Eric Sadin : la silicolonisation du monde

La siliconisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, L’échappée, 2016.

 

les consequences du numérique dans la mondialisation

Eric Sadin veut ici nous alerter quant à l’émergence d’un nouveau modèle civilisationnel, fondé sur l’organisation algorithmique de la société et risquant de dessaisir l’homme des tenants et aboutissants de sa propre existence et de son propre avenir individuel et collectif. Certes, la Silicon Valley est le lieu d’implantation physique de nombre des acteurs du numérique. C’est de là qu’après-guerre la conjonction du développement de l’appareil militaire américain et de la promotion du monde post-industriel, composé en grande partie d’ « information », a enfanté de l’ère du numérique qui nous submerge aujourd’hui.

Mais à présent, explique Sadin, la Silicon Valley ne renvoie plus prioritairement à un territoire. C’est avant tout un esprit qui, déclarant œuvrer pour le bien de l’humanité, est en passe de coloniser le monde. Une colonisation, certes, d’un genre nouveau, avec de nouveaux missionnaires, de nouveaux mythes, de nouvelles valeurs. Avec eux nous entrons, dit Sadin, dans « l’accompagnement algorithmique de la vie, destiné à offrir à chaque être ou entité, à tout instant, le meilleur des mondes. » (p. 20)

Vision du mode et horizon industriel

Nous entrons, à l’orée de la troisième décennie du XXIe siècle, dans un nouvel horizon industriel. « Désormais, le monde génère une copie sans cesse plus fidèle de lui-même. Ses états se trouvent dupliqués et détaillés en code binaire, témoignant en temps réel de situations toujours plus nombreuses et variées. Les phénomènes du réel sont saisis à la source et aussitôt mesurés, ouvrant un horizon virtuellement infini de fonctionnalités. L’extension des capteurs sur nos surfaces corporelles, domestiques et professionnelles, croisée à la puissance de l’intelligence artificielle, constitue l’horizon industriel majeur de notre époque. Il n’y a pas de limite à la mise en données du monde et aux usages qui pourront être conçus. » (p. 20)

Nous entrons dans un nouveau TINA (There Is No Alternative). Non plus le TINA des années 1980 de Margaret Thatcher ou Ronald Reagan, qui visait à promouvoir les dérèglementations et les logiques concurrentielles en tout lieu et en toute circonstance. Un TINA numérique, en quelque sorte. « Un nouveau TINA, non plus considéré comme un mal nécessaire, mais porté par une fascination considérant cette trajectoire comme étant non seulement vertueuse, mais naturellement inscrite dans le cours de l’histoire et figurant l’horizon indépassable de notre temps. L’esprit de la Silicon Valley engendre une colonisation – une silicilonisation. » (p. 24) Et au-delà du modèle industriel, c’est un nouveau modèle civilisationnel qui s’instaure. Nous entrons, dit encore Sadin, dans « l’ère de la mesure de la vie. » La nature du numérique évolue, et vite. Jusque-là cantonnée à l’assistance pour la gestion des données, elle se dote actuellement d’une aptitude interprétative et décisionnelle. L’extrême sophistication de l’intelligence artificielle fait passer le numérique de la capacité plus ou moins fine à observer et archiver les informations, à la capacité de suggérer des solutions, proposer des évaluations et à engager des actions concrètes. La vocation du numérique franchit actuellement un seuil, procurant un pouvoir sans précédent à ceux qui l’organisent et le dirigent.

Il ne faut pas parler du numérique comme d’un domaine qui serait isolé de ses propres fondements et de ses applications. Avec le numérique nous sommes en plein régime des technosciences, ces sciences qui n’ont plus de raison d’être sans les applications qui leur sont liées. Mais il ne faut pas substantialiser le numérique. « Le numérique, ça n’existe pas, entendu comme une « être » situé à distance de ses conditions de formation, conformément à une sorte d’essentialisme envoûté. La vérité, c’est qu’il existe des procédés et des systèmes dont la nature et les fonctionnalités sont aujourd’hui moins conditionnées par des recherches scientifiques que par les ambitions industrielles. Il se produit un niveau de raccordement inédit entre le technique et l’économique, prenant la forme d’une emprise quasi absolue de l’économique sur le technique. Mutation qui renverse l’ordre autrefois existant. » (p. p. 33)

Par exemple un compteur électrique dit « intelligent » suggérera des rythmes et des modalités d’utilisation orientés, de façon à assurer l’optimisation de la gestion des stocks d’énergie disponible – ou optimisation au sens de la valorisation envisageable, indépendamment de la question des stocks disponibles – l’histoire ne nous dit pas encore aujourd’hui de quel type d’optimisation il s’agira. Ce qui est visé, en tout cas, c’est un encadrement de certaines actions, établi selon des règles sensées être explicites pour toutes les parties, mais en pratique inaccessibles ou incompréhensibles pour la plupart des citoyens ordinaires. Les bracelets connectés mesurent nos gestes et flux physiologiques, peut-être pour s’occuper de notre bien-être, mais plus sûrement pour nous proposer des produits et services liés à nos déficiences performatives. Et la tendance des industriels sera ensuite de « remonter dans la chaine de valeur ». « On comprend l’intérêt pour Alphabet-Google de passer à l’étape ultérieure, non plus celle consistant à offrir la « meilleure » et la plus rapide réponse à toute requête formulée, mais celle ambitionnant de littéralement piloter le cours de la vie… Il indique, à coup sûr, la tendance forte à se développer à l’avenir. » (p. 114) Le numérique, c’est une façon pour le capitalisme de se lancer à l’assaut de nouveaux domaines d’extension de son régime de vérité. Il s’agit à présent de « se lancer à l’assaut de la vie, de toute la vie ». (p. 126)

« C’est une vision du monde qui est à l’œuvre, fondée sur le postulat techno-idéologique de la déficience humaine fondamentale, que les pouvoirs sans cesse variés et étendus affectés à l’intelligence artificielle représente la plus grande puissance politique de l’histoire, appelée à personnifier une forme de surmoi à tout instant doué de l’intuition de vérité et orientant le cours de nos actions individuelles et collectives pour le meilleur des mondes. » (p. 30)

Exploitation de la vie

La silicolonisation, c’est ce débordement du numérique sur de nombreux aspects de la vie quotidienne. On assiste à l’éruption d’internet hors des écrans et des interfaces tactiles pour s’infiltrer dans des domaines sans cesse plus divers de nos réalités. « C’est un double débordement qui actuellement s’opère, prenant la forme d’une double conquête : celle du monde et de la vie. D’un côté l’infrastructure industrielle, institutionnelle et financière de la Silicon Valley tend à être reproduite plus ou moins à l’identique dans de nombreuses régions de la planète. De l’autre, le modèle qu’elle a engendré vise à exploiter chaque impulsion de la vie. » (p. 74) Il s’agit pour les chercheurs et les industriels de matérialiser les idéaux des technoprophètes de la Silicon Valley, ceux qui veulent « faire du monde un endroit meilleur », comme ils le répètent lors de chaque brainstorming. Déjà Steve Jobs, dans les années 1980, estimait que « le Mac sauverait le monde ». Aujourd’hui, toute la strate des hauts dirigeants de Google proclame avoir « la conviction qu’il est possible de rendre le monde meilleur grâce à la technologie. »

Dans ce contexte, les flux numériques se confondront avec les flux de la vie. On visera l’augmentation de la vie par le truchement de la technologie. La Singularity University, fondée par Ray Kurzweil et Peter Diamandis en 2008, promeut activement cette idée. Elle essaime et ouvre des antennes sur les cinq continents. Silicolonisation en action, elle est à la fois un Think tank et un incubateur d’entreprises. Elle est massivement soutenue par Alphabet-Google. Son objectif assumé « est d’éduquer, sensibiliser et impliquer les hauts dirigeants, à l’échelle mondiale, dans l’utilisation des technologies exponentielles pour faire face aux défis de l’humanité. » Sadin cite l’exemple de la NSA et de son « processus psychiatro-sécuritaire », qui a construit dans l’Utah un immense centre de serveurs supposé répondre pour les décennies à venir « aux besoins en stockage de données et travaille à la création d’un ordinateur quantique, visant in fine à cartographier en temps réel la quasi-intégralité de la vie de la planète. » A ce moment, la vie humaine ne consistera plus à agir en fonction d’une capacité de jugement et d’action, mais à seulement rétroagir à des signaux. C’est un soft totalitarisme numérique qui s’impose insidieusement, dessaisissant l’homme de son droit à agir en conscience et selon son libre arbitre.

Il s’agit en d’autres termes d’un technolibéralisme libre d’agir sans entraves et selon les règles qu’il s’est lui-même fixé. Il pourrait nous conduire à l’éradication de la figure humaine. « Soit la mort de l’homme, celui du XXIe siècle, certes envisagé comme un être agissant, mais qui, pour son bien et celui de l’humanité entière, doit désormais se dessaisir de ses prérogatives historiques pour les déléguer à des systèmes autrement plus aptes à parfaitement ordonner le monde et à lui assurer une vie débarrassée de ses imperfections. » (p. 103) Nous assistons, comme impuissants et peut-être fascinés, à une sorte de passation de pouvoir de la raison humaine à des systèmes, pourtant sortis de cerveaux humains, sensés éclairer de leurs nouvelles lumières des pans sans cesse plus étendus de nos existences.

