Les nouveaux agents de transformation du monde

Les nouveaux agents de transformation du monde

 

Le champ d’action des TGE (Très Grandes Entreprises) est, au début du XXIe siècle, impressionnant : maîtrise des ressources, capacité d’action collective, très forte réactivité, capacité de déployer des stratégies à la fois locales et internationales, maintien et développement des compétences, capacité de se mobiliser rapidement autour de projets collectifs de très grande envergure. Assurément la grande entreprise contemporaine est une forme organisationnelle exemplaire, dans de nombreux registres, secteurs, marchés. Au début du xxie siècle, son efficacité tranche avec la lourdeur de fonctionnement des États-nations et leur incapacité à résoudre les problèmes de la planète au moyen d’une coordination internationale efficace. La TGE est anonyme (actionnaires multiples, manageurs substituables) et non rattachée à un territoire. Elle n’est pas vraiment localisable car, si son siège social est bien implanté quelque part, l’ensemble de ses activités ne forme pas un groupe uni juridiquement parlant. D’aucun lieu de la terre on ne peut interférer sur l’ensemble des filiales qui bénéficient d’une plus ou moins grande capacité d’autonomie. Aucune théorie économique ou politique ne rend réellement compte de cette situation ; mais le fait est que les TGE ne se contentent plus d’exercer leurs pressions sur les processus politiques, elles en deviennent souvent des acteurs directs majeurs.

Les TGE sont en croissance, au début du xxie siècle, à un rythme supérieur à celui des plus petites entreprises. Car elles sont encore en phase de concentration. Selon P.Y. Gomez, en 2010, 58 entreprises dépassaient en France le chiffre d’affaires annuel de 7,5 milliards d’euros. « En vingt ans leur chiffre d’affaires moyen a doublé, lorsque celui des autres entreprises est resté stable, leur effectif moyen a progressé de 68 %, atteignant 106 000 salariés par entreprise, quand celui des autres entreprises a légèrement baissé. Elles ont assuré 90 % des investissements entre 1992 et 2010 et 90 % de l’ensemble des dividendes versés. Leurs capitaux propres ont augmenté de 265 %, trois fois plus que celui des PMI. Leur capitalisation boursière, multipliée par quatre entre 1992 et 2010, représente désormais 90 % de la place de Paris[1]. » Ce rythme global de progression des TGE, en période de très faible croissance, témoigne de l’importance grandissante que continuent à prendre ces grandes entreprises dans l’ensemble du dispositif économique contemporain.

Il n’existe pas d’indicateur unique capable d’illustrer la puissance de ces grandes entreprises de façon pertinente. Le chiffre d’affaires est certainement le critère le plus parlant, mais la capitalisation boursière, le nombre d’implantations dans le monde, le montant des capitaux immobilisés, le nombre de brevets détenus, l’importance des clients en portefeuille… tous ces indicateurs peuvent avoir un certain sens. Surtout, le nombre d’emplois des grandes entreprises reflète leur poids dans l’organisation de la vie sociale. « … ainsi, en 2013, Wal-Mart (grande distribution) emploie 2,2 millions de personnes, soit l’équivalent de la population active de l’Irlande ; McDonald (groupe et franchisés) emploie 1,7 million de personnes ; UPS (messagerie) fait travailler 600 000 employés, soit l’équivalent de l’Ile Maurice. Trois multinationales du secteur de l’énergie (China National Petroleum Corporation, State Grid Corporation of China, Sinopec), non cotées, emploient plus d’un million de personnes »[2]. Les TGE se consacrent souvent à un cœur de métier très circonscrit, à un nombre d’activités très réduit, mais exploités à une très grande échelle, souvent planétaire. Leur objectif stratégique est souvent de faire de la maîtrise d’un petit groupe de matériaux ou de compétences de base la colonne vertébrale d’une position dominante, si possible monopolistique, afin de concevoir, produire et commercialiser ces compétences sur toute la surface du globe. Les marchés mondiaux des minéraux, des denrées agricoles, du pétrole, de l’automobile, de l’aviation civile, par exemple, sont dominés par une poignée d’acteurs. On estime qu’une centaine d’acteurs se partagent l’essentiel des secteurs industriels et des services. Les TGE déploient ouvertement des stratégies de dénationalisation et de globalisation : elles visent à instaurer des positions mondiales dominantes à partir desquelles elles imposeront aux États leurs conditions d’implantation.

Des problèmes spécifiques apparaissent avec l’émergence de ces entreprises géantes : le territoire des TGE dépasse souvent celui d’une seule région ou nation, et elles sont parfois si puissantes qu’elles influencent à elles seules la situation globale de leur marché. Des lois antitrust avaient été introduites aux États-Unis dès la première moitié du xxe siècle pour encadrer la formidable accumulation de pouvoirs que ces entreprises pouvaient concentrer. Car le gigantisme de ces mastodontes économiques devient un problème pour le marché, pas seulement pour la démocratie. « Aucune théorie politique ou économique, explique Colin Crunch, ne peut démontrer comment nous pourrions confier nos objectifs collectifs à des grandes entreprises relativement indépendantes vis-à-vis des contraintes du marché, ou capables de les dominer, et qui sont en train de devenir la principale source de pouvoir, bien avant la politique. La théorie de l’école de Chicago et sa thèse sur le bien-être du consommateur essaient de répondre à cette question au niveau économique, de façon peu convaincante, mais elle n’arrive absolument pas à affronter les implications politiques de l’économie politisée, gouvernée par les monopoles, qu’elle légitime[3]. »

Il faut comprendre à quel point les TGE n’influent pas seulement sur les règles du jeu économique mondial ; elles participent très activement à la construction des sociétés humaines, et configurent une grande partie  des comportements individuels. Leur puissance globale rivalise avec celle des plus grands empereurs, tsars et autres princes de l’Histoire. Elles contrôlent une grande partie des ressources mondiales – ressources naturelles, humaines, organisationnelles, financières, une partie non négligeable des ressources culturelles (brevets, publications, marques, œuvres d’art…). C’est à ce titre que nous pouvons dire qu’elles configurent une partie essentielle de l’avenir de la biosphère et de l’humanité. Elles représentent une véritable puissance de transformation du monde. Elles sont subrepticement passées à une dimension telle qu’elles représentent le principal agent de configuration de l’avenir collectif. Non seulement parce qu’elles continuent à se concentrer et à occuper un espace toujours plus grand dans la vie des hommes, mais aussi parce que leurs capacités d’intervention technoscientifique et industrielle, à l’échelle mondiale, les conduit à devenir le principal déterminant du cadre de vie future de l’humanité dans son ensemble, incluant les projets d’élaboration de normes, de niveau d’attention aux risques écologiques, aux conditions de travail des salariés, et aux conditions de solidarité en période d’éducation, de maladie, de retraite…

Olivier Basso a fait un résumé de ces influences indirectes des TGE sur les cadres de vie actuels en Occident « …dix groupes se partagent la plupart des grandes marques plébiscitées par les consommateurs du monde entier. Coca Cola, General Mills, Johnson & Johnson, Kellogg’s, Kraft, Mars, Nestlé, Procter & Gamble et Unilever se sont constitués des empires qui règnent sur nos réfrigérateurs et nos armoires, parfois discrètement. Evoquons également la puissance de Microsoft ou d’Apple, qui ont révolutionné notre rapport à la technologie et nos modes de travail, et créé de gigantesques communautés d’utilisateurs, les apports des géants du BTP (Vinci, Groupe ACS, Bouygues…) dont les chantiers innombrables structurent le design des routes, des ponts et des villes dans le monde. Pensons également aux groupes pharmaceutiques mondiaux (Novartis, Pfizer, Sanofi, Merck & Co, Roche…) dont les médicaments (Enbrel, Lentus, Remicade…) nous accompagnent au long de notre vie (anti rhumatismes, antiasthmatiques, antidiabétiques…)[4] ». Chacun comprend à quel point ces organisations géantes constituent des piliers de nos sociétés, qu’elles contribuent directement à façonner.

Les grandes entreprises ont sur l’état du monde une influence grandissante : elles conçoivent, produisent et commercialisent la plus grande partie des biens et services de consommation courante ; elles ont un rôle significatif sur l’élaboration et la diffusion des normes, autorisations, taxations au travers de leurs relations avec les pouvoirs publics ; elles emploient une grande partie des salariés et pèsent d’un poids considérable sur les économies et politiques sociales de secteurs et de territoires entiers. Enfin on peut dire qu’elles redessinent le cadre global de la vie humaine au travers de leurs différentes activités (faim, santé, souffrance, durée de vie…) ou de cette sorte de métaphysique de la rentabilité qu’elles distillent (gestion du corps et de l’esprit en fonction d’une certaine « efficacité » en soi, déclinaison individuelle de la rationalité néolibérale dont nous avons parlé) ou de leurs activités de lobbying dans diverses instances qui, en l’absence de gouvernement mondial, régissent des pans entiers de l’activité économique mondiale (Nations Unies, Think tanks, Société Mont Pèlerin, Forum de Davos, OMC, OCDE, FMI, Banque mondiale). Leurs ambitions affichées n’ont pas de limite. Eric Schmidt, le CEO de Google, veut « réparer tous les problèmes du monde », afin de « rendre ce monde meilleur ». Son collègue de Facebook, Mark Zuckerberg, feint davantage de modestie : « Le monde étant confronté à de nombreux enjeux majeurs, ce que nous tentons de mettre en place en tant qu’entreprise, c’est une infrastructure sur laquelle s’appuyer pour en dénouer un certain nombre. » Les TGE enclenchent des phénomènes industriels à grande échelle qui gagnent en importance et en ampleur, tout en étant animés par une dynamique globale hors de tout contrôle – la mondialisation. Cette dynamique globale n’est que l’agrégation d’un grand nombre d’actions individuelles dépourvues de toute intention de ce type. Mais justement nous ne pouvons plus, comme le pensaient Condorcet ou Smith, supposer qu’un grand nombre d’actions individuelles, prises isolément, doivent déboucher sur des résultats positifs pour l’humanité, qui plus est de façon régulière et persistante.

