et de l’évaluation des choix qui permettraient de limiter les effets du changement climatique.

La façon dont se déroulent les travaux du Giec est hautement instructive. Arrêtons-nous un instant sur son mode d’organisation du travail. Le groupe de travail 1, celui qui traite des aspects scientifiques, bénéficie d’une reconnaissance indiscutable de ses analyses d’ensemble. Sa méthode de travail est considérée comme un modèle de coopération scientifique appliquée à un sujet extrêmement complexe. On observe le diagnostic se préciser tout au long des rapports successifs de 1990 à 2014, les analyses s’approfondir, les marges d’incertitude se réduire. Les désaccords au sein de ce groupe de travail existent, le contraire serait surprenant, mais le diagnostic scientifique global qui en ressort est massivement reconnu et soutenu par la très large majorité de ses membres. En revanche les travaux des groupes 2 et 3 sont loin d’avoir obtenu, dans les domaines des sciences sociales, le même degré de reconnaissance et de consensus que le Groupe 1 dans les sciences de la nature. Cela n’est pas franchement surprenant, mais il vaut la peine d’en préciser les raisons : dans le groupe 1 le travail est très complexe mais le genre de complexité qui en constitue l’objet d’étude est assez peu dépendant des affaires humaines : à force de méthode, d’analyses, de mesures et de projections on parvient au final à un consensus fiable et partagé. Dans les groupes 2 et 3 en revanche on touche directement à la pratique des sciences sociales, dont la première réaction est de défendre la démarche business as usual, terme qu’a fini par reprendre le Giec pour dénommer l’un de ses scénarios de base. Néanmoins le diagnostic fait l’objet de rapports détaillés et « d’une synthèse à l’usage des décideurs ».

Bien sûr on pourra objecter au Giec sa lenteur à élaborer des diagnostics partagés, sa lourdeur organisationnelle et administrative, sa difficulté à établir des préconisations opérationnelles concrètes, et finalement on pourra aller jusqu’à interroger sa pertinence même dans la mesure où il n’a pas réussi jusqu’ici à enclencher des véritables prises de décision susceptibles de sécuriser l’avenir climatique de la planète. Ce serait un jugement bien sévère, qui condamnerait peut-être une des plus belles et rapides réussites de la réflexion internationale depuis les accords de Breton Woods.

Car en quelques années (2 décennies ?) le changement climatique est passé du statut de sujet scientifique complexe, difficilement compréhensible pour le commun des mortels, au statut d’enjeu politique massif et planétaire, et globalement reconnu comme tel par la communauté internationale. La structuration du GIEC en trois groupes de travail, le panel d’étude qu’il suscite, le planning qu’il définit… ont contribué à réorganiser jusqu’à notre perception de la question climatique. Le Giec coordonne les contributions de 235 auteurs représentant 58 pays, 10 000 références scientifiques, intègre plus de 38 000 commentaires critiques ; il coordonne une succession de réunions officielles et formelles, d’arènes de négociations internationales, intègre le rôle des lobbies, des forums hybrides où se croisent toutes sortes d’entités morales et physiques… les évolutions des problématiques centrales de la recherche scientifique, l’apparition de nouvelles pratiques, le croisement des enjeux scientifiques, technologiques, économiques, industriels, financiers et politiques… les nouvelles relations, les nouveaux échanges entre science, expertise, politique… les nouveaux rapports de forces, et les nouvelles distributions des pouvoirs entre gouvernements, militaires et entreprises privées. Il donne corps au concept de partenariat public- privé dans de nouveaux domaines. Tout ceci représente une expérience du plus grand intérêt.

Il faut souligner ici que le Giec ouvre la voie d’une approche planétaire, structurée, démocratique et transparente qui représente peut-être le plus grand acquis culturel de ce début de XXIe siècle. Dans le marasme des crises financières à répétition, de la montée des intégrismes de toutes sortes, des impasses stratégiques mondiales sur plusieurs sujets engageant l’avenir de l’humanité, des doutes sur les bienfaits du progrès et de la croissance économique, le Giec apporte la pointe d’optimisme la plus tangible quant à la capacité de la civilisation occidentale à prendre son destin en main quand l’urgence le commande. Que de tels progrès dans la conscience collective soient possibles si rapidement à l’échelle du monde entier sur un sujet aussi complexe, que l’ensemble des travaux parvienne à converger pour présenter aux décideurs un panel aussi large et précis du champ des possibles climatiques, – il y a consensus sur les scénarios les plus probables pour l’évolution du climat jusqu’à la fin du siècle – et pour illustrer des scénarios suffisamment clairs pour permettre théoriquement l’action collective – voilà qui suggère l’idée d’étendre ce type d’expérience à d’autres sujets.