Dangers en vue au bout du numérique ?

Il pourrait donc exister quelque chose de nihiliste dans l’avènement du numérique, un nihilisme qui pourrait virer à l’antihumanisme radical. Sont directement attaqués les principes fondateurs de l’humanisme occidental, reposant sur la liberté individuelle et la progression régulière vers l’autonomie de jugement. Le principe de responsabilité pourrait bien en être affecté, lui aussi, et mener à un processus de décivilisation. L’ontologie sous-jacente au numérique consiste à disqualifier l’action humaine au profit d’une raison algorithmique jugée supérieure, ou en tout cas plus opérationnelle au sens de la détection des besoins humains et de la capacité à imaginer rapidement des produits et services susceptibles de les satisfaire.

Dans ce contexte Sadin se considère désormais, dit-il, comme un lanceur d’alerte. Non pas pour démasquer des faits répréhensibles qui seraient masqués et qui appelleraient à être dénoncés en raison de leur gravité ; « mais en m’efforçant d’identifier les signes épars et convergents qui témoignent d’un recul insensible de certains acquis démocratiques autant que d’offenses infligées à la dignité humaine. » (p. 37) Selon lui il serait coupable de ne pas décrire la désolation en cours et de ne pas œuvrer à la fabrication d’instruments de compréhension et d’action, portant des germes d’espérance.

Nous vivons un moment singulier de l’histoire de l’humanité caractérisé par une extrême puissance technologique, puissance dépourvue de tout cadrage politique et anthropologique. Sadin alerte : nous avons quitté le vieux monde, celui de la vérité, du discours, de la rationalité au sens classique, sans nous en apercevoir. « On continue d’envisager la technique comme le résultat de recherches menées au sein de laboratoires, conduisant éventuellement au développement d’applications, opérant dans un second temps toute une série d’effets sur les modes d’existence. Mais il s’agit là d’un schéma réducteur. Ce qu’il faut saisir, c’est que les technologies de notre temps, celles des données et de l’intelligence artificielle, ne produisent pas des effets, mais se situent au point nodal de la crise de la démocratie : celui du dessaisissement de la décision humaine. Ce sont les fondements de notre civilisation, l’autonomie du jugement et la liberté d’action, qu’elles sapent soudainement. » (p. 228)

La question est de savoir si nous devons accepter cette dépossession, ou si nous envisageons individuellement et collectivement de retrouver la capacité, pour l’instant égarée, de reprendre la main sur ce cours des choses qui nous marginalise progressivement. Si nous ne prêtons pas davantage d’attention à cette question, il se pourrait que l’humanité y perde une part fondamentale de son histoire et de son avenir. Sadin préconise l’élaboration d’une cartographie des responsabilités à ce sujet. La question est plus politique que scientifique. Il y a belle lurette que l’homme de science n’a plus les moyens de faire preuve de conscience critique, il dépend trop du monde des affaires qui le finance, l’outille et lui dicte ses thèmes de recherche. Il a pris l’habitude de mener ses recherches dans l’indifférence de leurs conséquences. Il y a « irresponsabilité institutionnalisée et banalisée. On affirme, en boucle et de concert, œuvrer au bien de l’humanité, on touche de considérables émoluments, et on se lave les mains de tout le reste. » (p. 248) Sadin rappelle ironiquement le mot de Jules Verne à ce propos, façon de rappeler que la question n’est pas neuve : « Les ingénieurs modernes ne respectent plus rien ! si on les laissait faire, ils combleraient les mers avec les montagnes, et notre globe ne serait qu’une boule lisse et polie comme un œuf d’autruche, convenablement disposée pour l’établissement des chemins de fer. » En fait, l’homme de science ne peut plus prétendre qu’il vise à améliorer la condition humaine, pour la simple la raison qu’il œuvre sous le couvert d’une rationalité économique hors de son contrôle.

Jean-François Simonin, Juin 2017

Peter Wagner : sauver le progrès

Sauver le progrès. Comment rendre l’avenir de nouveau désirable ?

La Découverte, Paris, 2017.

Doit-on considérer le monde actuel, s’interroge Peter Wagner, comme un rêve qui deviendrait réalité ? Comme une étape vers un monde d’abondance, au sein duquel la liberté et les droits de l’homme seraient en progression constante et régulière ? Ou est-ce la raison qui est tombée dans un sommeil si profond qu’elle ne perçoit même plus la pauvreté et la violence, qu’elle ne voit pas qu’elle scie la branche écologique sur laquelle l’humanité est assise ? Qu’est devenu le grand rêve du Progrès ? « Ne sachant que faire de ce rêve, nous avons tendu à l’oublier. Les temps présents ne semblent plus rien avoir à faire de l’idée de progrès ou du moins avec la grande idée d’un progrès historique, d’un progrès général de l’humanité. Peut-être devait-il en être ainsi. Peut-être la grande idée du progrès ne correspondait-elle qu’à une projection onirique de souhaits et de désirs irréalisables, projection dont nous savons maintenant qu’elle n’était rien de plus qu’un rêve. » (p. 6)

Voici un superbe petit livre, profond et clair, sur la question ardente du progrès. Oui, dit Wagner, on peut véritablement parler d’une « invention du progrès ». A la fin du XVIIIe siècle, l’Europe fut le théâtre d’un véritable basculement : on se mit à croire en l’existence d’une dynamique d’amélioration générale des conditions d’existence de l’humanité. Pas seulement une amélioration ponctuelle, mais une amélioration de long terme, susceptible de s’auto-entretenir. A partir de là, on a pu parler d’un progrès de l’humanité unissant la destinée de tous les hommes sur la terre, et d’un progrès de l’histoire pour désigner le processus comblant le fossé entre passé et avenir. C’était, explique Wagner, « une conception forte du progrès, puisqu’elle envisage une transformation radicale et positive de la condition humaine qui n’avait jamais auparavant été considérée comme possible. » (p. 17) Mais pourquoi, devrait-on demander, l’idée d’un tel progrès n’était-elle pas apparue avant 1800 ? C’est Kant qui a théorisé la réponse à cette question, dans son célèbre « qu’est-ce que les Lumières ? ». L’humanité était jusque-là restée mineure. Elle n’avait pas atteint la majorité, car elle n’avait pas encore osé faire usage de sa raison. Or, sans le plein usage de cette raison, les êtres humains ne pouvaient que passer d’un régime de domination à un autre, sans capacité de prendre réellement en main les rênes de l’histoire. L’idée, comme l’exprimera ensuite Popper au XXe siècle, était de faire en sorte qu’un stock de connaissances bien établies permette de se débarrasser petit à petit des illusions antiques et médiévales.

Nous pouvons dire sans grand risque d’erreur que la croyance dans la possibilité de ce progrès a agi comme une force de transformation sur les êtres humains, la nature et la vie sociale. Wagner déploie une grille d’analyse qui le conduit à distinguer quatre dimensions du progrès, dans l’ordre chronologique de leur apparition sur les deux siècles qui nous intéressent : le progrès épistémique, le progrès économique, le progrès social et, enfin, le progrès politique. Et il reste de réelles traces de ce progrès. Personne n’oserait le contester dans les pays développés. Et les économies émergentes connaissent un accroissement de leur richesse matérielle. « En Amérique latine et en Afrique du Sud, les dictatures militaires et l’Apartheid ont été vaincus et remplacés, dans certains endroits, par des démocraties participatives ; la pauvreté y a été réduite et les ressources de l’État-providence augmentées. On peut avancer que, globalement, les régimes oppressifs sont moins nombreux qu’il y a cinquante ans. » (p. 13) Nos efforts pour construire des mondes meilleurs ont effectivement permis de changer le monde, mais pas, ou plus, ou plus seulement, pour le meilleur. Mais il ne s’agit pas d’abandonner toute idée de progrès. D’ailleurs, cela n’est pas vrai que la poursuite de cette illusion n’aurait produit que du pire. La réalité semble en fait contrastée : la poursuite du progrès semble avoir rendu le monde tantôt meilleur, tantôt pire, selon les moments, les lieux, et selon les critères d’appréciation retenus.

La bascule de la décennie 1979-1989

Pour Wagner, tout a basculé entre 1979 et 1989, décennie durant laquelle le monde a radicalement changé. « L’année 1979 fut marquée par la deuxième crise pétrolière, la révolution iranienne, l’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir et la parution du livre de Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. » (p. 11) Jusqu’au début des années 1970, le sentiment à l’égard du progrès scientifique était caractérisé par un grand enthousiasme, ainsi que par une confiance illimitée dans l’utilité de ce progrès pour la société. Mais après la chute du mur de Berlin, on dirait que le seul sens du progrès est d’éviter la régression. Pour Wagner, les principaux évènements qui imposent à présent de reconsidérer notre idée du progrès sont le suivantes : crises économiques à répétition à travers le monde ; préoccupation croissante à l’égard de l’injustice passée et son impact sur le présent ; conscience croissante des implications du changement climatique provoqué par l’activité humaine ; absence de critères d’évaluation des conflits internationaux. Et au total, l’idée même de progrès ressort profondément affectée.