[1] Pierre Yves Gomez, « La firme géante, stade ultime du marché financier », Le Monde, 2 avril 2012.

[2] Olivier Basso, Politique de la Très Grande Entreprise, Leadership et démocratie planétaire, Puf, 2015, p. 26.

[3] Colin Crunch, L’étrange survie du néolibéralisme, p. 188.

[4] Olivier Basso, Politique de la Très Grande Entreprise, Leadership et démocratie planétaire, Puf, 2015, p. 31.

Publication : Jean-François Simonin, novembre 2017

Le développement, un mythe occidental

Le développement, un mythe occidental

 

Il est intéressant de revenir sur le concept de développement économique, ainsi que sur les raisons qui lui ont conféré soudainement, vers le milieu du xxe siècle, les allures d’une quasi mission civilisatrice. Le développement a alors acquis un statut qui le portait au niveau d’idéaux tels que l’égalité ou la liberté. Mais ce concept charrie de lourds présupposés qu’il s’agit de secouer dans nos esprits habitués à penser que le développement est un indicateur pertinent pour la mesure d’un progrès de l’humanité au sens le plus global. Il est déjà surprenant de constater à quel point il est récent. Les analyses de Gilbert Rist et de Serge Latouche représentent de bonnes introductions pour rafraichir nos regards habituels sur les orientations, les rythmes et les objectifs de cette notion de développement, dénommée aujourd’hui croissance économique.

Le point de départ de l’idée de développement, appliquée à la chose économique, date selon Rist de 1949, lorsque le président américain Truman consacra l’entrée en scène du concept de « sous-développement » dans le fameux point IV de son discours d’investiture. Avant ce discours, explique Rist, le développement était ce qui « se produit sans qu’on y puisse rien changer, mais l’apparition du sous-développement évoque non seulement l’idée d’un changement possible en direction d’un état final, mais surtout la possibilité de provoquer ce changement. Il ne s’agit plus seulement de constater que les choses se développent, on pourra désormais développer. Le développement prendra alors un sens transitif (celui d’une action exercée par un agent sur un autre) correspondant à un principe d’organisation sociale, tandis que le sous-développement sera considéré comme un état qui existe naturellement, c’est-à-dire sans cause apparente »[1]. Mais comment ce concept en est-il venu à modifier si profondément les relations internationales ?

Jusqu’alors les relations Nord/Sud étaient largement organisées selon l’opposition colonisateurs/colonisés. La nouvelle dichotomie « développés/sous-développés » propose un rapport différent, conforme à la nouvelle Déclaration universelle des droits de l’homme et à la progressive mondialisation du système étatique… Le colonisé et le colonisateur appartiennent à des univers non seulement différents mais encore opposés et, pour réduire la différence, l’affrontement -la lutte de libération nationale- paraît inévitable. Tandis que le « sous-développé » et le « développé » sont de la même famille ; même si le premier est un peu en retard sur le second, il peut espérer combler l’écart[2].

Rist conçoit ce concept de développement comme un paravent derrière lequel peuvent plus facilement s’avancer des projets postcoloniaux, souvent portés par les multinationales, sous les habits d’une mission civilisatrice vis-à-vis des plus nécessiteux. Quiconque veut aider un pays pauvre à se développer mérite bien qu’on lui pardonne quelques dégâts sociaux ou environnementaux.

Pour Serge Latouche la pensée du développement s’insère historiquement entre les pensées du colonialisme, qui le précède, et celles de la mondialisation, qui lui succède. Le concept de développement en général, selon lui, a toujours affaire avec la croissance économique. En dehors de la mythologie de la croissance la notion de développement ne correspondrait à aucune des aspirations fondamentales de l’humanité. Au contraire, elle serait même dépourvue de sens pour les éthiques traditionnelles, notamment toutes celles qui enseignaient comment « emprunter la terre à nos enfants », et les pratiques qui lui sont aujourd’hui liées seraient apparues impensables, voire interdites. C’est pourquoi Latouche distingue ce qu’il nomme le « développement réellement existant » du concept mythique de « développement » qui n’aurait aucune signification politique particulière.

On peut définir le développement réellement existant comme une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises. Il s’agit d’exploiter, de mettre en valeur, de tirer profit des ressources naturelles et humaines. Entreprise agressive envers la nature comme envers les peuples, elle est bien comme la colonisation qui la précède et la mondialisation qui la poursuit, une œuvre à la fois économique et militaire de domination et de conquête. C’est le développement réellement existant, celui qui domine la planète depuis trois siècles, qui engendre la plupart des problèmes sociaux et environnementaux actuels : exclusion, surpopulation, pauvreté, pollutions diverses, etc.[3]

Vue sous cet angle la notion de développement perd certains de ses oripeaux. D’autant qu’à long terme les taux de croissance actuels, même largement freinés par la crise de 2008, restent totalement incompatibles avec l’idée même d’une survie de l’humanité. Rappelons qu’une croissance annuelle de seulement 1 % correspond à un triplement sur un siècle. Une croissance de 2,2 % par an suffit à un doublement à l’horizon d’une seule génération. Et rappelons que toute augmentation de la croissance économique s’accompagne d’une croissance du même ordre en matière de consommation d’énergie et, dans une mesure légèrement moindre, de consommation de matières premières. Car en effet, malgré de nombreuses tentatives et d’innombrables déclarations contradictoires, nous ne sommes toujours pas parvenus, au début du XXIe siècle, à opérer un découplage signification entre croissance économique et consommation de ressources primaires. Rappelons enfin que l’humanité (essentiellement sous l’emprise de l’Occident jusqu’à présent) a déjà une empreinte écologique annuelle supérieure aux capacités de régénération de la planète depuis le milieu des années 1980. Si nous puisons déjà largement dans les stocks de la biosphère dès aujourd’hui (la charge écologique globale de la planète est excédentaire d’environ 40 % en 2017), par quel miracle pourrait-on poursuivre ce type de développement sans perturber gravement les équilibres de la biosphère et, pesons les mots, sans remettre en cause l’avenir de l’humanité ?

Le concept de développement suscite des interrogations depuis quelques décennies déjà. D’où l’introduction dans la notion de développement au sens large d’autres indicateurs que la seule mesure de la croissance économique. Amartya Sen a proposé, dès la fin du xxe siècle, de considérer le développement comme un processus d’expansion des libertés individuelles dont jouissent les individus[4]. Avec cette notion Sen voulait englober non seulement les indicateurs de croissance du produit national brut, mais aussi les indicateurs de pouvoir d’achat, de degré d’industrialisation, de progrès technologiques ou même de modernisation sociale. Chacun de ces indicateurs, expliquait-il, participe à l’amélioration des conditions de vie des individus dans le monde. Mais aucun de ces indicateurs ne peut se prévaloir d’une quelconque prééminence : le développement réel, dans la vie des gens, correspond à l’accroissement de liberté qui résultera de la progression de ces vecteurs de progrès. « Si la liberté est ce que le développement promeut, alors c’est sur cet objectif global qu’il faut se concentrer et non sur un moyen particulier ou un autre, ni sur une série spécifique d’instruments. »[5]

L’enquête BH22 reprend en partie les raisonnements de Sen et de ses disciples : à partir du moment où l’on définit l’accroissement des libertés individuelles comme mesure du développement, on devra focaliser l’attention sur les fins en vue desquelles le développement aura à être dirigé. Nous aurons à relativiser les moyens de ce développement – croissance économique, progrès technique, etc. – pour nous focaliser sur ses fins – liberté chez Sen, avenir de l’humanité à l’horizon du xxiie siècle dans la présente enquête. Chez Sen, le véritable développement consistera à exiger la suppression progressive des principaux facteurs qui entravent la liberté : tyrannie, pauvreté, absence d’opportunités de progression pour chacun, inexistence de services publics, de systèmes de solidarité, intolérance ou répression de la part de régimes totalitaires. Le fait générateur de la thèse de Sen est le constat d’un immense déni de liberté, à l’échelle du monde, concomitant avec le constat d’une prospérité économique sans précédent. L’éventail des libertés dont de larges fractions de l’humanité restent privées est pour Sen inadmissible, et il s’agit pour lui d’élaborer les outils qui permettront la réévaluation des stratégies publiques et privées en vue d’un accroissement des libertés individuelles.

Mais cette louable intention ne suffit pas. D’abord il faut mesurer à quel point elle rencontre des difficultés à imposer ses vues aux principaux acteurs de la mondialisation, privés et publics. Ensuite elle peut aussi représenter un excès de focalisation sur le présent. Dans l’esprit de la présente analyse, réduire les inégalités peut effectivement représenter un objectif stratégique prioritaire. Mais mesurer tout progrès en termes d’accroissement des libertés individuelles ne peut représenter une priorité équivalente, bien au contraire : avant cela nous avons à nous interroger sur les multiples facteurs de réduction du champ des possibles à venir, pour les générations présentes et pour les générations futures. La prise de conscience de notre entrée dans l’ère de l’anthropocène renverse ici l’ordre des priorités. Il ne servirait à rien de chercher à augmenter les libertés individuelles de 8 milliards d’individus dans un monde qui serait voué à s’éteindre, surtout si c’est en raison de ces objectifs d’augmentation des libertés que cette extinction risque de s’accélérer.

[1] Gilbert Rist, Le développement : histoire d’une croyance occidentale, Presses de Science Po, p. 128-129.

[2] Ibid., p. 139.

[3] Serge Latouche, Décoloniser l’imaginaire. La pensée créative contre l’économie de l’absurde, Parangon, 2005, p. 28-29.

[4] Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, [1999], Odile Jacob, 2003.

[5] Amartya Sen, Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, p. 15.

Publication : Jean-François Simonin, novembre 2017.