Car nombre de défis scientifiques ou stratégiques concernent l’ensemble de la planète en ce début du XXIe siècle, et il n’existe aucune enceinte officielle où ces défis peuvent être étudiés comme ils le sont pour la question du climat dans le cadre du Giec. D’autres enjeux requièrent une expertise internationale. Ce mode d’expertise, de communication à la fois avec et entre les instances dirigeantes et les citoyens, cet agencement des données factuelles dans l’optique de préparer des négociations planétaires, voici peut-être un modèle à étendre à d’autres questions de grande envergure, comme la faim dans le monde, la préservation de la biodiversité (en 2010 l’ONU a créé un comité de ce type pour la biodiversité), la transition énergétique, l’usage du nucléaire, la dispersion de la puissance, la régulation des marchés financiers, la lutte contre l’évasion fiscale, l’usage des composants du génome humain, et pourquoi pas l’attitude à adopter vis-à-vis des actes terroristes.

En fait le Giec occupe la place laissée vide par une gouvernance mondiale qui n’existe pas, dans un univers pourtant de plus en plus régit par des échanges mondialisés, et dont les externalités négatives s’étendent très loin dans l’espace et dans le temps. La plus grande originalité du Giec consiste en ceci qu’il est devenu une  institution qui « représente la nature ». C’est une grande première. D’ordinaire, dans toute négociation internationale, ce n’est jamais la nature, le monde, ni la biodiversité (le commun) qui sont représentés, ce sont toujours des États, des industries, des intérêts publics ou privés ; jamais des intérêts véritablement planétaires. Avec le Giec nous assistons à la naissance d’un dispositif ayant pour vocation d’exprimer un point de vue planétaire, en l’occurrence sur la question climatique. Le Giec n’a certainement pas encore complétement nettoyé tous ses diagnostics des influences de certaines chapelles scientifiques, industrielles ou politiques, mais nul doute qu’il est sur le chemin pour y parvenir.

C’est en ce sens que le fonctionnement du Giec mérite toute notre attention. Il est bien possible qu’il représente un acquis récent d’importance pour la civilisation occidentale. Il représente la première manifestation d’une approche réellement cosmopolitique dans le sens où l’entrée dans l’ère de l’Anthropocène nous impose à présent d’envisager l’avenir.

Le concept de géo-ingénierie climatique vise la manipulation délibérée du climat terrestre pour contrecarrer les effets du réchauffement climatique dû à l’émission de gaz à effet de serre. On en parle de plus en plus. Elle fait l’objet d’intenses réflexions depuis quelques temps, et bénéficie depuis peu de forts investissements technoscientifiques, industriels, politiques. Des groupes industriels y réfléchissent, et commencent à préparer des programmes d’intervention dans ce domaine. C’est un domaine – on ne peut pas encore parler de filière industrielle – qui se propose de faire de l’aménagement  des caractéristiques environnementales de l’atmosphère son objet d’intervention. Il s’agit en quelque sorte d’élaborer une prestation d’intendance planétaire, qui pourrait aller jusqu’à « climatiser » la planète. Quels sont les constituants les plus récurrents de cette utopie scientiste ?

Rappelons la nature du problème : à l’origine, c’est la crainte que les changements climatiques ne deviennent tellement importants que de graves conséquences puissent devenir inévitables, ou encore que des mécanismes de rétroaction accélèrent les changements climatiques même si nous parvenions à ralentir les émissions de carbone. Dans ce cadre, un courant d’opinion fait actuellement avancer l’idée que la géo-ingénierie permettrait d’éviter des dégâts qui, si rien n’est fait, deviendraient  inévitables. Le coup d’envoi de ces réflexions avait été sifflé au tout début du XXIe siècle avec cette communication de Paul Crutzen, deux ans après qu’il ait popularisé le concept d’Anthropocène. « Si une catastrophe globale ne se produit pas tout de suite (météorite, guerre mondiale ou pandémie), l’humanité deviendra la force dominant l’environnement durant des siècles. Les scientifiques et ingénieurs font face à un grand défi, celui de mener la société de l’ère de l’Anthropocène vers une gestion durable. Cet enjeu demande un comportement humain juste sur tous les plans. Il peut même avoir pour conséquence des projets de géo-ingénierie à grande échelle et acceptés internationalement afin « d’optimiser » le climat par exemple. Pour l’instant, nous nous déplaçons encore dans ce domaine largement en terra incognita. »[1]