Sur le plan scientifique, on commence à envisager certaines pratiques du savoir moins comme des tentatives de découvrir des traits préexistants de la nature que comme des interventions sur cette nature, avec tous les risques que cela suppose. Sur le plan économique, nous sommes arrivés au stade où « le présupposé implicite de la pensée critique est que l’aliénation et l’exploitation pèsent plus que le progrès dans la satisfaction des besoins. » (p. 45) Les démocraties libérales semblent buter sur les murs des inégalités et des limites naturelles en termes de ressources. Sur le plan social, certains paradoxes émergent : comment considérer « la quête d’une connaissance sur laquelle la vie sociale pourrait s’appuyer de manière solide alors que la planète est d’ores et déjà transformée à la lumière des types de savoirs disponibles ; plutôt que d’avoir recours à la raison pour comprendre la condition humaine, on transforme la condition humaine de façon à la rendre intelligible à un certain type de raison ; quant à la satisfaction des besoins matériels humains, on y répond en transformant la planète à un point tel que la satisfaction même de ces besoins est menacée, au moins dans certaines parties de globe, sans retour possible à la situation antérieure. » (p. 56) Il faut donc l’avouer : « alors que de plus en plus de sociétés ont adopté des institutions démocratiques, la capacité d’autodétermination a probablement diminué. » (p. 177) « Sur le plan historique, il se peut que la transformation de la planète signale un changement épocal d’une ampleur telle que les conditions même de l’action humaine s’en trouvent altérées. » (p. 56)

« Aujourd’hui, dit encore Wagner, la critique est devenue plus nécessaire car la distance qui sépare ce qui est collectivement désirable de ce qui est susceptible de résulter d’actions non coordonnées est devenue considérable. » (p. 162) Mais cette critique est rendue plus difficile dans la mesure où il n’existe pas d’étalon permettant d’établir un consensus entre le possible et le réel. « Le progrès dépend de la victoire dans la lutte pour l’interprétation du monde », conclut alors Wagner avec de forts accents nietzschéens.

Vers quel type d’émancipation ? Refonder l’idée de  progrès

La question est : qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans le discours sur les droits de l’homme et la démocratie et dans l’idée selon laquelle toute contrainte supprimée équivaut à une augmentation de liberté ? « Je suggère qu’il est possible d’identifier une autre forme spécifique du progrès, celle de l’amélioration des conditions générales d’autoréalisation, à commencer par la promesse de l’égal rapport à la liberté. J’appellerai cette forme le progrès social ». (p. 24) Wagner suggère de « remplacer la conception forte du progrès en tant que force quasi autonome de l’histoire par une notion se concentrant sur la capacité d’agir, l’imagination et la critique… Je proposerai de considérer le progrès politique comme une des préoccupations majeures de notre temps. » (p. 30)

Le progrès social au sens de Wagner devrait se décliner principalement en deux volets : d’abord la création de conditions propices à l’autoréalisation individuelle (capacité des êtres humains à développer leur propre projet de vie, sans être conditionnés ou déterminés par d’autres – avec en ligne de mire l’extension de l’autonomie individuelle); ensuite en progrès politique, conçu ici comme une autodétermination progressive des conditions de vie en commun. Voilà ce qui reste une idée solide sur laquelle s’appuyer : « la notion de démocratie entendue comme autonomie collective. L’idée que des êtres humains libres se réunissent pour délibérer sur les meilleures façons d’organiser leur vie en commun et pour résoudre les problèmes auxquels ils doivent faire face en commun répond effectivement à la question de savoir comment peuvent exister des phénomènes à grande échelle intégrant des contenus normatifs positifs. » (p. 161)

 

Que conclure, alors, sur le sauvetage possible de l’idée du progrès ? « Que les choix collectifs soient de plus en plus déterminés par la seule agrégation de nombreuses décisions individuelles ; que les injustices passées déterminent au présent les opportunités de vie de manière hautement inégale derrière le voile de l’égale liberté ; que l’hybris, via une conception erronée de la maitrise instrumentale, exacerbe les problèmes plutôt qu’elle ne les résolve. Pour nous qui sommes confrontés à ces dangers, le progrès demeure à la fois nécessaire et possible : il passe par la construction d’une capacité d’agir démocratique, le dépassement des nouvelles formes de domination et le combat contre l’hybris. » (p. 178) Après tout, la désillusion est peut-être un phénomène positif, puisqu’elle conduit à se libérer d’illusions. Peut-être, tout simplement, que notre conception du progrès n’avait jamais été viable, durable. Mais on peut encore espérer des progrès considérables d’un agir collectif démocratique qui saurait se saisir des problèmes clé des temps présents. En fait, on peut se dire que la société au plein sens du terme n’a pas encore vu le jour ; que nous restons à ce jour incapables d’autodétermination collective au sens fort du terme. Dans ce cas, « il faudrait identifier une manière de construire une intentionnalité collective adéquate pour la situation actuelle. » (p. 161)

Jean-François Simonin, avril 2017.

 

Pierre Legendre : l’Empire du management

Dominium Mundi, l’Empire du management.

Mille et une nuits, 2007.

 

Dominium Mundi est le scénario d’un film qui pose la question : « à qui appartient le monde ? », et s’inquiète « du côté aveugle des revendications de légitimité pour s’approprier le monde ». Il cherche à identifier ce qui, à long terme, pourrait résister à la dissolution du monde dans les routines de la mondialisation. « Le scénario repose sur la conscience que la Globalisation de la techno-science-économie, rendue possible par la pertinence fonctionnelle du Management, ne se confond pas avec une occidentalisation-américanisation du monde censée signifier le point d’aboutissement des civilisations. La capacité stratégique n’est pas l’apanage de l’Occident, et le futur n’est pas planifiable. L’intrigue de ce documentaire se résume à ceci : donner à voir la verve industrielle, quelques prodiges éloquents accomplis aux quatre coins de la Terre ; mais, aussi, recueillir les preuves de ce qui résiste ou annonce la résistance à la menace d’extermination des identités. » (p. 10-11)

Pierre Legendre pose dans ce petit livre tonique et subversif un nombre considérable de questions qui doivent nécessairement être posées dans le cadre d’une réflexion sur l’industrialisation et ses implications à long terme. Il aligne les formules choc qui sont autant de constats ou avertissements donnant  à réfléchir dans le cadre de la mondialisation et des modes de « management » qui la gouvernent. Le questionnement est à la fois profond et planétaire.

« Le système occidental promu par l’Occident rivalise avec le grand rêve religieux. Il exalte les grandes surfaces paradisiaques, les cérémonies à la mode, la beauté des images à consommer. La publicité s’est appropriée la spiritualité de la toilette (Beaudelaire), l‘architecture des mannequins, les corps possédés par la musique, par le maquillage et les parfums. » (p. 23) « Avec la Modernité, le Dieu s’éloigne et s’efface. Alors, l’homme devient le Souverain. Aujourd’hui, la nouvelle Bible, laïque mais toujours conquérante, s’appelle Technique-Science-Economie. » (p. 25) Elle met fin aux savoirs antiques, elle abolit les mythes, elle promeut la gestion, elle glorifie le self made man. « Comme Dieu, la science globalisée capte la force religieuse, avant tout celle de l’Occident, la force stratégique du christianisme occidental. Tendue vers un Âge d’or, elle prépare la suppression de la souffrance, la santé parfaite, la vie illimitée. Moyennant finances. Et moyennant la Foi au pouvoir infaillible : comme Dieu souverain, la science ne peut ni se tromper, ni nous tromper. » (p. 29) Forts de cette nouvelle foi, les entreprises privées et leurs manageurs affrontent le temps, la finitude, le néant. Elles conçoivent, extraient, fabriquent, industrialisent et rejettent des morceaux de monde, elles reconfigurent la scène de l’univers. « Le Dieu du poème biblique, juif ou chrétien, est battu. Aujourd’hui les Occidentaux prophétisent au nom de la science. Ils annoncent la fin du déchirement humain. La grande promesse occidentale des lendemains d’immortalité est devenue à son tour objet de marché. » (p. 30) Et gare aux récalcitrants. Le Japon voulait-il résister, vers le milieu du XXe siècle, aux assauts de la colonisation et du christianisme ?  « Il a reçu les Lumières occidentales sous le coup imparable de l’éclair atomique. »

Legendre veut donner à voir, pour en apprécier les pouvoirs, le concept occidental de « religion ». Il voit dans la Religion Industrielle occidentale « une forme de décomposition du Monothéisme issu de la culture européenne… sur fond d’effacement de la frontière entre la sphère de la représentation et la réalité, donc une civilisation du passage à l’acte – qui récupèrent la tradition théologique politique, matrice des montages de l’État et du Droit, en l’ouvrant au marché. Dès lors il devient peu à peu concevable de faire entrer la notion de souveraineté, si dépendante d’un mode de raisonnement qui porte en Europe la marque de l’absolutisme divin, dans la catégorie des biens commerciaux. » (p. 76-77)