Main invisible du marché, doux commerce et fabrique du diable

Main invisible du marché, doux commerce et fabrique du diable

 

Adam Smith est l’initiateur du concept de la main invisible du marché[1], c’est-à-dire de l’idée qu’il existe un processus naturel par lequel la recherche par chacun de son intérêt personnel suffit à assurer l’intérêt général de la société. En conséquence, a expliqué Smith, la poursuite de l’intérêt individuel a pour effet d’aboutir à la meilleure organisation économique possible au niveau des nations ; encourager les comportements égoïstes est finalement la meilleure stratégie globale au niveau national ainsi qu’au au niveau mondial, car les individus seront alors conduits à leur insu par la « main invisible » du marché, mécanisme autorégulateur qui garantira, grâce à la mise en concurrence, l’utilisation optimale des ressources naturelles et productives. La postérité de cette idée allait être exceptionnelle. C’est grâce à cette main invisible du marché qu’il est préférable pour tous que le boulanger et le boucher ne se préoccupent aucunement de l’intérêt général, car ils pourraient faire des bêtises vis-à-vis de cet intérêt général qu’ils maîtrisent mal, et se focalisent sur leur propre intérêt égoïste. Déjà David Hume avait noté qu’il « n’est pas contraire à la nature humaine que je préfère la destruction du monde entier à l’égratignure de mon petit doigt »[2]. Avec Smith, on s’attend à ce que les humains se comportent de façon à maximiser en permanence leur intérêt individuel, et la main invisible du marché garantira que ces intérêts individuels se consolideront dans l’établissement de la meilleure société possible.

Bien étrange concept si l’on veut se donner la peine d’y réfléchir. Aveu, en quelque sorte, qu’il serait préférable que les hommes ne cherchent pas eux-mêmes à s’intéresser aux causes et conséquences de leurs actes. « La main invisible du Marché n’est-elle pas la version sécularisée de la divine Providence ? »[3] demande Alain Supiot. Cependant il est indéniable, historiquement, qu’il y a eu convergence à partir de la fin du xviiie siècle entre l’apparition d’un parti de la paix, politiquement, et le développement du commerce pacifique, économiquement. Commerce et finance, les principes actifs de la main invisible de Smith, ont bel et bien représenté l’infrastructure d’un système de paix universelle. En prenant le pas sur la puissance, la recherche de profit pouvait, tant qu’elle ne rencontrait pas de limite physique ou écologique, représenter un puissant facteur de paix. En s’internationalisant et en se monétisant toujours davantage, est apparu un moment où le commerce, auparavant plutôt motif de guerre, est finalement devenu facteur de paix. Avant l’avènement du libéralisme, l’organisation du commerce avait été guerrière, militaire. Le commerce avait été développé par les chasseurs, les corsaires, les pirates, les conquistadores, les marchands d’esclaves, les armées religieuses ou coloniales. Mais avec l’avènement du libéralisme, explique Polanyi[4], le commerce s’est retrouvé lié à la paix. Le commerce dépend avec le libéralisme d’un système commercial et monétaire international qui ne peut plus fonctionner de façon optimale en période de guerre. Au contraire, il exige la paix, et l’avènement de l’idéologie libérale promeut en parallèle l’idée que les grandes puissances politiques doivent s’efforcer de maintenir cette paix.

Mais Polanyi n’est pas naïf. Il sait que nombre de guerres résultent aussi de motivations commerciales conflictuelles. Pourtant, fait-il remarquer, le commerce et la finance internationales représentent les plus solides remparts contre un conflit planétaire. « En réalité, le commerce et la finance furent responsables de nombreuses guerres coloniales, mais on leur doit aussi d’avoir évité un conflit général… Pour chaque intérêt que la guerre servirait, il y en avait une douzaine qui seraient défavorablement affectés. Le capital international était naturellement voué à être le perdant en cas de guerre… Chaque guerre, ou presque, était organisée par les financiers ; mais ils organisaient aussi la paix. »[5] Pour Polanyi, l’organisation de la paix avant la montée des totalitarismes du début du xxe siècle reposait donc sur l’organisation économique – organisation économique par ailleurs extrêmement artificielle, note-t-il en des termes qui continuent de nous interpeller aujourd’hui, dans la mesure où cette organisation vise indirectement à la destruction du monde humain et de son environnement. Car le fait de se représenter les phénomènes économiques comme surplombant la société et constituant à eux seuls un système distinct auquel tout le reste de la société doive rendre des comptes, – cette représentation ne peut écologiquement et anthropologiquement être fondée. L’innovation essentielle du libéralisme, qui a consisté à faire du doux commerce un réel facteur de paix, notamment tout au long du xixe siècle, et peut-être même depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui, ne convient plus à l’établissement d’une organisation sociale vivable et durable à l’ère de l’anthropocène. Elle ne permet pas d’envisager l’atteinte de BH22 dans des conditions acceptables. Elle est peut-être en train de devenir un facteur de guerre – guerre pour l’accès aux ressources rares, guerre pour légitimer ou refuser les inégalités, guerre pour la gestion coordonnée au niveau mondial de nombreuses orientations stratégiques en l’absence de gouvernement mondial.

Quoiqu’il en soit le concept de la main invisible du marché, aujourd’hui encore, représente l’alibi des théories libérales qui estiment qu’en dernier recours, les logiques de marché seraient plus à même d’assurer le bien-être des individus et des populations que la délibération démocratique. Les négociations actuelles du traité commercial transatlantique (Tafta) se déroulent ainsi à huis clos, sans droit de regard public, en vertu de ce motif avoué qu’une trop grande transparence politique nuirait à l’efficacité des affaires et, partant, à la maximisation de l’intérêt national. Ce concept, on le comprend aisément, est un puissant accélérateur de déréglementation et de croissance, quelles que soient les implications, écologiques notamment, de cette croissance. Et un puissant frein pour la prise de conscience des limites de la biosphère. Un frein également en termes de responsabilité pour peu qu’on élargisse l’emprise de ce concept au-delà de la seule optimisation des facteurs de production : même si je ne comprends pas bien les implications de mes actes, je peux me reposer sur la bienveillance de la main invisible du marché pour m’autoriser une certaine nonchalance quant aux implications de mes stratégies. Ce type de psychologie collective, allié au développement en parallèle du statut de « société anonyme », allait conduire à la situation paradoxale de déresponsabilisation progressive des principaux acteurs de la civilisation occidentale à mesure de leur acquisition d’immenses pouvoirs technologiques, économiques, mais aussi politiques.

Pour Polanyi un seuil avait été franchi lorsque le libéralisme économique a entrepris de considérer la terre, le travail et la monnaie comme des marchandises comme les autres. A partir de ce moment, avait-il prévenu, le libéralisme est entré dans une phase autodestructrice. La substance humaine et la nature comme milieu de vie doivent être protégées de la vision utilitariste qui tend à les réduire à des éléments ingurgitables dans la « fabrique du diable » des marchés mondiaux, pour reprendre les termes de Polanyi ; elles doivent retrouver le statut de transcendances par rapport aux activités commerciales classiques. Ce qui a jusqu’à présent décuplé la force du capitalisme, sa capacité à repousser dans l’espace et dans le temps ses dettes écologiques et sociales, pourrait se retourner contre lui et accroître sa vulnérabilité ; depuis l’entrée dans l’anthropocène et notamment en raison de l’épuisement de certaines ressources naturelles, le capitalisme, fondé sur l’idée d’une possibilité de croissance infinie, est ébranlé dans ses bases conceptuelles. Il ne semble pas judicieux, au début du xxie siècle, de miser sur l’idée que la main invisible du marché soit le meilleur garant de notre accès au xxiie siècle. Pour autant, définir le type de transcendance dont nous avons besoin à cet horizon, pour faire contrepoids à la main invisible du marché, reste un challenge.

[1] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, [1776], Le concept cité est développé notamment dans le Tome IV, Chapitre II. Il est certain qu’une lecture attentive de Smith conduit à modérer la croyance de Smith lui-même à ce mécanisme. Il n’empêche, l’histoire s’est emparée de ce concept et lui a procuré une postérité exceptionnelle, ce concept étant encore très vivace aujourd’hui dans les théories libérales et néolibérales.

[2] David Hume, Traité de la nature humaine, Livre II.

[3] Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015, p. 22.

[4] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 52.

[5] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 53.

Publication : Jean-François Simonin, mai 2016.

 

L’assimilation nazisme-communisme-keynésianisme

L’assimilation nazisme-communisme-keynésianisme au milieu du XXe siècle

 

On peine aujourd’hui à comprendre pourquoi les libéraux ont été amenés, au milieu du xxe siècle, à associer totalitarisme, communisme et keynésianisme dans leur bataille idéologique. Il n’est pas inutile, devant les accents totalitaires de l’engouement pour le tout numérique au début du XXIe siècle, d’en rappeler les raisons. Ces notions renvoient aujourd’hui pour nous à des réalités très différentes. Mais il n’en était pas de même au sortir des deux guerres mondiales qui ont failli précipiter l’Occident dans l’effondrement. Car le totalitarisme, et plus précisément le national-socialisme, n’était pas perçu par les libéraux comme un simple accident de l’Histoire. Ils étaient nombreux à le considérer comme une sorte d’aboutissement plus ou moins naturel de la forme de capitalisme en vigueur à partir de la fin du xixe siècle dans les principales nations occidentales. Pour certains analystes, l’Italie, et plus encore l’Allemagne, avaient surtout l’inconvénient d’être en avance sur les autres dans la matérialisation de ce destin totalitaire.