Observons en quoi cela pourrait consister plus précisément, ne serait-ce que pour prendre conscience de la nature des solutions envisagées, ainsi que des risques et opportunités qui y sont associés. Sont évoquées plusieurs moyens opérationnels pour matérialiser cette géo-ingénierie. Ils ont d’emblée une dimension planétaire qui interroge fortement. On parle par exemple de parasol spatial : il s’agirait d’envoyer dans l’espace des milliards d’écrans destinés à dévier les rayons du soleil, et donc de diminuer la température de la Terre. On parle également de déverser du sulfate de fer sur les déserts marins planctoniques : ainsi on fertiliserait l’océan Austral par développement d’algues planctoniques capables de stocker d’importantes quantités de carbone. On évoque aussi la création de puits de carbone, l’idée étant ici de stocker le gaz carbonique selon des moyens qui éviteraient la fuite du carbone dans l’atmosphère. L’idée de mettre à profit le désert du Sahara a aussi été étudiée : il s’agirait là de créer artificiellement un mécanisme de condensation d’eau, à l’aide de tours autogénératrices d’air humide destiné à enclencher un cycle d’évaporation et de précipitations en jouant sur les différences d’altitude et de de température… Enfin l’augmentation de la quantité d’aérosols dans l’atmosphère est également citée avec insistance : c’est le moyen préconisé par P Crutzen, qui développa cette idée à la suite de l’éruption du Mont Pinatubo en 1991. Cette année-là, les cendres projetées par l’irruption volcanique dans l’atmosphère ont assombri suffisamment la Terre pour la refroidir d’environ 0.5 degré pendant une année. Il s’agirait donc d’utiliser volontairement du soufre ou certains dérivés soufrés pour produire massivement des aérosols qui limiteraient l’éclairement en surface de la Terre, et donc son réchauffement.

La question de comprendre la nature des effets collatéraux de cette technologie, ou encore la question du contrôle et de la maintenance de ce filtre solaire artificiel, n’est pas résolue – elle n’est pas vraiment posée en fait. Cependant ce dernier projet pose un problème d’autant plus sérieux que son coût estimé serait de quelques milliards de dollars, soit un coût totalement marginal par rapport aux investissements nécessaires pour réduire à la source les émissions de CO2. De ce fait des initiatives inopinées ne sont pas à exclure : ainsi, en l’absence d’autorité mondiale, un petit pays (ou pourquoi pas une multinationale) pourrait décider seul du lancement d’un tel projet, malgré tous les doutes qui lui sont attachés. Les conséquences de cette initiative nationale seraient clairement internationales, mais aucune instance internationale n’a la prérogative d’apprécier ce type de risque, et encore moins d’entreprendre une politique répressive à son encontre. Aucun texte n’interdit explicitement à un individu de déployer un bouclier solaire par projection d’aérosols soufrés dans l’atmosphère. Dans les années 1990, ce genre de projet de manipulation délibéré du climat était classé dans le genre science-fiction. Depuis l’entrée dans le XXIe siècle la géo-ingénierie est sortie des cercles scientifiques et académiques pour entrer dans les arènes de la négociation intergouvernementale. Les lobbies ont largement investi la question. Des industriels vont bientôt présenter des projets qui deviendront financièrement d’autant plus attractifs que nous tergiverserons à mettre en place une politique mondiale de réduction des émissions de carbone. N’oublions pas que ces projets pourront également être présentés comme moteurs de croissance, et trouver alors dans les milieux politiques en période de récession économique de puissants relais. Au total, comme le pointe Dominique Bourg « … il n’est pas impossible en dépit des risques encourus qu’on recoure à des techniques de géo-ingénierie, et donc à des tentations de manipulation de la biosphère en enrichissant le plancton ou en répondant de gigantesques miroirs dans l’espace. Là encore, on décèle un nouveau moteur de croissance, et cette fois avec une volonté directe de diminution de certains flux (CCS, capture à la source et stockage de carbone) ou de remédiation aux dégâts dus à leur emballement. (géo-ingénierie) »[2]

On le voit, l’envergure de ces projets de géo ingénierie, l’immense halo d’incertitude qui enveloppe ces programmes d’action, l’importance des risques qui pourraient en découler, la tentation qu’ils peuvent représenter en raison de leur coût apparemment très accessible, l’inexistence d’institutions susceptibles de légiférer et de contrôler ce type d’initiative, mais également la montée du risque de réchauffement et l’incapacité des démocraties libérales de venir à bout de ce problème avec des moyens de prévention ou de correction de ses pratiques consuméristes actuelles, tout ceci expose la civilisation occidentale à de lourdes incertitudes sur le moyen-long terme.