Mais le management est plastique : « Il comporte autant de centres qu’il existe de pouvoirs en concurrence dans la civilisation où tout se s’achète et se vend. Des myriades de pouvoirs en réseaux volatilisent les formes inaptes à la compétition. « Mais cette expérience inédite d’appropriation du monde reste soumise à son histoire, à la loi politique et aux énigmes du destin. » (p. 17) « L’Empire du Management a pour champ de bataille le marché planétaire. Les entreprises s’affrontent et luttent pour la victoire. » (p. 19) « Les multinationales sont des Empires privés, les républiques-mastodontes sans territoire de la nouvelle  jungle féodale, où s’affrontent des décideurs qui sont les conquistadors d’aujourd’hui. » (p. 25-26) « Avec la nouvelle féodalité, les experts combinent les techniques de la planification, les recettes de la propagande des tyrannies du XXe siècle et les idées libertaires branchées. » (p. 48)

Nous sommes entrés dans l’ère post-westphalienne. Le véritable partage du monde ne s’opère plus entre nations, mais entre acteurs du marché. « Une multitude de conglomérats transcontinentaux, économiques et financiers, forment un seul et même théâtre mondial de la concurrence, où des États et des groupes d’États dominants tentent de jouer les chefs d’orchestre. » (p. 47) Le premier traité de management date de 1493 – donc au lendemain de la découverte de l’Amérique. L’édit du pape énoncé au nom de l’Empire universel du Christ représente, selon Legendre, la première pensée véritablement globale au sens où le manageur d’aujourd’hui est censé l’entendre. Il faut avoir ce fond à l’esprit si l’on veut comprendre « le rôle du droit dans le fonctionnement du Management mondialisé, c’est-à-dire le rôle de colle juridique pour faire tenir la techno-science-économie » au début du XXIe siècle. « Le Management a pris possession de la planète. Le christianisme occidental avait anticipé l’organisation ultramoderne en posant le principe ‘l’Eglise n’a pas de territoire’. Aujourd’hui, la Démocratie unie au management sans frontières lui fait écho. Le marché universel réalise le rêve des conquistadors de l’Amérique : ‘un Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais’. La Bourse en continu accomplit ce miracle.» (p. 21) « Les manageurs savent-ils qu’ils sont des guerriers, et qu’en manipulant les images et la parole ils manient de l’explosif ? On ne transplante pas les rêves comme des organes, d’un corps à l’autre. Dans la compétition universelle, les cultures douées de capacité stratégique sont des conservatoires d’identité. Agiront-elles pour s’auto-supprimer ? » (p. 23) « L’industrialisme surpuissant et le système financier sans frontière entraînent l’espèce humaine vers l’avenir inconnu. L’Efficacité est l’emblème des relations de jungle dans une reféodalisation planétaire. » (p. 17)

Le management d’aujourd’hui est l’équivalent des armées et des administrations d’hier. Il assure les mêmes tâches : organiser, coordonner, commander, contrôler. « Le Management mobilise les individus, les entraîne pour l’action. Son horizon d’humanité, c’est sa souplesse sociale et politique, sa capacité d’adaptation, à l’âge des robots et de la gestion électronique. » (p. 43) Il suscite des courants légèrement et temporairement alternatifs, mais n’a pas d’opposants véritables sur la durée. Il ingurgite tout ce qui est à sa portée, il avale le pour et le contre. « Et si le rêve américain d’un grand rêve universel allait lui aussi tourner au cauchemar ? » Nous vivons une culture qui semble vouloir en finir avec l’humanité.  « La nouvelle absurdité promeut l’Homme total, nomade affranchi des liens, l’individu auto-fabriqué et auto-suffisant. » (p. 20) Le rêve du post-humain équivaut à un délire d’autodestruction d’un Occident qui se mire en lui-même, admirant tout ce qui le conduit à fragiliser l’avenir du monde et de l’espèce humaine. Globaliser, mondialiser, penser monde, rationaliser, tout cela signifie en fait occidentaliser, par le moyen du commerce.  « Le temps et l’espace ont été plombés : l’histoire du monde sera engloutie dans celle de l’Occident, les civilisations seront absorbées par l’ordre occidental. La technique, la science et l’économie vont-elles accomplir cette croyance ? » (p. 22)

Alors, au final, à qui appartient le monde ? Il « appartient à ceux qui savent – qui savent que la conquête de la Terre par la Technique et l’économie n’est qu’un moment de la conquête de l’univers tout entier. La Mondialisation est une guerre pour la Vérité, qui doit être gagnée par ceux qui savent, qu’on appelle aujourd’hui les vainqueurs cognitifs ». (p. 39) « Pourquoi, mais pourquoi la planète n’est-elle pas docile au Nouvel Âge de la conversion universelle ? » (p. 25) « L’économie est devenue la nouvelle raison de vivre. Mais quelque chose se durcit dans les relations mondiales, quelque chose de guerrier, qui touche aux ressources généalogiques, à la Terre intérieure de l’homme. » (p. 60)

Publication : Jean-François Simonin, juillet 2016.

Clive Hamilton : les apprentis sorciers du climat

Les apprentis sorciers du climat. Raisons et déraisons de la géo-ingénierie, Seuil Anthropocène, 2013

 

Le grand mérite du livre de Clive Hamilton est d’attirer notre attention sur une question qui va devenir un sujet d’actualité mondiale dans les années à  venir. Car à horizon BH22, la géo-ingénierie représente un enjeu stratégique de la même nature que le nucléaire ou les OGM. En cas d’erreur, d’échec ou d’accidents malencontreux, l’avenir de l’humanité sur le long terme pourrait s’en trouver dramatiquement hypothéqué. Nous pouvons, c’est certain, avoir de sérieux doutes quant à la pertinence d’un projet de climatisation de la planète.

Pour comprendre la nature et l’importance des enjeux liés aux projets de géo-ingénierie climatique, il faut remonter à la prise de conscience de notre entrée dans l’ère de l’anthropocène. Nous quittons actuellement l’ère de l’holocène. Il s’est agi d’une période idyllique pour l’humanité, qui aura bénéficié pendant dix millénaires environ d’une clémence et d’une régularité climatique propice à un véritable bond en termes d’organisation sociale, de démographie, et d’exploitation du vivant. Mais l’homme s’est développé durant l’holocène avec un tel succès qu’il a acquis l’équivalent d’une force géologique. La population a été multipliée par dix et l’impact de l’utilisation des combustibles fossiles a eu des résultats si importants qu’ils ont fait entrer la planète dans une nouvelle époque géologique, l’ère de l’anthropocène. Selon la définition initiale de Paul Crutzen, éminent spécialiste du climat, l’anthropocène est caractérisée par le fait que « les activités humaines ont maintenant un impact si important et dynamique sur l’environnement global qu’elles entrent en rivalité avec les grandes forces de la nature en termes d’impact sur le fonctionnement du système Terre. » (p. 254) Contrairement à l’idée rassurante d’une Nature robuste et permanente, toile de fond immuable des activités humaines, les scientifiques en viennent à redouter que les activités humaines ne poussent le système Terre hors de l’état de grande stabilité qui avait caractérisé l’holocène. Pour Hamilton, il nous faudra encore des décennies pour mesurer toutes les implications de ce changement d’ère. Car le problème n’est pas seulement d’ordre météorologique, il implique de repenser toute notre vision de l’histoire. C’est toute la conception de l’autonomie de l’homme dans son rapport à la nature qui en est bouleversée – autant dire que c’est toute la pensée des Lumières qui achoppe sur de tels constats. L’idée même de distinction entre histoire naturelle et histoire humaine n’a plus de sens.  A partir de l’anthropocène, la nature, toute la nature, devient une nature humaine. Il n’y a plus de nature sauvage.

Pour Hamilton c’est une intervention publique de Paul Crutzen, datée de 2006, qui a fait accéder la géoingénierie climatique au rang de préoccupation « sérieuse ». Crutzen estimait que « la solution de loin la plus préférable pour résoudre le dilemme des décideurs politiques consiste à diminuer les émissions de gaz à effet de serre. Cependant, jusqu’ici, les tentatives dans cette direction ont  pour la plupart échoué ». (p. 215) En d’autres termes, le point de départ de la réflexion sur l’idée de géo-ingénierie résulterait, pour Hamilton, de l’échec patent de la communauté internationale à répondre aux alertes scientifiques sur les dangers du réchauffement climatique par diminution des émissions de gaz à effet de serre.

 

Rétroactions et points de bascule sont les deux principales sources d’angoisse des spécialistes du climat qui redoutent de possibles effets de réaction pouvant amplifier ou atténuer les effets directs de l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre sur le réchauffement. La prise de conscience du déclin spectaculaire de la banquise arctique estivale au cours de la dernière décennie a représenté un choc pour de nombreux spécialistes. Ces derniers craignent à présent de possibles réactions en chaine : fonte du permafrost, libération de grandes quantités de méthane dans l’atmosphère et autres effets déstabilisateurs très puissants. Et l’apparition des fameux points de bascule, dont la simple évocation suffit à anéantir l’idée jusque-là réconfortante selon laquelle l’accumulation lente de gaz à effet de serre entrainerait une modification progressive de la température, à laquelle nous pourrions remédier en temps utile.