Que les analyses du socialiste chevronné Polanyi aient convergé sur ce point avec celle du néolibéral Hayek doit attirer notre attention. Pour Hayek, il faut partir de l’idée que les totalitarismes qui se sont imposés en Allemagne et en Russie ne sont pas apparus par hasard. Leur émergence n’est que le symptôme de ce qui pourrait se reproduire dans toutes les démocraties occidentales. Elle résulte d’un long processus d’incubation dont il faut chercher la source dans la manière de conduire l’État, le droit, la politique ainsi que l’économie. Pour Hayek les ferments du totalitarisme résident dans le rejet même du libéralisme. C’est dans la critique de l’individualisme, dans les utopies collectivistes, dans l’ambition de substituer au jeu du libre marché l’autorité d’une instance de commandement national que siège le point de départ de tous les totalitarismes, explique Hayek, qui identifie totalement la base doctrinale du communisme et celle du national-socialisme. Pour lui, c’est lorsque ces idées anti-libérales commencent à se diffuser dans les sociétés, lorsque les milieux intellectuels et culturels cherchent à les légitimer, lorsque les États se les approprient, que s’annonce « la route de la servitude ». La politique économique des nazis, analyse Hayek, a représenté une façon de subordonner l’économie à la politique ou à la société globale telles qu’ils la concevaient.

Au sortir de la seconde guerre mondiale le coup de force des néolibéraux a donc consisté à mettre dans le même sac le nazisme, le communisme, voire le keynésianisme[1], à titre de totalitarismes en germe, et de les présenter ensemble, dans une sorte de communauté de pensée, comme les ressorts profonds des pires horreurs politiques du xxe siècle. Le totalitarisme n’est pas derrière nous, laissaient entendre les néolibéraux au sortir de la guerre, il est devant nous, il va continuer à progresser et à se répandre si nous ne nous attaquons pas énergiquement à ses germes les plus virulents qui ont pour nom planification, contrôle de l’économie par l’État, centralisation, sécurité sociale, politique fiscale volontariste. Le néolibéralisme plonge donc d’abord ses racines dans une volonté obstinée de s’opposer aux nouveaux totalitarismes qui avaient laissé l’Europe à feu et à sang au milieu du xxe siècle. Les néolibéraux expriment une sorte de haine du collectivisme dont on doit comprendre les ressorts. « Nous avons toutes les raisons de supposer, dit Hayek, que les manifestations les plus répugnantes des systèmes totalitaires actuels ne sont pas des sous-produits accidentels, mais bien des phénomènes que le totalitarisme produit inévitablement tôt ou tard[2]. »

L’hydre totalitaire se cache pour Hayek dans toute manifestation d’un quelconque point de vue collectif. Comme par exemple dans cette remarque qu’il cite d’un ministre de la justice nazi, qui demandait, à propos d’une nouvelle théorie scientifique : « Est-ce que je sers par là le national-socialisme pour le plus grand profit de tous ? ». Il faut prendre au sérieux ces aberrations, dit Hayek, si incroyables qu’elles paraissent, et ne pas les traiter comme de simples « accidents, des sous-produits du système qui n’auraient rien à voir avec le caractère essentiel du totalitarisme. Elles sont tout autre chose. Elles dérivent du même désir de voir diriger chaque chose par une conception d’ensemble du tout[3] ». Hayek parle d’une « tragédie de la pensée collectiviste ». « Elle procède de la conception qui met la raison au-dessus de tout et aboutit à la dégradation de la raison parce qu’elle méconnait le processus dont dépend le développement de l’intelligence. Nous touchons là au paradoxe de toute doctrine collectiviste, de son exigence d’un contrôle conscient, d’un planisme conscient, ce qui impose inévitablement le pouvoir absolu d’un individu[4]. » Pour Hayek le national-socialisme n’est pas une simple révolte contre la raison, ni un mouvement irrationnel sans fond conceptuel. Il est au contraire l’aboutissement d’une longue évolution de la pensée qui a voulu mettre le collectivisme au centre de ses objectifs, « un collectivisme dépouillé de tous les vestiges de la tradition individualiste qui aurait pu en empêcher la réalisation. » Le vers du totalitarisme est dans le fruit de toutes les pensées collectivistes.

Il est inutile de nous attarder sur la légitimité d’une bataille contre le nazisme. En revanche il est plus intéressant de comprendre pourquoi le socialisme est aussi, chez Hayek un exemple de repoussoir. Le socialisme, dit-il, est né en réaction au libéralisme de la Révolution Française. Il a été dès le début franchement autoritaire. Le fond de pensée des écrivains français qui ont posé les fondations du socialisme est, selon Hayek, l’idée que le socialisme ne pourrait être vraiment mis en pratique que par un gouvernement dictatorial. Selon lui les fondateurs du socialisme ne faisaient pas mystère de leurs intentions à l’égard de la liberté. La liberté de pensée, notamment, a été pour eux source de tous les maux tout au long du xixe siècle. C’est notamment la lecture qu’il fait de Saint-Simon par exemple.

Mais il est encore plus troublant de saisir le motif de la haine néolibérale à l’égard du keynésianisme, alors même que Hayek est très sensible aux questions d’inégalités et très combatif vis-à-vis des risques de monopole. Dans La route de la servitude, « Lord Keynes » est cité en exergue du chapitre « les totalitaires parmi nous » pour illustrer « l’impression alarmante qui se dégage de quelques ouvrages anglais sur les idées dominantes en Allemagne » dans le premier tiers du xxe siècle. En vérité, « on ne pourrait pas trouver une page du livre d’Hitler que quelqu’un en Angleterre n’ait pas proposée pour notre propre usage[5] » dit Hayek avec les thèses keynésiennes en ligne de mire. Tout programme politique d’assistance, de solidarité ou de redistribution est pour Hayek contre-productif dans ses effets et représente un marchepied pour les totalitarismes de tous poils. « Un mouvement qui promet avant tout de nous enlever toute responsabilité ne peut être qu’antimoral dans ses effets, quelle que soit l’élévation morale qui lui a donné naissance[6]. » Ce que les libéraux avanceront fortement, à la suite d’Hayek, c’est que les politiques interventionnistes d’inspiration keynésienne, qui ont été déployées entre les années 1930 et 1960, c’est-à-dire avant et après la seconde guerre mondiale, auraient engendré une sorte de crise du libéralisme. Crise dans laquelle se seraient engouffrés les fascismes et socialismes avant la guerre, crise dans laquelle les démocraties occidentales pourraient glisser à l’issue de la seconde guerre mondiale si rien n’était fait pour l’endiguer énergiquement. Economie dirigée, planification, interventionnisme d’État, avec Keynes en adversaire doctrinal majeur, sont les cibles privilégiées des néolibéraux qui voient dans ces intentions typiquement politiques autant de manifestations d’un totalitarisme rampant. Hayek précise le point de conflit entre liberté individuelle et collectivisme tel qu’il le perçoit. « Les divers genres de collectivisme, communisme, fascisme, etc., diffèrent entre eux par la nature du but vers lequel ils veulent orienter les efforts de la société. Mais ils diffèrent tous du libéralisme et de l’individualisme en ceci qu’ils veulent organiser l’ensemble de la société et toutes ses ressources en vue de cette fin unique, et qu’ils refusent de reconnaître les sphères autonomes où les fins individuelles sont toutes-puissantes. En bref, ils sont totalitaires au véritable sens de ce mot nouveau que nous avons adopté pour définir les manifestations inattendues mais inséparables de ce qu’en théorie nous appelons collectivisme[7]. »

Dans La Naissance de la Biopolitique, Michel Foucault a prolongé ces analyses. Le néolibéralisme, dit-il, a consisté à présenter le nazisme comme le prolongement naturel de toute politique interventionniste. Et non comme un accident historique ou une excroissance monstrueuse. « Je dirai que le coup de force théorique, spéculatif, des néolibéraux allemands devant ce système nazi a été de ne pas dire, comme la plupart des gens disaient à l’époque, et surtout les keynésiens bien sûr : ce système économique que les nazis mettent en place, c’est une monstruosité… Ils disent : le nazisme, c’est une vérité[8]. » Les néolibéraux ont d’abord étendu cette analyse à la situation anglaise, critiquant le plan Beveridge des années 1943-44, explique Foucault, en le présentant comme la préparation d’une politique nazie pour l’Angleterre. Le nazisme, disent les néolibéraux, n’est rien d’autre que l’aboutissement d’une croissance indéfinie du pouvoir étatique. En passant, ou non, par une période de dépérissement de l’État avant récupération par la figure d’un totalitarisme qui aura beau jeu de se présenter comme le seul recours possible devant la perspective d’effondrement d’une nation.

Il est instructif de méditer ces allers-retours de l’histoire quant à l’interprétation des politiques publiques. Surtout à une époque où nous constatons le déploiement d’une raison numérique à l’échelle de la planète, sur fond simultanément de concentration croissante des pouvoirs, d’accroissement des inégalités, de raréfaction des ressources et de replis identitaires.

[1] Pour Polanyi également, pourtant éminent promoteur de la nécessité d’une protection sociale forte, il « y avait une ressemblance entre les régimes naissants, le fascisme, le socialisme et le New Deal, mais elle tenait uniquement à leur abandon des principes du laissez-faire ». Polanyi, Ibid., p. 331.

[2] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 100.

[3] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 118.

[4] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 120.

[5] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 134.

[6] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 153.

[7] Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, [1946], PUF, 1985, p. 47.

[8] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Gallimard, Seuil, p. 113.

 

Publication : Jean-François Simonin, décembre 2017

Les mauvaises critiques du néolibéralisme

Les mauvaises critiques du néolibéralisme

 

On dit que le néolibéralisme transforme les organisations traditionnelles, qu’il bouleverse l’ordre social, qu’il fragilise les institutions publiques que sont l’école, le droit, la famille, l’État, qu’il modifie le fonctionnement du monde. Le néolibéralisme viserait la dilution et l’atomisation sociale, la perte des acquis sociaux, la décomposition des sociétés : en clair il serait un repoussoir face auquel il s’agirait de reconstruire du lien social, du sens, du collectif, du vivre ensemble. Mais, à nous en tenir là, nous passerions à côté de la possibilité de comprendre ce qui a pu donner au néolibéralisme son élan exceptionnel depuis le milieu du xxe siècle. Et nous nous priverions peut-être de mieux identifier les leviers grâce auxquels nous pouvons envisager de le reprendre en main.