Publication : Jean-François Simonin, Aout 2015.

[1] Paul Crutzen, Geology of mankind. Nature, vol. 415, n° 23, 2002

[2] Dominique Bourg, Pour une 6ème République écologique, p 41.

 

La géo-ingénierie climatique entre mirages et réalités

La géo-ingénierie climatique entre mirages et réalités

 

Le concept de géo-ingénierie climatique vise la manipulation délibérée du climat terrestre pour contrecarrer les effets du réchauffement climatique dû à l’émission de gaz à effet de serre. On en parle de plus en plus. Elle fait l’objet d’intenses réflexions depuis quelques temps, et bénéficie depuis peu de forts investissements technoscientifiques, industriels, politiques. Des groupes industriels y réfléchissent, et commencent à préparer des programmes d’intervention dans ce domaine. C’est un domaine – on ne peut pas encore parler de filière industrielle – qui se propose de faire de l’aménagement  des caractéristiques environnementales de l’atmosphère son objet d’intervention. Il s’agit en quelque sorte d’élaborer une prestation d’intendance planétaire, qui pourrait aller jusqu’à « climatiser » la planète. Quels sont les constituants les plus récurrents de cette utopie scientiste ?

Rappelons la nature du problème : à l’origine, c’est la crainte que les changements climatiques ne deviennent tellement importants que de graves conséquences puissent devenir inévitables, ou encore que des mécanismes de rétroaction accélèrent les changements climatiques même si nous parvenions à ralentir les émissions de carbone. Dans ce cadre, un courant d’opinion fait actuellement avancer l’idée que la géo-ingénierie permettrait d’éviter des dégâts qui, si rien n’est fait, deviendraient  inévitables. Le coup d’envoi de ces réflexions avait été sifflé au tout début du XXIe siècle avec cette communication de Paul Crutzen, deux ans après qu’il ait formalisé le concept d’Anthropocène. « Si une catastrophe globale ne se produit pas tout de suite (météorite, guerre mondiale ou pandémie), l’humanité deviendra la force dominant l’environnement durant des siècles. Les scientifiques et ingénieurs font face à un grand défi, celui de mener la société de l’ère de l’Anthropocène vers une gestion durable. Cet enjeu demande un comportement humain juste sur tous les plans. Il peut même avoir pour conséquence des projets de géo-ingénierie à grande échelle et acceptés internationalement afin « d’optimiser » le climat par exemple. Pour l’instant, nous nous déplaçons encore dans ce domaine largement en terra incognita. »[1]

Observons en quoi cela pourrait consister plus précisément, ne serait-ce que pour prendre conscience de la nature des solutions envisagées, ainsi que des risques et opportunités qui y sont associés. Sont évoquées plusieurs moyens opérationnels pour matérialiser cette géo-ingénierie. Ils ont d’emblée une dimension planétaire qui interroge fortement. On parle par exemple de parasol spatial : il s’agirait d’envoyer dans l’espace des milliards d’écrans destinés à dévier les rayons du soleil, et donc de diminuer la température de la Terre. On parle également de déverser du sulfate de fer sur les déserts marins planctoniques : ainsi on fertiliserait l’océan Austral par développement d’algues capables de stocker d’importantes quantités de carbone. On évoque aussi la création de puits de carbone, l’idée étant ici de stocker le gaz carbonique selon des moyens qui éviteraient la fuite du carbone dans l’atmosphère. L’idée de mettre à profit le désert du Sahara a aussi été étudiée : il s’agirait là de créer artificiellement un mécanisme de condensation d’eau, à l’aide de tours autogénératrices d’air humide destiné à enclencher un cycle d’évaporation et de précipitations en jouant sur les différences d’altitude et de de température… Enfin l’augmentation de la quantité d’aérosols dans l’atmosphère est également citée avec insistance : c’est le moyen préconisé par Paul Crutzen, qui développa cette idée à la suite de l’éruption du Mont Pinatubo en 1991. Cette année-là, les cendres projetées par l’irruption volcanique dans l’atmosphère ont assombri suffisamment la Terre pour la refroidir d’environ 0.5 degré pendant une année. Il s’agirait donc d’utiliser volontairement du soufre ou certains dérivés soufrés pour produire massivement des aérosols qui limiteraient l’éclairement en surface de la Terre, et donc son réchauffement.