D’où une déferlante de projets d’intervention d’ordre technologique pour prendre la main sur la question climatique. Selon Hamilton, on répertorie « … quelques quarante-cinq propositions de techniques de géo-ingénierie et leur variante. Entre huit et dix d’entre elles font l’objet d’une attention sérieuse. Certaines relèvent d’une conception extrêmement ambitieuse, d’autres sont sans imagination ; certaines sont purement spéculatives, d’autres ne sont que trop aisées à mettre en œuvre. » (p. 12) Parmi les solutions souvent citées : tenter d’interférer dans le grand cycle du carbone, altérer la composition chimique des océans ou y déverser de grandes quantités de chaux, accélérer artificiellement l’érosion des roches, modifier l’implantation naturelle des arbres, des sols et des algues dans de grandes proportions, purifier l’air de différentes façons, gérer le rayonnement solaire, éclaircir les nuages, modifier les cirrus, installer un bouclier solaire constitué d’une couche de particules de soufre injectées dans la haute atmosphère pour réduire la quantité de lumière solaire qui atteint la planète, créer un filtre solaire sur mesure… On le voit, il existe un grand nombre d’idées comprises sous l’intitulé géoingénierie climatique. On peut toutefois les classer en deux familles principales : celles qui consistent à « aspirer le carbone », et celles qui proposent de « maîtriser la lumière du soleil ».

Hamilton, après analyse des débats publics à ce sujet, identifie les trois justifications principales avancées par les promoteurs de la géo-ingérierie : elle permettra de gagner du temps (c’est un mal transitoirement nécessaire pour éviter un réchauffement climatique incontrôlé), elle permettra de répondre à une urgence climatique (c’est l’argument avancé par Crutzen, pour combler l’incapacité des politiques à réguler les émissions de gaz à effet de serre), et elle représentera la meilleure option économique possible (plusieurs analyses coûts/bénéfices ont été effectuées, et certaines avancent l’idée que la géo-ingénierie représenterait économiquement la solution du moindre mal, les coûts à engager aujourd’hui étant plus faibles que les manques à gagner ou les surcoûts de fonctionnement de la Terre à moyen terme, en cas de réchauffement important). En 2010 le Giec a décidé, pour la première fois, d’intégrer une évaluation de type géo-ingénierie comme réponse au réchauffement climatique dans les conclusions de son rapport. Ce qui a procuré un retentissement considérable à une idée qui restait jusqu’alors relativement hors de portée de toute stratégie réaliste.

La question est véritablement complexe. « La géo-ingénierie représente un profond dilemme, non seulement pour les scientifiques spécialistes du climat, mais également pour les écologistes. C’est une question à laquelle tous les citoyens vont bientôt être confrontés. Beaucoup de gens éprouvent de la répulsion à l’idée, que l’on retrouve dans certains projets de géo-ingénierie, d’une prise de contrôle du climat de la Terre dans son ensemble. Car il s’agirait certainement de l’expression ultime de l’arrogance technologique du genre humain. Pourtant, si l’alternative consiste à rester en retrait et à regarder l’humanité plonger la Terre dans une ère de changement climatique hostile et irréversible, que faire ? » (p. 32) Dans la mesure où le changement politique semble inconcevable, la seule solution est alors de gagner du temps, soit pour attendre que le coût des énergies renouvelables chute, soit pour nous préparer à faire face à un éventuel point de basculement du climat. Mais dans un sens, avec la géo-ingénierie, on entérine le fait qu’il n’est pas question de modifier le mode de vie des humains. On chercherait plutôt  à transformer le monde dans lequel vivent ces humains. Les plus grands dangers liés à la géo-ingénierie émanent des apprentis sorciers qui font la promotion du « bon anthropocène », et multiplient les recherches de toute solution technoscientifique capable d’influer sur l’évolution du climat. En effet, l’ingénierie du climat est une idée intuitivement séduisante pour la pensée technologiste occidentale et ses politiques conservatrices, qui refusent toute politique qui s’orienterait délibérément vers une modification des modes de vie occidentaux. Et dans ce contexte, certains scientifiques font bon ménage avec des industriels peu scrupuleux pour inviter à  modifier délibérément le climat. Pour eux, l’anthropocène, littéralement l’âge de l’homme, est une invitation à assumer un contrôle total de la planète. Pour eux, ce nouveau rôle joué par l’humanité à l’échelle planétaire constitue une « formidable opportunité » de concevoir divers scénarios de type géo-ingénierie. Et de nouvelles opportunités de générer du business, tout simplement.

Mais avec l’anthropocène, le mythe d’un progrès sans fin, profitant à l’humanité entière par ruissellement, ne tient plus. « La question qui se pose est donc de savoir quelle proportion du reste du monde sera sacrifiée pour prolonger le rêve de l’abondance » pour quelques-uns. (p. 280) C’est dans ce contexte qu’il faut interroger la possibilité du recours à la géo-ingénierie : va-t-elle être utilisée pour sauver la croissance telle qu’elle est aujourd’hui conçue, ou pour nous donner les moyens de faire émerger les nouvelles valeurs que requiert l’anthropocène ? « Nous voyons les climatosceptiques influents des États-Unis et d’ailleurs se tourner vers la géo-ingénierie, tandis que les politiciens conservateurs commencent à y voir un intérêt électoral. Les grands prêtres du culte de Prométhée et les défenseurs du libre marché sont naturellement attirés par la géo-ingénierie. Son intérêt stratégique devrait progressivement entrainer sa militarisation. La pensée technique structure notre conscience de mille manières différentes qui rendent l’ingénierie du climat séduisante et, en conséquence, pratiquement inéluctable… Dans les décennies à venir, nous verrons si la tentative de modification délibérée du climat est une noble audace ou une folie désastreuse. » (p. 282-283)

 

Publication : Jean-François Simonin, Juin 2016.

Guy Standing : le précariat

Le précariat, les dangers d’une nouvelle classe,

[2014], Les éditions de l’Opportun, 2017.

 

 

Le terme précariat aurait été utilisé pour la première fois par des sociologues français dans les années 1980, pour désigner les travailleurs temporaires et saisonniers. Pour Standing, économiste anglais spécialiste des questions d’insécurité, le précariat n’est pas seulement un néologisme de plus. C’est une réalité mondiale qui force nos sociétés à changer pour éviter l’explosion sociale. Standing estime que la notion de précariat puise ses références culturelles principalement chez Bourdieu, Foucault, Habermas, Negri et Hardt et, en toile de fond, chez Arendt et Marcuse.

Pour Standing, seuls l’élite et le salariat en contrat indéterminé sont à l’écart de la menace du précariat. Toutes les autres catégories d’individus sont menacées de sombrer dans la « trappe à précariat » tendue par les politiques néolibérales. « Il en résulte que de plus en plus de gens se retrouvent dans des situations que l’on ne peut que qualifier d’aliénées, anomiques, anxiogènes et propices à la colère. Et le signal d’alarme est le désengagement politique. » (p. 76)

Standing estime qu’actuellement le précariat représente environ le quart de la population adulte mondiale, tout en précisant qu’un recensement précis est impossible. D’autant, on l’imagine aisément, que de multiples définitions de ce précariat sont possibles. Mais, estime-t-il, on peut aller jusqu’à considérer que le précariat pourrait à moyen terme toucher la quasi-totalité de la population mondiale, exceptée l’élite de la mondialisation : la crise écologique est telle que seule une infime minorité peut espérer se tenir à l’abri de certains dégâts environnementaux à venir. « Grâce à leur richesse et leurs relations, ils ne sont pas directement affectés. Ils peuvent toujours se retirer sur leurs îles paradisiaques ou dans leurs confortables chalets à la montagne. Tout ce qu’ils veulent, c’est que de forts taux de croissance continuent à gonfler leurs revenus et leur fortune. Ils n’ont que faire des dégâts environnementaux inhérents à l’épuisement des ressources. » (p. 447)

Standing recense un grand nombre de situations précaires : migrants, salariés, jeunes, vieux, handicapés… L’idée même du précariat remonterait à l’Empire romain, qui autorisait certains étrangers à s’installer sur son sol, mais sans bénéficier de tous les droits des citoyens romains. Aujourd’hui, ce décalage s’observe sur plusieurs types de droits : « civiques (égalité face à la justice, droit d’être protégé de la délinquance et de la violence physique), culturels (égalité de l’accès à la culture et droit de participer à la vie culturelle de la communauté), sociaux (égalité d’accès aux diverses formes de protection sociale, dont la retraite et les soins médicaux), économiques (égalité dans le droit d’exercer une activité générant un revenu), politiques (égalité des droits pour voter, se présenter à des élections et participer à la vie politique de la communauté) » (p. 52)