Dans ce contexte d’ailleurs la gauche ne va pas au fond de ces questions : elle se contente souvent de prêcher des valeurs d’égalité, d’équité ou de solidarité. Elle invite à une répartition plus juste des fruits de la croissance, mais sans s’interroger sur les implications de cette croissance. Au contraire, elle sous-entend le plus souvent que la priorité reste d’assurer une économie en expansion, toutes les couches sociales étant appelées à profiter de cette croissance par effet de ruissellement. Pour les tenants de cette gauche libérale, les programmes de soutien à la croissance économique demeurent l’infrastructure la plus solide du bien commun. C’est bien là que réside le problème, immense, à résoudre. Car cette pensée laisse ouverts tous les compromis imaginables avec le futur : au nom de quoi une telle pensée pourrait-elle questionner les orientations fondamentales du néolibéralisme ? Cette pensée intègre petit à petit l’idée qu’il suffit d’être en mesure de produire n’importe quoi, toujours plus, pour assurer au mieux le bien-être de ses concitoyens. Tant qu’existent des consommateurs pour consommer et des créations d’emplois à la clé, il n’est nul besoin de s’interroger sur les implications des stratégies que l’on va mettre en œuvre.

D’autant qu’il ne suffit pas d’être critique vis-à-vis du néolibéralisme, il faut essayer de comprendre ce qui lui a donné son impulsion et sa force initiales. Il faut s’imposer de penser la positivité du néolibéralisme. Il faut se demander pourquoi les néolibéraux ont pu faire du marché un bien si précieux qu’ils ont cherché à l’étendre jusqu’à des zones d’activité humaine où l’on estime aujourd’hui être confrontés à des risques suicidaires pour l’ensemble de la civilisation occidentale. Bien sûr on peut considérer qu’il s’agit, en grande partie, de la simple idéologie d’une classe dominante qui ne vise qu’à préserver ses propres acquis. Avec pour preuve le fait que les inégalités ne cessent de s’accroître à la mesure du déploiement de cette idéologie, illustrant ainsi l’idée que le néolibéralisme a pour principal objectif de renforcer les privilèges des classes au pouvoir. Ce serait certainement manquer l’essentiel, à savoir la tradition intellectuelle qui a eu pour ambition de faire avancer les débats, dans les domaines de l’économie bien sûr mais également de la sociologie, de la philosophie, de l’histoire. Le néolibéralisme n’a pas été seulement l’idéologie d’une classe dominante ; cela n’aurait pas suffi à lui donner le souffle extraordinaire autour duquel se cristallisent aujourd’hui les déploiements, ainsi que les dangers, de l’économie mondialisée.

Il existe plusieurs variantes et nuances de néolibéralisme, mais selon ses fondamentaux, le marché est nettement plus capable que les pouvoirs politiques de résoudre les problèmes liés aux besoins des êtres humains tout au long de leur existence. Le libéralisme classique, tout comme les fascismes et communismes qui lui ont été contemporains, reposait sur des systèmes politiques clairement dirigistes. Le néolibéralisme tient le politique pour responsable des dérives de ces systèmes et propose de laisser la main invisible du marché opérer les arbitrages socio-économiques constitutifs de l’existence humaine contemporaine. Il faut donc commencer par reconnaître et comprendre la grande richesse philosophique et politique de l’ambition libérale, et tenter d’en mesurer les implications probables à l’horizon du xxiie siècle.

Le projet de domination de la nature a débuté bien avant le capitalisme, vraisemblablement dès que les peuples sont devenus sédentaires et ont inventé et déployé des outils efficaces. Notons qu’il est aussi possible de détruire son environnement sans être capitaliste. Nombre de civilisations se sont révélées capables de détruire leur environnement bien avant l’avènement du capitalisme, comme l’ont montré entre autres les habitants de l’Ile de Pâques. De même à horizon BH22 nous pouvons aisément imaginer une société très avancée du point de vue technologique, qui aurait trouvé un moyen politique d’organisation non capitaliste, mais serait capable de détruire son environnement au moyen ou en raison d’un accident chimique, nucléaire, génétique… ou tout simplement pour des motivations intellectuelles ou religieuses. Pourtant il est indispensable de confronter une réflexion sur l’avenir à long terme de l’humanité aux logiques économiques : les forces économiques à l’œuvre sont au début du xxie siècle d’une telle puissance qu’elles représentent un cadre de pensée hors duquel rien ne semble concevable.

L’histoire nous apprend que le libéralisme est né en réponse à la folie politique ou religieuse qui a longtemps consisté à dresser les hommes les uns contre les autres dans une conception générale qui veut que l’homme soit un loup pour l’homme. Le libéralisme est né chez les philosophes d’abord pour combattre l’arbitraire du pouvoir et les horreurs causées par les guerres de religion. Et il s’est révélé une arme puissante contre ces maux séculaires. Dans la conception des libéraux tels Hume, Locke ou Stuart Mill, la liberté cherchait à se frayer une voie contre le politique et contre le pouvoir. A l’origine le pouvoir pour les libéraux n’était pas conçu comme quelque chose que l’on devrait partager en alliant nos forces avec d’autres. Il s’agissait de défendre des libertés individuelles contre des pouvoirs qui, régulièrement, envoyaient les citoyens au bûcher ou à la guerre. L’État n’était pas conçu comme le garant de quoi que ce soit pour les hommes du xviiie siècle. Il représentait plutôt une menace contre laquelle il s’agissait d’apprendre à s’autonomiser et se défendre.

Il est clair que nous n’en sommes plus là au début du xxie siècle. Le libéralisme semble avoir perdu aujourd’hui son potentiel subversif et émancipateur pour servir de justificatif au statut quo de certains dispositifs technicoéconomiques planétaires qui sont bien loin de viser prioritairement le bien-être de l’humanité. Pourtant, c’est encore cette ambition émancipatrice qui était à l’origine de la pensée néolibérale telle qu’elle a été conçue au milieu du xxe siècle. En effet, le néolibéralisme a d’abord été perçu comme une parade contre la montée des totalitarismes ; la force prodigieuse qu’il a conquise par la suite reste incompréhensible tant que l’on n’a pas mesuré toutes les implications de cette ambition initiale.

Prenons par exemple le fil des célèbres analyses de Karl Polanyi. Elles restent instructives, au début du xxie siècle, à plusieurs égards. Polanyi analyse la montée des dictatures totalitaires dans les premières décennies du xxe siècle, dans de nombreux pays et non seulement en Allemagne, en Italie et en Russie, comme une forme d’échec de l’État libéral en tant qu’organisation de la production fondée sur des marchés libres. Ces dictatures y substituèrent de nouvelles formes d’économies, mettant un terme chacune à leur manière à l’organisation de leurs nations sur le mode libéral. L’économie libérale, dit-il, a imprimé à nos idéaux une fausse direction. On s’était fait des illusions avec l’idée d’un homo economicus, d’un individu qui serait fondamentalement rationnel, en imaginant une société formée uniquement par le vouloir de l’homme. Pour bien comprendre les intérêts et limites de la pensée néolibérale actuelle, il faut rappeler l’originalité de la pensée libérale classique qui l’avait précédée.

C’est le machinisme industriel, explique Polanyi, qui a tout modifié : tant que la machine n’était qu’un appareil peu productif et peu coûteux, elle n’avait pas modifié les équilibres ancestraux entre l’homme et son milieu de vie. « Jusqu’à la fin du xviiie siècle, la production industrielle, en Europe occidentale, fut un simple appendice du commerce[1]. » Puis, avec l’avènement du machinisme industriel, c’est-à-dire l’invention de machines et d’installations complexes, spécialisées et produisant en grandes séries, la relation du marchand traditionnel avec la production s’est trouvée profondément modifiée. La production industrielle cessa d’être un élément secondaire du commerce, elle impliquait alors des investissements de long terme, avec les avantages et les risques y afférents. Puis, progressivement, selon la célèbre thèse de Polanyi, ce n’est plus l’économie qui restait, comme dans toutes les civilisations antérieures, enchâssée dans la vie des sociétés, c’est l’inverse qui est advenu, et là réside la grande originalité des temps modernes : « la société était devenue sur toute la ligne un appendice du système économique… Une foi aveugle dans le progrès spontané s’était emparé des esprits, et les plus éclairés parmi eux hâtèrent avec le fanatisme des sectaires un changement social sans limites et sans règles »[2]. Personne n’avait annoncé le capitalisme. Personne n’avait imaginé une société fondée sur le machinisme et sur la recherche du gain individuel. C’est une véritable lame de fond qui a balayé en quelques décennies le vieux monde. A la veille de la plus grande révolution industrielle de l’histoire, dit Polanyi, on n’apercevait aucun signe, aucun présage de cette révolution.