La question des effets collatéraux de cette technologie, ou encore la question du contrôle et de la maintenance de ce filtre solaire artificiel, n’est pas résolue – elle n’est pas vraiment posée, en fait. Cependant ce dernier projet pose un problème d’autant plus sérieux que son coût estimé serait de quelques milliards de dollars, soit un coût totalement marginal par rapport aux investissements nécessaires pour réduire à la source les émissions de CO2. De ce fait des initiatives inopinées ne sont pas à exclure : en l’absence d’autorité mondiale, un petit pays (ou pourquoi pas une entreprise multinationale) pourrait décider seul du lancement d’un tel projet, malgré tous les doutes qui lui sont attachés. Les conséquences de cette initiative nationale seraient clairement internationales, mais aucune instance internationale n’a la prérogative d’apprécier ce type de risque, et encore moins d’entreprendre une politique répressive à son encontre. Aucun texte n’interdit explicitement à un individu de déployer un bouclier solaire par projection d’aérosols soufrés dans l’atmosphère. Dans les années 1990, ce genre de projet de manipulation délibéré du climat était classé dans le genre science-fiction. Depuis l’entrée dans le XXIe siècle la géo-ingénierie est sortie des cercles scientifiques et académiques pour entrer dans les arènes de la négociation intergouvernementale. Les lobbies ont largement investi la question. Des industriels vont bientôt présenter des projets qui deviendront financièrement d’autant plus attractifs que nous tergiverserons à mettre en place une politique mondiale de réduction des émissions de carbone. N’oublions pas que ces projets pourront également être présentés comme moteurs de croissance, et trouver alors dans les milieux politiques en période de récession économique de puissants relais. Au total, comme le pointe Dominique Bourg « … il n’est pas impossible en dépit des risques encourus qu’on recoure à des techniques de géo-ingénierie, et donc à des tentations de manipulation de la biosphère en enrichissant le plancton ou en répondant de gigantesques miroirs dans l’espace. Là encore, on décèle un nouveau moteur de croissance, et cette fois avec une volonté directe de diminution de certains flux (CCS, capture à la source et stockage de carbone) ou de remédiation aux dégâts dus à leur emballement. (géo-ingénierie) »[2]

On le voit, l’envergure de ces projets de géo ingénierie, l’immense halo d’incertitude qui enveloppe ces programmes d’action, l’importance des risques qui pourraient en découler, la tentation qu’ils peuvent représenter en raison de leur coût apparemment très accessible, l’inexistence d’institutions susceptibles de légiférer et de contrôler ce type d’initiative, ainsi que la montée du risque de réchauffement et l’incapacité des démocraties libérales à venir à bout de ce problème avec des moyens de prévention ou de correction de leurs pratiques consuméristes actuelles, tout ceci expose la civilisation occidentale à de lourdes incertitudes sur le moyen-long terme.

[1] Paul Crutzen, Geology of mankind. Nature, vol. 415, n° 23, 2002

[2] Dominique Bourg, Pour une 6ème République écologique, p 41.

 

Publication : Jean-François Simonin, Août 2015.

 

 

Les limites de la spécialisation

Les limites de la spécialisation

 

Nous vivions et pensions jusque très récemment, et ceci depuis les Lumières et l’établissement des Droits de l’Homme, dans l’idée d’une raison universelle qu’il suffisait de déployer sur la surface du globe pour obtenir richesse, bien-être, et perspective d’accumulation illimitée de toutes sortes de bénéfices matériels, dans le prolongement du projet cartésien de rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature ». L’intérêt de ce projet stratégique s’est trouvé largement confirmé par l’accroissement extraordinaire, sur les deux derniers siècles, du niveau de vie moyen dans les sociétés d’économie libérale. C’est ainsi qu’il a pu servir de matrice à la fois pour les projections individuelles et pour les projections collectives. Et c’est encore lui qui sert toile de fond aux méthodes d’analyse stratégique actuellement en vigueur dans les entreprises. Mais le prolongement de cette stratégie pose actuellement problème : outre la question des limites à cette stratégie de développement, étudiée au premier chapitre de cet essai, se pose le problème de l’éclatement des savoirs. Ce que l’on appelait la science se trouve actuellement dispersé dans une multitude de disciplines qui fonctionnent en silos, obéissant à des logiques d’expérimentation, de marché et de financement séparés les unes des autres, et nous nous découvrons totalement orphelins de tout moyen de coordination de ces différents pans d’évolution de nos sociétés. C’est tout notre concept de rationalité universelle, celui qui a servi de base à toutes les évaluations et à tous les arbitrages scientifiques, économiques, politiques et culturels sur les deux derniers siècles, qui semble actuellement « bifurquer » dans plusieurs directions simultanément.