La pensée et les pratiques néolibérales sont selon Standing à l’origine du développement de ce précariat : flux tendus, turn over élevé, flexibilité maximale des facteurs de production, tactiques opportunistes, publication  des comptes trimestriels, marchés financiers fonctionnant à la milliseconde, communication en temps réel, tout  cela diffuse une précarité généralisée dont la prise en charge n’est de la responsabilité de personne. « L’ère de la mondialisation est arrivée avec un pacte social rudimentaire » : les travailleurs devaient accepter la flexibilité du travail en contrepartie de mesures pour préserver les emplois, afin que la majorité connaisse une hausse de niveau de vie. Il s’agissait, en fait, d’un pacte faustien. « Selon le FMI, la Banque mondiale et divers autres organismes influents, une faible sécurité de l’emploi est nécessaire pour attirer et conserver les capitaux étrangers. S’étant conformés à ces recommandations, les gouvernements rivalisent pour affaiblir la protection de l’emploi et faciliter l’embauche de main-d’œuvre dans ces conditions. » (p. 94-95) Pour Standing ces pratiques néolibérales sont des « trappes à précarité ». Mais le précariat évolue, et vite. Par exemple la nouvelle vie numérique, dont la fameuse technologie du surf,  représente peut-être une nouvelle introduction au précariat dans la mesure où elle nuit au renforcement de la mémoire à long terme : il se pourrait que l’aptitude à raisonner via des processus complexes, à parvenir à de nouveaux concepts ou de nouvelles façons d’inventer, soit fragilisée par Internet, les moteurs de recherche, Twitter et tous les autres réseaux sociaux qui contribuent à la restructuration des cerveaux et, peut-être, à modifier ce que des générations avaient fini par considérer comme l’intelligence. « L’esprit instruit est menacé parce qu’il est constamment bombardé de giclées d’adrénaline par voie électronique ». (p. 64)

 

Le précariat est selon Standing « une nouvelle classe dangereuse ». En Europe comme aux US, le mécontentement de tous ceux qui ont été chassés de la traditionnelle « classe ouvrière » se transforme en ressentiment de masse, soit pour agir collectivement sous forme de représailles envers les responsables présumés de ce précariat, soit pour devenir des cibles de choix pour tous les leaders populistes qui attisent facilement la haine envers les SDF ou les migrants, qui représentent pourtant de nouvelles sections de précariat. « Les membres du précariat n’ont pas le sentiment d’appartenir à une communauté professionnelle solidaire. Ils ont surtout celui d’être tenus à l’écart et instrumentalisés. A cause de la précarité, leurs actions et leurs attitudes finissent par dériver vers l’opportunisme. Aucune perspective d’avenir ne leur permet de penser que ce qu’ils disent, font ou ressentent aujourd’hui aura des répercussions à long terme. » (p. 49) En fait, le précariat se définit comme l’obligation de fonctionner à court terme. Et cela pourrait évoluer en incapacité définitive de penser à long terme. Evolution particulièrement problématique pour appréhender BH22. Dans le précariat il est difficile de maintenir une estime de soi durable. Nombreux sont les gens à entrer dans le précariat pleins de colère et d’amertume. Pourquoi la majorité des individus semble insensible à l’augmentation de ce phénomène ? « La pensée que le précariat est une classe émergente dangereuse devrait pourtant les inquiéter. Un groupe qui ne se voit aucun avenir en termes d’identité et de sécurité économique va forcément ressentir une peur et une frustration qui pourraient bien le conduire à riposter contre les supposées causes de son sort. Et à force de ne jamais pouvoir bénéficier des retours financiers et des progrès de l’économie traditionnelle, ces gens pourraient bien finir par sombrer dans l’intolérance. » (p. 77)

 

Pour imaginer des pistes de sortie, Standing s’appuie beaucoup sur la pensée de Polanyi, qui faisait de la réinsertion de l’économie dans le primat d’une vie sociale et politique proactive la clé de voûte d’une stratégie adaptée aux enjeux de son époque. Il invite à lutter sur cinq fronts simultanément : « l’insécurité économique, le temps, ‘l’espace vital’, le savoir et le capital financier. » (p. 428) Le précariat n’est pas encore une classe sociale en soi, dit-il. Elle demeure en gestation, mais elle sait chaque jour davantage de qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas. Elle ne veut pas, par exemple, retrouver le modèle travailliste du XXe siècle, car elle en croit plus à l’idéal progressiste qui servait de fondement à ce modèle. « Nous avons besoin d’une nouvelle politique paradisiaque – modérément utopiste et fière de l’être. » (p. 393)

Concrètement, Standing voudrait « redonner la priorité à l’éducation émancipatrice et tenir tête aux chantres de la marchandisation. » (p. 402) et il cite pour appuyer son propos un texte de Mill écrit en 1867: « Les universités n’ont pas vocation à enseigner les connaissances nécessaires aux hommes pour gagner leur vie d’une manière déterminée. Leur objectif n’est pas de fabriquer de bons avocats, médecins ou ingénieurs mais des êtres humains capables et cultivés. » (p. 403) Il promeut aussi l’idée de revenu universel, « versé à chaque individu et non à une entité aussi aléatoire qu’une famille ou un foyer ». « Chaque individu disposerait d’une carte pour répondre à ses besoins essentiels ou dépenser l’argent à sa guise, avec des sommes supplémentaires dans les cas de besoins particuliers, tels que le handicap. » (p. 430) Enfin, « le précariat doit être représenté institutionnellement et exiger que les politiques reposent sur des principes éthiques. En ce moment, il existe un vide institutionnel que seules une poignée de courageuses ONG s’efforcent de combler comme elles peuvent. «  (p. 417)

 

Publication : Jean-François Simonin, juillet 2017.

Pierre Giorgini : la transition fulgurante

La transition fulgurante. Vers un bouleversement systémique du monde ? Bayard, 2014.

 

L’ouvrage est composé pour une moitié d’une thèse de Pierre Giorgini sur son concept de transition fulgurante, et pour l’autre moitié d’une controverse avec des universitaires de disciplines diverses qui partagent avec lui certaines recherches et expérimentations en innovation sociale, souvent dans le cadre de l’Université Catholique de Lille.

La transition fulgurante, c’est d’abord l’intuition que les technosciences « bio, nano et numériques » préparent de profondes reconfigurations des objets et services dont nous avons l’usage quotidien. Une complète reconfiguration du monde et de nos façons d’habiter ce monde pourrait en résulter : nos modes de consommation, notre culture, notre santé et au total nos modes de vie pourraient s’en trouver bouleversés dans des proportions dont nous peinons à imaginer l’importance et la radicalité. Car le tout numérique, vers lequel nous avançons quotidiennement, permet la combinaison de nombreuses avancées technologiques entre elles. Giorgini tente de décrypter et de cartographier l’ensemble de ces transformations en cours. C’est l’intérêt essentiel de son livre, précieux pour une réflexion  à horizon BH22. Giorgini identifie pour cela 6 « actants de base », qui représentent autant catégories relativement homogènes de ruptures en cours d’émergence, et repère 3 grands phénomènes majeurs de transformation de l’humanité. Ces 6 actants sont :

  • 1 : l’explosion de la puissance de calcul et la miniaturisation des composants électroniques,
  • 2 : l’homme connecté en temps réel, qui modifie profondément le rapport entre le subjectif et l’imaginaire, et ouvre la porte à l’ « augmentation » de l’homme,
  • 3 : les agents et machines intelligents, qui nous font entrer dans le monde du « web sémantique » et démultiplient la puissance interdisciplinaire dans l’espace et dans le temps,
  • 4 : la simulation, le design numérique et la réalité virtuelle couplée à la convergence des technologies CAO, de design et de réalité virtuelle augmentée ; pouvant aller jusqu’à un monde de produits et services conçus directement par le client ;
  • 5 : l’impression 3D, qui représente à elle seule une véritable révolution industrielle, modifiant profondément les répartitions de valeur entre conception, production et distribution d’un produit ou service, et ouvrant la voie à une hypothétique « économie créative »,
  • 6 : les nanosciences : qui modifient les échelles de nos interventions sur le réel et sur l’humain, mettant à jour de prodigieuses possibilités d’intervention en direction de l’infiniment petit.

Sachant que la puissance transformatrice de chacun de ces 6 actants est multipliée par la combinaison possible entre actants, et par toutes les fonctionnalités qu’elle peut impacter au travers de différentes ruptures non anticipables. « La combinaison de ces 6 actants majeurs constitue en effet une source de transformation inépuisable. » (p. 82) Au total, résultat de ces multiples combinaisons possibles, trois phénomènes majeurs sont en cours de matérialisation : « La virtualisation « quasi réalité » (hologrammes, synthèse numérique d’images quasi réelles…), l’humanisation des machines (intelligentes, dotées de langage, capables de se reproduire et de travailler en coopération) et la « machinisation » de l’homme (augmenté, outillé, démultiplié, hypermobile). Nul ne sait où cette tendance de fond nous conduira ou s’arrêtera. Mais ses effets sont à leur tour combinés avec une autre transformation qui interfère avec cette révolution technoscientifique, à savoir le changement de paradigme global des systèmes de coopération technique et humaine. » (p. 84)

 

Mais pourquoi y aurait-il quelque chose de plus fulgurant aujourd’hui qu’hier ? Parce que parmi toutes les évolutions enregistrées dans l’histoire de l’humanité – et elles ont été nombreuses sur les dix derniers millénaires : sédentarisation, urbanisation, domestication des animaux, renforcement des moyens de stockage, de transport et de reproduction, naissance des premières religions, apprentissage de la guerre… – la transition dont on parle aujourd’hui « est quasi instantanée à l’échelle du temps paléontologique. Elle est globale, dynamisée et alimentée en permanence par la fulgurance d’innovations technoscientifiques radicales, dont la multitude et la combinatoire interne font exploser le champ des possibles. » (p. 190) Cette fulgurance tient à quatre différences majeures avec toutes les autres mutations qu’a connue l’humanité : l’envergure des changements concomitants (ces changements sont mondiaux, simultanés, sans frontière géographiques ni culturelles, et nul sur la planète peut dire qu’il n’est pas concerné), la temporalité de ces changements (la lente sélection des animaux plus performants, au début de la domestication des espèce, restait voisine du temps biologique, elle n’avait rien à voir avec nos techniques OGM fulgurantes), la radicalité (les disruptions, autrefois rares et locales, sont aujourd’hui nombreuses, et profondes, capables de perturber totalement plusieurs siècles de progrès incrémentaux dans tel ou tel secteur d’activité), et la multiplicité des innovations technologiques (la combinatoire des actants fait exploser le champ des possibles).