Il est intéressant de se remémorer ces analyses car il existe un parallélisme troublant, vu d’aujourd’hui, entre les menaces induites par la mondialisation au début du xxe siècle, telles que les a si finement analysées Polanyi, et les menaces telles que nous les percevons au début du xxie siècle. Polanyi voit à la fin du xixe siècle poindre les limites du marché autorégulateur : une sorte de fanatisme libéral, à la fois machinique, industriel, commercial et financier, menaçait selon lui de dissoudre l’homme, les sociétés humaines et la nature dans l’immense marché mondial autorégulé qui était en train d’écraser toutes les organisations sociales ancestrales sous son extraordinaire expansion tout au long du xixe siècle. Et Polanyi décrit l’avènement des totalitarismes comme des tentatives de reprendre la main, certes avec les résultats catastrophiques que l’on connait a posteriori, du politique sur l’économique. « Si, d’un côté, les marchés se répandirent sur toute la surface de la planète et si la quantité des biens en cause augmenta dans des proportions incroyables, de l’autre côté, tout un réseau de mesures et de politiques fît naître des institutions puissantes destinées à enrayer l’action du marché touchant le travail, la terre et la monnaie. Tandis que l’organisation des marchés mondiaux des marchandises, des capitaux et des devises, sous l’égide de l’étalon-or, donnait une impulsion sans égale au mécanisme des marchés, un mouvement naquit des profondeurs pour résister aux effets pernicieux d’une économie soumise au marché. La société se protégea contre les périls inhérents à un système de marché autorégulateur : ce fut la caractéristique d’ensemble de l’histoire de cette époque. »[3]

On ne peut s’empêcher de faire le lien entre ces analyses de Polanyi, la façon dont il percevait les implications potentiellement destructrices du libéralisme classique, les « solutions » que l’histoire a trouvées pour répondre à ces menaces, et la façon dont nous pouvons percevoir ces mêmes implications destructrices en régime néolibéral, à l’ère de l’anthropocène. Explosion du nombre de pauvres, accroissement simultané de la plus grande pauvreté et de la plus grande richesse, destruction des équilibres sociaux traditionnels, dépendance financière à l’égard de l’étalon-or, destruction des milieux naturels étaient selon Polanyi les principales menaces qui grandissaient au rythme du développement du marché mondial autorégulateur. Certes, les fascismes du xxe siècle n’ont apporté aucune solution acceptable face à ces menaces, mais ces menaces n’ont pas disparu. Elles sont toujours là, certainement croissantes depuis la redécouverte de la finitude des ressources de la biosphère. Elles ont parfois de nouveaux noms : menaces écologiques, risques systémiques ; ou des noms plus précis : réchauffement climatique, dépendance à l’égard du nucléaire… et les risques de fascismes qui pointent ne sont plus seulement idéologiques ou totalitaristes, comme au début du xxe siècle : des fascismes de type technologique, eugéniste, écologique, religieux ne sont pas à exclure à horizon BH22.

La production, disait Polanyi en des termes que nous pouvons reprendre aujourd’hui mot pour mot, surtout à l’ère du numérique, est l’interaction de l’homme et de la nature. Si ce processus doit être organisé selon les règles d’un marché dépourvu de toute transcendance, alors il faut faire entrer l’homme et la nature dans l’orbite de ce marché ; ils doivent être eux aussi soumis aux règles de l’offre et de la demande, être traités comme des marchandises, des produits destinés à la vente, des motifs d’accroissement de la valeur, dirait-on aujourd’hui en régime néolibéral.

[1] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 125.

[2] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 126-127.

[3] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 127.

Publication : Jean-François Simonin, Décembre 2017

Anticiper à l’ère de l’anthropocène

Apprendre à défataliser l’avenir au XXIe siècle

Jean-François Simonin  – Juin 2016 – ISBN : 978-2-343-09355-0

27.50 € •
276 pages

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Un nouveau concept est né au tout début du XXIe siècle, le concept d’anthropocène. Il n’a pas fait l’objet de toute l’attention qu’il mérite. Car ce concept introduit une perspective renversante pour toute réflexion en matière d’anticipation. Il percute toutes les certitudes de la civilisation occidentale, secoue nos plus profondes routines en matière de temporalité et de rationalité. Il questionne frontalement le devenir de la biosphère et de l’humanité. Il peut paralyser la réflexion et la réaction dans un premier temps, mais il ouvre aussi de nouvelles pistes sur lesquelles cet essai veut attirer l’attention. Il reste jusqu’à présent inconnu des sphères économiques et politiques, qui n’ont pas intégré les implications de ce concept dans leurs méthodes et pratiques de gouvernance. Aucune stratégie à terme ne pourra faire l’impasse sur les conséquences de la nouvelle conception du monde qui en découle. Le présent essai montre pourquoi ce concept-obus représente aussi un véritable potentiel de reconfiguration pour la pensée anticipatrice. Il est urgent de se sensibiliser aux enseignements de l’anthropocène et de construire des réponses pertinentes face aux impasses stratégiques qu’il met en évidence.

 

SOMMAIRE

Introduction

  1. De profonds dérèglements dans la civilisation occidentale
  2. Le potentiel renversant du concept d’anthropocène
  3. Des projets industriels qui configurent l’avenir de l’humanité
  4. La catastrophe comme perspective rationnelle
  5. L’énigme de la longue durée au XXIe siècle
  6. Les freins à l’anticipation dans les démocraties libérales
  7. La civilisation occidentale titanique par manque de modèle

Conclusion : deux pistes pour défataliser l’avenir

 

Éditeur

Contact : Julia Hu

Editions L’Harmattan

5, rue de l’Ecole Polytechnique 75005 Paris
julia.hu@harmattan.fr / 01 40 46 79 24

 

 

La destruction créatrice, une illusion ravageuse

Clés d’accès au XXe siècle, Tome 1

 

Jean-François Simonin
ISBN : 978-2-343-13307-2
22,00 € • 216 pages

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Il faut revenir sur le concept de destruction créatrice formulé en 1942 par Joseph Schumpeter. Ce concept a eu une postérité extraordinaire. Aujourd’hui encore il fait office d’évidence pour les élites économiques et politiques de la mondialisation. Mais, à bien y réfléchir, il s’agit d’une ineptie. Comment a-t-on pu penser, durant  plusieurs décennies, qu’une opération de destruction pouvait être créatrice ? C’est cette fausse évidence qui explique la myopie écologique et anthropologique de l’économie mondialisée au début du XXI ème siècle.
Il est indispensable d’enterrer définitivement l’illusion de la destruction créatrice. Mais pour cela il faut d’abord identifier toutes les sources de la culture occidentale auxquelles ce mythe vient s’abreuver. Mettre à jour les tenants et aboutissants de ce concept, pour en désamorcer la puissance ravageuse, est sans doute la première étape nécessaire à la reconstruction d’un projet de civilisation réellement soutenable sur le long terme.

Sommaire

Introduction

1. Le souffle initial du néolibéralisme
Les mauvaises critiques du néolibéralisme
L’assimilation nazisme-communisme-keynésianisme
Actes de naissance et idéaux néolibéraux
Le coup d’État mondial du néolibéralisme
Libéralisme et totalitarisme

2. Obsolescence des mythologies occidentales
Main invisible du marché, doux commerce et fabrique
du diable
Le développement, un mythe occidental
La destruction créatrice, transcendance nihiliste
La concurrence comme principe d’organisation
Progrès technique et mutilation écologique

3. Les nouveaux agents de transformation du monde
Les TGE, de taille exorbitante
Une capacité inédite de transformation du monde
Sociétés anonymes et responsabilités limitées
La stratégie des TGE, néolibéralisme en action
Sur l’absence de devoirs politiques de la TGE

4. Vide stratégique et déficit ontologique
On a cessé de vouloir définir le réel
De la stratégie à la tactique, raccourcissement des
horizons
Vide stratégique et déficit ontologique
Les limites de la spécialisation
Faire de l’avenir le point d’arrivée de la pensée
stratégique

5. Un portefeuille de futurs en contraction
La Loi, sous l’emprise du nombre
Innovation vitale, innovation létale
Contraction des futurs du monde et situations
irréversibles
Intensification de l’être et bio conservatisme
Accroissement du savoir et rétrécissement de l’avenir
Reprendre en main la direction vers le futur

Conclusion

Éditeur

Contact : Julia Hu

Editions L’Harmattan

5, rue de l’Ecole Polytechnique 75005 Paris
julia.hu@harmattan.fr / 01 40 46 79 24

 

De nouveaux matériaux pour de nouveaux futurs

Clés d’accès au XXIIe siècle, tome 2

Jean-François Simonin
ISBN : 978-2-343-13306-5
22,00 € • 216 pages

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Depuis que nous sommes entrés dans l’ère de l’anthropocène, nous n’avons plus grand chose à attendre d’un surcroît d’ingénierie chimique, nucléaire, génétique, climatique, numérique ni financière pour consolider l’avenir de la civilisation occidentale. Sauf pour les quelques technoprophètes qui proposent de restructurer la planète et l’humanité pour les rendre compatibles avec les logiques actuelles de l’économie mondialisée, les perspectives d’avenir sont plutôt sombres.
Pourtant, de nouvelles idées, de nouveaux outils et des initiatives originales surgissent aux interstices des logiques libérales. Cet essai recense ces nouveaux matériaux grâce auxquels de nouveaux futurs seront peut-être envisageables. Et voici une surprise de taille à l’issue de ce recensement : ces matériaux s’avèrent finalement nombreux, et certains semblent suffisamment consistants pour fonder une nouvelle culture. La question n’est donc plus de se demander si une alternative est envisageable, elle est d’imaginer ce qui pourrait faire cristalliser tous ces matériaux dans un nouveau projet de civilisation.

Sommaire

Introduction

1. Sur la facture entropique de l’ère industrielle
L’empreinte écologique de l’ère industrielle
La religion industrielle occidentale
Sur la troisième révolution industrielle de Jeremy
Rifkin
Une nouvelle infrastructure mondiale intelligente ?
Les limites d’une économie circulaire

2. L’anthropocène, point d’Archimède pour de
nouvelles stratégies
Une invitation à la reprise en main politique de
l’avenir
Le danger comme catalyseur
Mondialisation, finitude et anticipation
Anticipation et émancipation

3. Ébauches d’alternatives à la destruction créatrice
L’idée d’un « développement durable »
Les limites du principe de précaution
L’ébauche d’une responsabilité sociale et
environnementale
Ecologie politique et décroissance
Initiatives citoyennes

4. Forces vives pour un nouvel avenir planétaire
L’Humanité, nouveau sujet de droit ?
La puissance des communs
Le potentiel « renversant » du cosmopolitisme
Les limites d’un imaginaire global inclusif

5. L’anticipation comme sagesse
Notion de chronostratégie
Anticipation et stratégie dans la pensée chinoise
Equivalence des termes rationalité, anticipation,
sagesse, stratégie
Rationalité et temporalité : profiter autrement du
passage du temps
Garantir l’accès au temps pour tous

Conclusion

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Contact : Julia Hu

Editions L’Harmattan

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Eric Sadin : la silicolonisation du monde

La siliconisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, L’échappée, 2016.