En plus de la nouvelle profondeur qu’apporte chaque discipline à notre niveau global de connaissance, il faut composer avec l’éclatement des savoirs contemporains. Or, cet éclatement provoque une désorientation de la pensée. En se fragmentant à l’extrême l’espace de la connaissance contemporain n’offre plus les mêmes points de repère. La connaissance est actuellement éparpillée en divers lieux plus ou moins officiels, sûrs, connus ou confidentiels. Disciplines, sous-disciplines, secteurs, domaines, sujets : tout figure sur le même plan, tout semble équivalent. Dès lors, comment distinguer l’essentiel de l’accessoire ? On progresse vers l’infiniment grand, vers l’infiniment petit, on progresse en extension et en profondeur du savoir. Ce qui accroit encore la difficulté à nous positionner précisément entre ces perspectives qui tendent vers l’infini : anticiper pourquoi, comment, dans quelle direction ? Se replier sur notre présent ? Incontestablement la question se complexifie. Comment se repérer dans cette formidable complexité de notre environnement global ? Serait-t-on capable d’identifier certains enjeux prioritaires ? Devra-t-on constater avec Lewis Mumford que ce savoir restera sans usage pour la vie ?

Et à mesure que croissent leur taille et leur éloignement, la possibilité d’unir et d’ordonner rationnellement les éléments séparés s’évanouit. Aujourd’hui, l’accroissement quantitatif des connaissances, même dans les secteurs les plus limités d’une science, d’une technique, excède la capacité de communication effective, d’appréciation rationnelle ou d’assimilation des  personnes. Si ce n’est quand il peut être exploité pratiquement dans des buts militaires, médicaux ou industriels, une proportion de plus en plus vaste de ce magnifique fonds de connaissance reste lettre morte, sans usage pour la vie.[1]

En raison de l’organisation en silo des disciplines scientifiques, la synthèse des visions de toutes ces disciplines dans l’analyse de l’état de la planète est quasi inexistante. « La science essaie d’être globale et d’aller au-delà d’une collection de disciplines distinctes, mais ceux-là mêmes qui empruntent une démarche scientifique systémique seraient les premiers à admettre que notre compréhension du système terrestre n’est guère meilleure que celle qu’un médecin du xixe avait de son patient. »[2] Même au niveau des seules sciences de la nature, avant même d’envisager l’impact des activités industrielles ou politiques, il n’existe pas de diagnostic partagé, et l’objectif d’un tel diagnostic semble largement hors de portée dans les cadres de réflexion aujourd’hui en vigueur dans les démocraties libérales. Quand on mesure le temps et les moyens nécessaires pour envisager un diagnostic planétaire sur le seul sujet de l’évolution climatique, quand on analyse les innombrables résistances à toute proposition de tenter une stratégie mondiale sur cette question, on mesure à quel point un diagnostic et une politique globale de traitement de la question des risques de rétrécissement du futur de la civilisation semblent totalement hors de notre portée. Oui, nous avons de sérieux risques d’aller vers des impasses stratégiques majeures sans capacité de réaction. Oui, l’éclatement des savoirs en ce début du xxie siècle participe de cette paralysie. En termes triviaux nous entendons parfois dire que « nous fonçons vers un mur avec le pied sur l’accélérateur », mais il faut bien voir que cette image retrace assez fidèlement la réalité. Ici encore la difficulté du problème se traduit par l’abandon de tout volontarisme face aux logiques technico-économiques.

Car qui croire, en effet ? Les scientifiques eux-mêmes ne sont pas d’accord ; les plus inquiets sont-ils des illuminés, qui ne savent plus quoi faire pour se faire remarquer ? Les défenseurs des technologies les plus controversées ne font-ils que protéger les disciplines qui organisent et financent leurs analyses ? Chaque camp propose ses méthodologies, ses analyses et ses conclusions, et invite à conclure, par exemple sur les cas du réchauffement climatique, de la pollution  ou des effets possibles des OGM, qu’il n’existe pas de vérité définitive. Que signifie cette situation lorsqu’elle perdure ? Qu’il n’existe pas de vérité scientifique, ou bien que l’un des deux camps passe son temps à mentir ou se tromper ? Ou encore que notre niveau actuel de maîtrise de ces questions ne permet pas encore d’avoir les idées claires sur ces sujets ? A moins que ces sujets ne soient trop complexes, composés de trop de sous-disciplines scientifiques incapables de coordonner et synthétiser leurs analyses ? Qu’en quelque sorte un excès de spécialisation rende impossible la synthèse dans un domaine aux multiples considérants ? Ou bien encore que la vérité en ces domaines complexes ne ressortira pas de considérations scientifiques, mais peut-être de considérations morales, politiques, pourquoi pas économiques ?