Au final, dit Giorgini en s’inspirant des travaux de l’anthropologue Alain Testart, nous sommes face à la problématique de la domestication de l’homme par lui-même. Cette fulgurance pose un problème bien spécifique de vitesse : « L’homme aura-t-il le temps de se « domestiquer » lui-même dans cet écosystème en bouleversement fulgurant ? » (p.192) Question cruciale au moment où l’on parle d’homme augmenté, de posthumain, parfois en y consacrant de lourds moyens humains et financiers, comme l’a fait entre autre Google avec la création en 2013 de sa filiale Calico, dont l’ambition affichée est d’améliorer l’espèce humaine, de la réparer, de la libérer de ses vulnérabilités biologiques et d’augmenter ses capacités physiques et cérébrales.

On voit qu’il pourrait bien y avoir au final, effectivement, « changement systémique du monde ». Giorgini s’interroge sur l’interdépendance croissante des hommes en tant que gestionnaires d’un destin planétaire commun. Il approuve la recherche lancée par le mouvement convivialiste pour définir un fond doctrinal commun et adapté à ces enjeux qui, n’étant cadrés par aucune échelle de valeur, semblent dériver au gré de l’initiative privée des uns ou des autres. Si l’on y prend garde, ce nouveau monde pourrait s’apparenter à un Far West où sont peut-être déjà en cours d’installation la loi du plus fort, les milices, la justice par soi-même – selon la conception que chacun, dans un monde si changeant, pourra s’en faire. « Comment gérer la rivalité et la violence entre les êtres humains ? Comment les inciter à coopérer tout en leur permettant de s’opposer sans se massacrer ? Comment faire obstacle à l’accumulation de la puissance, désormais illimitée et potentiellement autodestructrice, sur les hommes et sur la nature ? » (p. 162)

Giorgini se veut optimiste, invite à regarder de l’avant, mais prévient : « Les technologies qui apparaissent ouvrent également à des scénarios catastrophes si l’homme est dans l’incapacité d’en contrôler l’usage, voire le développement, au nom d’une idée supérieure de l’homme et de son humanité. Ce contrôle doit être planétaire, une fonction de police globale. Une course-poursuite est donc engagée entre le progrès technoscientifique et la capacité pour l’humanité d’en contrôler l’usage. » (p. 200) Et Giorgini de clôturer son livre sur ces mots : « C’est, je crois, notre seule chance de sortir de cette tension ravageuse et montante qui oppose l’humanité qui nous a été donnée et celle que nous avons à créer. » (p. 202)

Publication : Jean-François Simonin, février 2016.

Pierre Musso : la religion industrielle

La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise.

Fayard, avril 2017.

 

La réflexion de Pierre Musso est centrée autour de la fameuse intuition de Paul Valéry selon laquelle « la structure fiduciaire qu’exige tout l’édifice de la civilisation… est œuvre de l’esprit ». Et il est vrai qu’avec une pareille entame, Musso s’oblige à scruter large et profond. Du coup, son essai renouvelle avec force la genèse de la question industrielle, notamment en lien avec ses racines spirituelles.

Musso questionne puissamment le « socle industrialiste » de l’Occident, et creuse en dessous des pierres posées sur ce terrain par Max Weber. Il faut, écrit-il, remonter nettement avant la formation de « l’éthique protestante » pour saisir en quoi l’industrie pourrait être œuvre de l’esprit. Il faut remonter au mystère de l’Incarnation. Au mystère, au mythe, au mensonge, ou à l’illusion d’Incarnation, peu importe. Mais il faut remonter au dogme du « Verbe qui se fait chair » pour comprendre « la puissance de la structure fiduciaire qui soutient l’Occident depuis des siècles. » (p. 12)

Le terme Industrie serait apparu en France vers 1370 sous la plume d’Oresme. « L‘industrie signifie le passage du pouvoir spirituel – la Foi céleste – vers le pouvoir incarné et agissant sur terre, sur la Nature et dans la Cité : à la fois mystère de l’Incarnation et la rationalisation-transformation du monde. » (p. 31). Non seulement l’industrie a pris la place de la religion, écrit Musso, mais elle représente la structure fiduciaire qui maintient l’édifice occidental en état de fonctionnement, y compris à l’ère de la mondialisation. A l’annonce d’une troisième ou quatrième révolution industrielle, au début du XXIe siècle, parfois en contraste avec certaines hypothèses de désindustrialisation, ce questionnement est particulièrement stimulant.

Sur la filiation Incarnation-Industrialisation

Musso reprend l’idée de Pierre Legendre, souvent cité, pour qui « le système industriel promu par l’Occident rivalise avec le grand rêve religieux. » « La religion industrielle s’est formée dans le sein chrétien d’Occident comme la combinaison d’une foi dans un grand mystère, celui de l’Incarnation, et d’une rationalité de l’efficacité fonctionnelle et pratique. L’Incarnation est l’objet du sacré et de la rationalité, l’objet de la mesure. » (p. 45) En fait l’industrie « incarne » des idées dans ses projets et ses produits. C’est la puissance d’une croyance fondatrice, à savoir l’Incarnation, mystère nodal du christianisme devenu un mythe qui procure à la religion industrialiste sa rationalité pratique, technicienne et utilitariste.

La techno-science-économie se présente selon Musso comme le versant rationnel de la religion industrielle, tandis que l’Incarnation opère sur son versant mystico-mythique ; une Incarnation qui circule du Christ à la Nature, puis à l’Humanité. Et depuis le XIXe siècle, le projet de l’Occident consiste à faire émerger un paradis sur terre. Musso parle d’une religion devenue horizontale, parce que terrestre et rationnelle, orientée par l’idée du Progrès et guidée par la promesse d’un bien-être à venir, sur une Terre devenue le nouveau théâtre de l’Incarnation. Contrairement aux idées reçues, explique Musso, l’Incarnation reste actuellement un grand récit très mobilisateur. Même s’il opère de façon souvent invisible, dans les coulisses des récits politiques ou économiques qui occupent le devant de la scène, il s’agit toujours pour le Verbe de se faire chair. De toute façon, les religions ne disparaissent jamais, elles ne font que modifier leurs objets ou leurs vecteurs. « Pour le dire de façon triviale, le moteur de l’industrie, c’est moins le régulateur à boules du moteur à vapeur de Watt, comme le répètent les récits de l’histoire de l’industrialisation, que la double hélice invisible de l’Incarnation et de la rationalité technicienne caractérisant l’industrialisation. «  (p. 62)

Naissance et déploiement de l’ère industrielle

Tout part d’un scénario fondateur élaboré vers l’an 1100, naissance de la religion industrialiste. Son architecture imaginaire, depuis cette date, est fixe. L’industrie était un fait à accomplir, avant de devenir un fait accompli, vers le milieu du XIXe siècle. L’Occident est la civilisation de l’Incarnation et cette Incarnation serait donc, selon le mot de J. Berman, le « bing bang originel » qui insuffle à l’industrialisation sa dynamique généralisée. Mystère d’autant plus puissant qu’il est difficile à admettre. Mais le fait est que la religion industrielle « ne tient qu’adossée au mystère de l’Incarnation ». Elle est « croyance irrationnelle, déraisonnable et illimitée dans la rationalité. » D’où la crainte que nous pouvons avoir à l’égard de sa puissance destructrice. Tout occupée à maximiser les incarnations du logos dans la chair du monde, elle serait potentiellement capable de passer la Nature entière à la moulinette de cette vocation industrialiste car, comme l’a dit Hegel voici près de deux siècles, « la Nature occupe un rang inférieur à l’Histoire » depuis que l’incarnation est devenu « le gong autour duquel tourne l’histoire du monde. » « La croyance dans l’Incarnation est l’élément clé de la foi industrialiste… L’incarnation du Verbe dans la chair est le référent de l’in-dustria, projection du souffle intérieur par l’action créatrice humaine, reproduisant la création divine. » (p. 71)

 

Depuis son origine l’Occident n’aurait connu que trois formes d’incarnation dans ses grands Corps successifs : Dieu, la Nature et l’Humanité. Trois étapes de la métamorphose du mystère de l’Incarnation dans un grand Corps, toujours plus abstrait. « A chacun est associé un récit, celui de la transsubstantion de l’Eucharistie, celui de la transformation de la Nature par la science et, enfin, celui de la transmutation de l’Humanité dans l’Histoire…. Ces trois transformations constituent la généalogie de la religion industrielle fondée sur le mouvement, le passage et le changement. » (p.79) Le point de vue de Weber est ici relégué au statut d’épiphénomène par rapport au profond mouvement de l’Incarnation qui, dit Musso en reprenant une expression de Marcel Gauchet, représente la véritable « optimisation active de la sphère terrestre. » Cette interprétation donne à comprendre comment l’entreprise industrielle procède de la croyance que Dieu a donné la terre à l’Homme en vue d’une exploitation à son seul profit. Les tendances écocidaires du monde industriel sont ainsi plus aisées à comprendre : le scénario fondateur de la religion industrielle selon Musso suppose l’action de l’homme sur une Nature détachée de la Création.