 

les consequences du numérique dans la mondialisation

Eric Sadin veut ici nous alerter quant à l’émergence d’un nouveau modèle civilisationnel, fondé sur l’organisation algorithmique de la société et risquant de dessaisir l’homme des tenants et aboutissants de sa propre existence et de son propre avenir individuel et collectif. Certes, la Silicon Valley est le lieu d’implantation physique de nombre des acteurs du numérique. C’est de là qu’après-guerre la conjonction du développement de l’appareil militaire américain et de la promotion du monde post-industriel, composé en grande partie d’ « information », a enfanté de l’ère du numérique qui nous submerge aujourd’hui.

Mais à présent, explique Sadin, la Silicon Valley ne renvoie plus prioritairement à un territoire. C’est avant tout un esprit qui, déclarant œuvrer pour le bien de l’humanité, est en passe de coloniser le monde. Une colonisation, certes, d’un genre nouveau, avec de nouveaux missionnaires, de nouveaux mythes, de nouvelles valeurs. Avec eux nous entrons, dit Sadin, dans « l’accompagnement algorithmique de la vie, destiné à offrir à chaque être ou entité, à tout instant, le meilleur des mondes. » (p. 20)

Vision du mode et horizon industriel

Nous entrons, à l’orée de la troisième décennie du XXIe siècle, dans un nouvel horizon industriel. « Désormais, le monde génère une copie sans cesse plus fidèle de lui-même. Ses états se trouvent dupliqués et détaillés en code binaire, témoignant en temps réel de situations toujours plus nombreuses et variées. Les phénomènes du réel sont saisis à la source et aussitôt mesurés, ouvrant un horizon virtuellement infini de fonctionnalités. L’extension des capteurs sur nos surfaces corporelles, domestiques et professionnelles, croisée à la puissance de l’intelligence artificielle, constitue l’horizon industriel majeur de notre époque. Il n’y a pas de limite à la mise en données du monde et aux usages qui pourront être conçus. » (p. 20)

Nous entrons dans un nouveau TINA (There Is No Alternative). Non plus le TINA des années 1980 de Margaret Thatcher ou Ronald Reagan, qui visait à promouvoir les dérèglementations et les logiques concurrentielles en tout lieu et en toute circonstance. Un TINA numérique, en quelque sorte. « Un nouveau TINA, non plus considéré comme un mal nécessaire, mais porté par une fascination considérant cette trajectoire comme étant non seulement vertueuse, mais naturellement inscrite dans le cours de l’histoire et figurant l’horizon indépassable de notre temps. L’esprit de la Silicon Valley engendre une colonisation – une silicilonisation. » (p. 24) Et au-delà du modèle industriel, c’est un nouveau modèle civilisationnel qui s’instaure. Nous entrons, dit encore Sadin, dans « l’ère de la mesure de la vie. » La nature du numérique évolue, et vite. Jusque-là cantonnée à l’assistance pour la gestion des données, elle se dote actuellement d’une aptitude interprétative et décisionnelle. L’extrême sophistication de l’intelligence artificielle fait passer le numérique de la capacité plus ou moins fine à observer et archiver les informations, à la capacité de suggérer des solutions, proposer des évaluations et à engager des actions concrètes. La vocation du numérique franchit actuellement un seuil, procurant un pouvoir sans précédent à ceux qui l’organisent et le dirigent.

Il ne faut pas parler du numérique comme d’un domaine qui serait isolé de ses propres fondements et de ses applications. Avec le numérique nous sommes en plein régime des technosciences, ces sciences qui n’ont plus de raison d’être sans les applications qui leur sont liées. Mais il ne faut pas substantialiser le numérique. « Le numérique, ça n’existe pas, entendu comme une « être » situé à distance de ses conditions de formation, conformément à une sorte d’essentialisme envoûté. La vérité, c’est qu’il existe des procédés et des systèmes dont la nature et les fonctionnalités sont aujourd’hui moins conditionnées par des recherches scientifiques que par les ambitions industrielles. Il se produit un niveau de raccordement inédit entre le technique et l’économique, prenant la forme d’une emprise quasi absolue de l’économique sur le technique. Mutation qui renverse l’ordre autrefois existant. » (p. p. 33)

Par exemple un compteur électrique dit « intelligent » suggérera des rythmes et des modalités d’utilisation orientés, de façon à assurer l’optimisation de la gestion des stocks d’énergie disponible – ou optimisation au sens de la valorisation envisageable, indépendamment de la question des stocks disponibles – l’histoire ne nous dit pas encore aujourd’hui de quel type d’optimisation il s’agira. Ce qui est visé, en tout cas, c’est un encadrement de certaines actions, établi selon des règles sensées être explicites pour toutes les parties, mais en pratique inaccessibles ou incompréhensibles pour la plupart des citoyens ordinaires. Les bracelets connectés mesurent nos gestes et flux physiologiques, peut-être pour s’occuper de notre bien-être, mais plus sûrement pour nous proposer des produits et services liés à nos déficiences performatives. Et la tendance des industriels sera ensuite de « remonter dans la chaine de valeur ». « On comprend l’intérêt pour Alphabet-Google de passer à l’étape ultérieure, non plus celle consistant à offrir la « meilleure » et la plus rapide réponse à toute requête formulée, mais celle ambitionnant de littéralement piloter le cours de la vie… Il indique, à coup sûr, la tendance forte à se développer à l’avenir. » (p. 114) Le numérique, c’est une façon pour le capitalisme de se lancer à l’assaut de nouveaux domaines d’extension de son régime de vérité. Il s’agit à présent de « se lancer à l’assaut de la vie, de toute la vie ». (p. 126)

« C’est une vision du monde qui est à l’œuvre, fondée sur le postulat techno-idéologique de la déficience humaine fondamentale, que les pouvoirs sans cesse variés et étendus affectés à l’intelligence artificielle représente la plus grande puissance politique de l’histoire, appelée à personnifier une forme de surmoi à tout instant doué de l’intuition de vérité et orientant le cours de nos actions individuelles et collectives pour le meilleur des mondes. » (p. 30)

Exploitation de la vie

La silicolonisation, c’est ce débordement du numérique sur de nombreux aspects de la vie quotidienne. On assiste à l’éruption d’internet hors des écrans et des interfaces tactiles pour s’infiltrer dans des domaines sans cesse plus divers de nos réalités. « C’est un double débordement qui actuellement s’opère, prenant la forme d’une double conquête : celle du monde et de la vie. D’un côté l’infrastructure industrielle, institutionnelle et financière de la Silicon Valley tend à être reproduite plus ou moins à l’identique dans de nombreuses régions de la planète. De l’autre, le modèle qu’elle a engendré vise à exploiter chaque impulsion de la vie. » (p. 74) Il s’agit pour les chercheurs et les industriels de matérialiser les idéaux des technoprophètes de la Silicon Valley, ceux qui veulent « faire du monde un endroit meilleur », comme ils le répètent lors de chaque brainstorming. Déjà Steve Jobs, dans les années 1980, estimait que « le Mac sauverait le monde ». Aujourd’hui, toute la strate des hauts dirigeants de Google proclame avoir « la conviction qu’il est possible de rendre le monde meilleur grâce à la technologie. »

Dans ce contexte, les flux numériques se confondront avec les flux de la vie. On visera l’augmentation de la vie par le truchement de la technologie. La Singularity University, fondée par Ray Kurzweil et Peter Diamandis en 2008, promeut activement cette idée. Elle essaime et ouvre des antennes sur les cinq continents. Silicolonisation en action, elle est à la fois un Think tank et un incubateur d’entreprises. Elle est massivement soutenue par Alphabet-Google. Son objectif assumé « est d’éduquer, sensibiliser et impliquer les hauts dirigeants, à l’échelle mondiale, dans l’utilisation des technologies exponentielles pour faire face aux défis de l’humanité. » Sadin cite l’exemple de la NSA et de son « processus psychiatro-sécuritaire », qui a construit dans l’Utah un immense centre de serveurs supposé répondre pour les décennies à venir « aux besoins en stockage de données et travaille à la création d’un ordinateur quantique, visant in fine à cartographier en temps réel la quasi-intégralité de la vie de la planète. » A ce moment, la vie humaine ne consistera plus à agir en fonction d’une capacité de jugement et d’action, mais à seulement rétroagir à des signaux. C’est un soft totalitarisme numérique qui s’impose insidieusement, dessaisissant l’homme de son droit à agir en conscience et selon son libre arbitre.

Il s’agit en d’autres termes d’un technolibéralisme libre d’agir sans entraves et selon les règles qu’il s’est lui-même fixé. Il pourrait nous conduire à l’éradication de la figure humaine. « Soit la mort de l’homme, celui du XXIe siècle, certes envisagé comme un être agissant, mais qui, pour son bien et celui de l’humanité entière, doit désormais se dessaisir de ses prérogatives historiques pour les déléguer à des systèmes autrement plus aptes à parfaitement ordonner le monde et à lui assurer une vie débarrassée de ses imperfections. » (p. 103) Nous assistons, comme impuissants et peut-être fascinés, à une sorte de passation de pouvoir de la raison humaine à des systèmes, pourtant sortis de cerveaux humains, sensés éclairer de leurs nouvelles lumières des pans sans cesse plus étendus de nos existences.

Dangers en vue au bout du numérique ?