D’ailleurs, peut-on s’en remettre à nos connaissances scientifiques en cas de catastrophe majeure ? Chacun se rappelle la ronde des scientifiques sur les médias pour nous abreuver de données contradictoires quant aux conséquences probables de l’accident nucléaire de Tchernobyl. Complexité et éclatement des savoirs, perte de crédit de l’expertise peuvent également déboucher sur un relativisme qui désamorcera toute velléité de maintenir ouvert le futur. Nous sommes à l’époque des connaissances à la carte, accessibles depuis un moteur de recherche. Dans ce contexte l’espace public risque de s’apparenter à une immense blogosphère, une accumulation d’informations mises en ligne au fur et à mesure de leur élaboration, sans validation préalable. Informations diverses prêtes à nous livrer des vérités sur demande. « La technologie appuyée sur la science, ou technoscience, est une sorte d’usine qui nous fournit de la vérité à la mesure de nos besoins. Ou, si l’on veut une autre image, elle est une planche à billets qui émet toute la vérité que nous voudrons. Nos dépenses étant d’emblée couvertes, nous pouvons nous permettre de jouer à mettre en doute la vérité. »[3] Et il ne servirait à rien de s’arrêter trop longuement sur ces questions scientifiques ou technologiques sans prendre la peine de les resituer dans le contexte technicoéconomique global qui les initie, les stimule, les sélectionne, les invite à se transformer ou non en produits et services marchands, à l’échelle planétaire.

[1] Louis Mumford, Les transformations de l’homme, p. 148-149.

[2] Lovelock, La revanche de Gaia, p. 6.

[3] Brague, Rémi, Modérément moderne, p. 214.

La révolution anthropocène du 29 août 2016

Le 29 août 2016, une révolution d’un genre spécial

 

Il s’est produit un événement remarquable le 29 Août dernier. La communauté scientifique s’est accordée sur le constat que l’humanité est entrée dans une nouvelle ère géologique, l’ère de l’Anthropocène.

L’idée était dans l’air depuis une quinzaine d’années. C’est en février 2000 que Paul Crutzen, prix Nobel de Chimie 1996, avait pour la première fois prononcé le mot « Anthropocène ». Lors d’un congrès international de Géophysique il avait ouvert un débat dont le retentissement allait devenir interdisciplinaire et planétaire. Il est temps, avait-il expliqué en substance, de considérer que l’humanité n’est plus dans l’ère de l’Holocène, mais est entrée dans l’ère de l’Anthropocène. Quelques rappels : le Quaternaire s’est ouvert depuis 2,5 millions d’années, d’abord sur le Pléistocène ; nous sommes passés ensuite à l’Holocène voici 11 500 ans environ, à la fin de la dernière glaciation. Cette période se clôture actuellement, explique Crutzen, car il devient scientifiquement faux et pernicieux de continuer à penser que l’homme peut, comme il pouvait le faire au cours de toutes les périodes géologiques qui ont précédé notre période contemporaine, poursuivre ses activités sans impacter les équilibres de la biosphère. L’empreinte humaine sur l’environnement planétaire est devenue si vaste et si intense qu’elle rivalise avec certaines des grandes forces de la nature en termes d’impact sur le système Terre.