La religion industrielle contemporaine est l’aboutissement d’un double processus de rationalisation croissante et d’incarnations successives. Musso distingue trois grandes étapes, ou « bifurcations », de ces mutations successives : la première est contemporaine de la Réforme grégorienne ; elle instaure une première révolution industrielle qui s’institutionnalise dans les monastères. La seconde est positionnée entre 1600 et 1750, à la naissance de la science moderne ; elle donne naissance à la Manufacture dont les principales origines sont celles des Lumières écossaises ; et la troisième bifurcation, vers 1800-1950, représente le passage à la croyance d’une religion industrielle comme foi dans le progrès d’ordre technoscientifique : nous entrons là dans l’ère de la grande industrie sur fond de positivisme industriel, rationalisation machiniste, puis plus tard élaboration du corpus managérial et, enfin, sa rencontre avec la cybernétique.

 

Alors, qu’advient-il à horizon BH22 ? Coucher de soleil industrialiste ou renouveau du mythe de l’incarnation au travers des technologies de la convergence NBIC ou du deep learning ? Musso ne va pas, malheureusement, sur ces terrains. Pas un mot sur la numérisation, le big-data, l’intelligence artificielle, la financiarisation de l’économie. Pas un mot sur la mondialisation, le creusement des inégalités, l’entrée dans l’ère de l’anthropocène, autant de sujets qui seraient pourtant en lien direct la question de la « structure fiduciaire » de la civilisation contemporaine, et/ou celle des marchés financiers. Mais si La religion industrielle de Musso ne répond pas à ces questions, elle nous procure quelques outils solides pour y réfléchir par nous-même, et c’est déjà beaucoup.

 

Publication : Jean-François Simonin, juillet 2017.

 

Pascal Picq : qui va prendre le pouvoir ?

Qui va prendre le pouvoir ? Les grands singes, les hommes politiques ou les robots, Odile Jacob, 2017.

 

Pourquoi ce nouveau livre sur le tsunami numérique actuel et ses implications ? Parce que le numérique bouleverse ce nouveau monde dont nous sommes les acteurs et producteurs semi inconscients d’une façon telle que l’éducation, la formation et le travail ne représentent peut-être plus la meilleure porte d’entrée dans la vie quotidienne au XXIe siècle. Et parce qu’un retour sur certains fondamentaux de l’évolution des espèces peut s’avérer utile. «Le tsunami numérique, l’intelligence artificielle et des robots de plus en plus auto-apprenants façonnent une nouvelle écologie aux intelligences multiples » (p. 239) et dans ce contexte il peut être intéressant de comprendre comment l’évolution semble avoir répondu par anticipation à certains de nos dilemmes civilisationnels.

Pascal Picq revient sur quelques questions d’éthique, celles qui concernent la relation entre les humains et les machines, celles notamment qui sont au cœur des recherches sur la robotique, les drones, les voitures sans chauffeur. « … ces promesses fondées sur la fin de la pénibilité préparent l’invasion des machines qui, non seulement, se substituent de plus en plus aux métiers de la production et des services, mais sont déjà devenues incontournables dans les professions utilisant la recherche et le traitement de données… Les robots et l’intelligence artificielle, le numérique, remplacent de plus en plus la main d’œuvre et, ce que n’avaient pas vu les utopistes, le cerveau d’œuvre ». (p. 270). Picq refuse d’entériner l’émergence d’un « autre monde, crépusculaire pour les grands signes, mais accueillant pour les robots sur une planète numérique où se posent de plus en plus vivement les questions de la liberté, de la vie privée, du travail et des revenus alors même que nous sommes complétement dépourvus de modèle de société. » (p. 281)

Un peu moins d’IA (Intelligence Artificielle), un peu plus d’IA (Intelligence Animale) pour davantage d’IA (Intelligence Augmentée), cette dernière devant nous aider à vivre avec nos nouvelles potentialités numériques pour assurer un futur meilleur à l’humanité – telle est la recette de Picq pour nous comporter au mieux dans « l’espace digital darwinien » qui vient. Il est vrai qu’à horizon BH22, les grands singes auront disparu et, à n’en pas douter, l’IA aura pris une grande place dans notre quotidien. Serons-nous toujours maitres à bord ? Certainement pas, explique Picq, et ceci pour une raison déjà identifiée par Pierre Boulle, l’auteur de la célèbre nouvelle de La planète des singes. Aucune catastrophe dans la nouvelle de Boulle, estime Picq, n’explique la prise de pouvoir par les singes : l’humanité est tout simplement devenue lentement décadente à partir du moment où elle a abandonné la maitrise de ce que l’homme avait appris à faire depuis deux millions d’années. C’est en tout cas la relecture que fait Picq de ce qu’il nomme « le syndrome de la Planète des signes ». Une humanité devenue passive, dit-il, dépendante des machines et des grands singes, sombrant dans la paresse physique et intellectuelle et passant insensiblement du statut d’Homo sapiens au statut de vulgaire consommateur de ce que ses propres machines « intelligentes » lui servent à manger, à travailler et à penser. Nous sommes déjà des millions à ne plus lire, ni marcher, ni réfléchir. Nous serons bientôt des milliards à ne plus savoir faire autre chose que répondre à des flux de messages futiles sur les réseaux sociaux et aux stimuli des annonces commerciales qui les accompagnent. Une paresse cérébrale s’empare de nous. « Il est fort probable que les causes mêmes de la déchéance de l’humanité ne proviendront pas des grands singes ou des robots – si les premiers disparaissent dramatiquement vite, les autres arrivent à toute vitesse -, mais de notre soumission à la passivité musculaire et neuronale. » (p. 245)

Raison de plus, explique Picq, pour observer comment se comportent les grands signes. En effet, on dirait que toutes les principales espèces de grands singes se sont déjà coltinées nos questions existentielles contemporaines. Picq montre comment le macaque rhésus expérimente les formes de domination et de gouvernance les plus contemporaines ; comment l’orang-outang nous conduit aux racines de la pensée sociale et solidaire ; comment le hurleur brun affronte la question des migrations ; comment le capucin fait ses calculs économiques ; comment le gorille habille ses stratégies les plus contestables d’une aura de fidélité et de droiture ; comment les babouins hamadryas se font flamboyants et séducteurs en politique ; et comment d’autres espèces encore expérimentent certaines des stratégies typiquement humaines que nous déployons dans les rayons des grandes surfaces commerciales, dans les strates de la vie professionnelle, ou dans les salles des marchés financiers.

Picq rappelle en passant la concomitance entre la découverte de l’évolution des espèces et l’idée de révolution industrielle ainsi que, plus anecdotique mais central pour le propos de l’ouvrage, la découverte de la diversité des singes. Mais il est surtout très fâché que l’on dépense autant d’énergie dès à présent à s’interroger sur les droits des robots alors que l’on n’a toujours pas statué valablement sur les droits des animaux – sur les droits du vivant en général, devrait-on préciser. Est-il admissible que les droits des robots soient déjà aussi élaborés, tandis que les animaux attendent toujours les leurs ? Là réside, selon lui, une inclination potentiellement suicidaire pour l’avenir du vivant. Réfléchir prioritairement aux droits universels de robots qui, pour l’heure, ne disposent d’aucune sensibilité ni conscience digne de ce nom, c’est leur préparer la voie royale pour une prise de pouvoir sur la nature et, par ricochet, sur l’homme. C’est pousser jusque dans leurs implications les plus manifestement écocidaires et génocidaires les stratégies d’une civilisation qui considère ses propres productions comme supérieures aux fondements naturels qui permettent l’émergence de ces mêmes productions.

« Comment apprendre à vivre avec ces nouvelles intelligences artificielles pour assurer un futur meilleur à l’humanité ? » Peut-être, donc, en comprenant mieux comment fonctionne le vivant, notamment les espèces évoluées, et en veillant à préserver leurs droits qui doivent rester prioritaires par rapport aux créations humaines et industrielles, fussent-elles numériques.

 

Publication : Jean-François Simonin, juillet 2017.