C’est l’homme, avec ses 7 milliards de pèlerins et son industrie surpuissante, qui est devenu la principale force géologique sur la Terre. Le réchauffement climatique, les pertes en biodiversité, la déforestation, l’acidification des océans, les extractions massives d’énergies et de matières nécessaires à l’assouvissement des besoins d’une civilisation consumériste qui se mondialise, les rejets non recyclables de cette civilisation, … tout cela  contribue à faire de l’homme et de son industrie le plus important facteur d’évolution des équilibres de la biosphère. Au cours des trois derniers siècles la population a été multipliée par dix, le nombre de têtes de bétail a progressé dans les mêmes proportions, la part des sols exploités est passée de 5% à 83% ; nous épuisons en quelques générations les réserves fossiles accumulées sur des millénaires ; le relâchement de CO2 dans l’atmosphère par la combustion de charbon et de pétrole est devenu deux fois supérieur à toutes les émissions naturelles ; plus de la moitié des quantités d’eau douce sont utilisées par l’humanité. On parle de notre entrée dans la « sixième extinction des espèces» depuis l’apparition de la vie sur terre, avec un taux de disparition qui serait de plusieurs centaines de fois supérieure au taux normal de rotation des espèces. Plusieurs des « services » rendus par la Terre à l’humanité seraient en voie de ralentissement : capture du carbone, pollinisation, protection contre l’érosion, régulation climatique, régulation des circuits hydrauliques… Avec l’Anthropocène, une chose devient évidente : nous franchissons des seuils, des points de retournement, les choses évoluent de façon excessivement rapide. Et nous peinons à comprendre comment réagir à cette prise de conscience. Comment faire pour qu’Anthropocène ne rime pas avec Apocalypse ?

La situation est inédite : nous sommes la première génération humaine qui constate à la fois les limites des ressources de la planète et sa capacité à détruire son propre milieu de vie. Nous sommes engagés dans un conflit entre l’évolution technico-économique de la civilisation occidentale et la survie de l’humanité. L’ampleur du phénomène confère à l’Anthropocène le statut de concept à la fois scientifique, philosophique, écologique, économique et surtout politique. C’est pourquoi on peut considérer le 29 août dernier comme la date d’une véritable révolution. Une révolution copernicienne. Aucun penseur, aucun homme politique, aucun artiste n’avait imaginé que l’homme puisse se hisser au niveau de la force de gravitation, de la tectonique des plaques, des fleuves, des vents, de l’érosion, des cycles du carbone pour interférer sur le cours des choses terrestres. En raison de son échelle, l’Anthropocène est un repère à partir duquel nous pouvons envisager une réévaluation de notre histoire et de nos perspectives. Copernic, Darwin, Freud avaient déjà imposé d’importants retournements de la compréhension des origines et des perspectives de l’humanité. L’Anthropocène invite à des reconsidérations de la même nature. Il impose, de la même façon, de repenser les tenants et aboutissants de l’aventure humaine tels que les a façonnés la civilisation occidentale. Et donc, sauf si nous souhaitons continuer à jouer à la roulette russe avec l’avenir de l’humanité, de nos stratégies.

Certes les débats ne sont pas clos. Les géologues n’ont pas encore déterminé la date de naissance précise de l’Anthropocène. Retiendra-t-on le milieu du XVIIIe siècle et l’apparition de la machine à vapeur, c’est-à-dire la naissance de l’ère industrielle ? Retiendra-t-on le milieu du XXe siècle avec l’invention de l’arme nucléaire, c’est-à-dire la mise au point de la première technologie susceptible d’anéantir l’humanité ? Ou retiendra-t-on la fin du XXe siècle, c’est-à-dire la chute du mur de Berlin et la naissance de la mondialisation financiarisée, émancipée de tout contrôle politique, mondialisation qui semble nous conduire tout droit, en accélérant, dans toutes les impasses stratégiques pointées à l’entrée dans l’Anthropocène ?

Qu’importe : nous ne sommes plus à l’ère de l’Holocène, cette ère dont nous n’étions que des acteurs secondaires, une espèce parmi d’autres espèces aussi influentes que la nôtre dans les équilibres de la planète. Nous sommes entrés dans l’ère de l’Anthropocène, cette ère dont nous sommes les principaux acteurs. A partir de ce moment nous devons porter un regard différent sur nos stratégies économiques et politiques. Peut-on continuer sur nos voies productivistes et consuméristes actuelles à partir du moment où nous savons qu’elles hypothèquent l’avenir de la biosphère et de l’humanité ? Ne devons-nous pas modifier profondément nos stratégies d’innovation technoscientifique et de croissance économique ? Manifestement l’entrée dans l’Anthropocène implique de nouvelles responsabilités. Mais lesquelles, comment les identifier et les mettre en œuvre ? Quelle seront les stratégies qui permettront à l’humanité de survivre aux dégâts occasionnés par deux siècles d’innovations technoscientifiques et de croissance débridées, nous portant à présent aux limites de la biosphère ?  Pour les pessimistes, la décision du 29 août 2016 représentera la « preuve » que la civilisation occidentale se rapproche de l’effondrement. Pour les optimistes, elle représentera la première pierre scientifique sur laquelle la reconstruction d’un nouveau système de valeurs et de priorités stratégiques sera envisageable.

Publication : Jean-François Simonin, 01 septembre 2016.