Il pourrait donc exister quelque chose de nihiliste dans l’avènement du numérique, un nihilisme qui pourrait virer à l’antihumanisme radical. Sont directement attaqués les principes fondateurs de l’humanisme occidental, reposant sur la liberté individuelle et la progression régulière vers l’autonomie de jugement. Le principe de responsabilité pourrait bien en être affecté, lui aussi, et mener à un processus de décivilisation. L’ontologie sous-jacente au numérique consiste à disqualifier l’action humaine au profit d’une raison algorithmique jugée supérieure, ou en tout cas plus opérationnelle au sens de la détection des besoins humains et de la capacité à imaginer rapidement des produits et services susceptibles de les satisfaire.

Dans ce contexte Sadin se considère désormais, dit-il, comme un lanceur d’alerte. Non pas pour démasquer des faits répréhensibles qui seraient masqués et qui appelleraient à être dénoncés en raison de leur gravité ; « mais en m’efforçant d’identifier les signes épars et convergents qui témoignent d’un recul insensible de certains acquis démocratiques autant que d’offenses infligées à la dignité humaine. » (p. 37) Selon lui il serait coupable de ne pas décrire la désolation en cours et de ne pas œuvrer à la fabrication d’instruments de compréhension et d’action, portant des germes d’espérance.

Nous vivons un moment singulier de l’histoire de l’humanité caractérisé par une extrême puissance technologique, puissance dépourvue de tout cadrage politique et anthropologique. Sadin alerte : nous avons quitté le vieux monde, celui de la vérité, du discours, de la rationalité au sens classique, sans nous en apercevoir. « On continue d’envisager la technique comme le résultat de recherches menées au sein de laboratoires, conduisant éventuellement au développement d’applications, opérant dans un second temps toute une série d’effets sur les modes d’existence. Mais il s’agit là d’un schéma réducteur. Ce qu’il faut saisir, c’est que les technologies de notre temps, celles des données et de l’intelligence artificielle, ne produisent pas des effets, mais se situent au point nodal de la crise de la démocratie : celui du dessaisissement de la décision humaine. Ce sont les fondements de notre civilisation, l’autonomie du jugement et la liberté d’action, qu’elles sapent soudainement. » (p. 228)

La question est de savoir si nous devons accepter cette dépossession, ou si nous envisageons individuellement et collectivement de retrouver la capacité, pour l’instant égarée, de reprendre la main sur ce cours des choses qui nous marginalise progressivement. Si nous ne prêtons pas davantage d’attention à cette question, il se pourrait que l’humanité y perde une part fondamentale de son histoire et de son avenir. Sadin préconise l’élaboration d’une cartographie des responsabilités à ce sujet. La question est plus politique que scientifique. Il y a belle lurette que l’homme de science n’a plus les moyens de faire preuve de conscience critique, il dépend trop du monde des affaires qui le finance, l’outille et lui dicte ses thèmes de recherche. Il a pris l’habitude de mener ses recherches dans l’indifférence de leurs conséquences. Il y a « irresponsabilité institutionnalisée et banalisée. On affirme, en boucle et de concert, œuvrer au bien de l’humanité, on touche de considérables émoluments, et on se lave les mains de tout le reste. » (p. 248) Sadin rappelle ironiquement le mot de Jules Verne à ce propos, façon de rappeler que la question n’est pas neuve : « Les ingénieurs modernes ne respectent plus rien ! si on les laissait faire, ils combleraient les mers avec les montagnes, et notre globe ne serait qu’une boule lisse et polie comme un œuf d’autruche, convenablement disposée pour l’établissement des chemins de fer. » En fait, l’homme de science ne peut plus prétendre qu’il vise à améliorer la condition humaine, pour la simple la raison qu’il œuvre sous le couvert d’une rationalité économique hors de son contrôle.

Jean-François Simonin, Juin 2017

Eric Sadin : la vie algorithmique

La vie algorithmique. Critique de la raison numérique, L’échappée, 2015.

Il est patent qu’un certain enthousiasme généralisé imprègne l’air du temps au début du XXIe siècle, fondé sur l’émergence d’un nouveau cycle d’émancipation individuelle et collective, et reposant sur la mise à disposition d’informations plus fines et plus nombreuses, une plus grande transparence dans les affaires du monde, une plus grande liberté individuelle d’expression, et surtout un élargissement significatif des biens culturels mis à disposition de tous. On a beaucoup parlé, ces derniers temps, des nouveaux horizons cognitifs et relationnels rendus envisageables par la nouvelle économie de l’information en cours de déploiement. C’est, écrit Eric Sadin, « l’étendue de la perception humaine qui franchit un seuil, dorénavant capable d’observer à tout instant et de tout lieu une infinité d’événements en cours de par le monde. » (p. 189)

Notre temps est caractérisé par un afflux grossissant de données provenant de partout : des personnes physiques, des entreprises privées, des institutions publiques, et bientôt des objets eux-mêmes qui semblent devenir capables, eux aussi, de s’exprimer. Nous tendons vers le redoublement de chaque élément du monde physique ou organique en bits informatiques, exploitables en vue de diverses fonctionnalités. Nous quittons un monde fait de minéraux, d’animaux, et de végétaux, à la rigueur également composé de molécules, de gènes et d’atomes, pour entrer dans une réalité de toute part imprégnée de chiffres. Et pas seulement des dollars. Telle est certainement la définition du Big data, s’il en existe une.

Sadin rappelle comment nous sommes passés, en quelques décennies, de l’octet au kilo-octet, au mégaoctet, puis au gigaoctet, et ensuite au téraoctet. « Le téraoctet représentait le nom exact de notre période, désignant la puissance de stockage désormais détenue par chacun, permettant en théorie de conserver l’équivalent de fonds volumineux de bibliothèques. Le pétaoctet atteste du franchissement  d’un seuil, ne définissant plus la puissance des équipements privés ou professionnels, mais les masses entreposées dans des fermes de données dont les contenances dépassent en quelque sorte les facultés de représentation de l’entendement humain. L’exaoctet (soit un milliard de gigaoctets) ne renvoie plus aux capacités détenues par certains serveurs, mais aux volumes globaux administrés par de grandes entités (à l’instar du CERN par exemple), ou circulant durant un laps de temps déterminé sur la Toile. Le zettaoctet correspond à une mesure astronomique exclusivement destinée à circonscrire la totalité du volume de données générées ou stockées sur l’ensemble de la planète. Il aurait été produit de l’ordre de trois zettaoctets en 2014, et il est hypothétiquement projeté une production de quarante zettaoctets en 2020. Le Yottaoctet enfin évoque une sorte de Terra Incognita, manifestant sous un seul vocable autant la volonté de nommer un horizon irrémédiablement annoncé, que l’impossibilité de se figurer les quantités en jeu. Quant aux unités ultérieures éventuellement appelées à se succéder, au cours du XXIe siècle, elles relèvent d’un ordre qui défie nos structures actuelles d’intelligibilité. » (P. 22)

L’ontologie, bousculée par le numérique

C’est surtout la puissante stratégie d’implantation de capteurs à même les objets qui multiplie toutes les sources de données. Les objets apprennent à parler, pourrait-on dire, et il est bien délicat de cerner quelles pourront en être les implications à horizon BH22. L’homme semble en mesure de saisir le monde « à l’atome près ». Sadin cherche à saisir le nouveau régime de vérité qui s’instaurera à la suite de cette déferlante d’informations. Ce nouveau régime sera selon lui « fondé sur quatre axiomes cardinaux : la collecte informationnelle, l’analyse en temps réel, la détection de corrélations significatives et l’interprétation automatisées des phénomènes. » (p. 28) C’est à une véritable révolution épistémologique et anthropologique que nous sommes conviés. Nous avons à apprendre les règles de la nouvelle vérité rationalisante du numérique. Un genre de vérité qui disloque notre rapport ontologique immémorial au monde, basé sur l’expérience sensible et la distance supposée irréductible entre les composantes de ce monde – pour entrer dans le monde de données informatiques qui remplit cette distance et la comble, mettant en relation des éléments jusqu’alors indépendants, et allant jusqu’à reconfigurer l’essence des choses. « L’enjeu consiste ici à élaborer des outils de compréhension portant sur des procédés hautement agissants, orientant une large partie de nos existences individuelles et collectives, et qui s’imposent sans que la faculté proprement humaine d’évaluation ou de décision librement consentie ne soit en quelque sorte requise, alors qu’elle renvoie dans les faits à une des exigences politiques, juridiques et éthiques majeures de notre temps. » (p. 30)

Le big data, c’est l’enterrement définitif de tout imaginaire fictionnel ou de toute tentative d’appréhender le monde à l’aide de l’imagination, du discours, de la raison. Finis les mythes humains et toutes leur dangereuses dérives totalitaires, diront les partisans d’un libéralisme « libéré » de toute emprise du politique. Nos modes de perception seront demain configurés au filtre principal des données, elles-mêmes portées à notre compréhension humaine suite à des codages et recodages de lignes de codes. Il en sera ainsi dès que ces lignes de codes rivaliseront en précision dans la description du monde environnant – ce qui est déjà le cas dans de nombreux domaines des médias, du marketing, de la consommation.

Fin de la raison au sens classique ?

Il faut revenir sur le data mining et insister sur le nouveau genre de connaissance qu’il fait émerger, fondé sur la récolte d’informations massives et la méthode des recoupements corrélatifs opérés par des algorithmes chargés de repérer toutes les récurrences pertinentes. Il nous invite à un dévoilement robotisé du monde et des phénomènes. La méthode corrélative employée par le data mining consiste à identifier les liaisons entre les variables, sans aucun égard pour leur explication causale. Il lui suffit, pour exprimer toute sa puissance, de faire porter ses analyses sur des agrégats de données volumineuses et variées. Ces conditions suffiront à en extraire des faits auparavant ignorés, imperceptibles par les organes des sens et l’observation expérimentale classique. C’est bien l’ensemble de l’épistémologie occidentale, de Platon à Popper en passant par Descartes et Kant, qui est bousculée, ou plutôt « redoublée par une nouvelle modalité expansive d’intelligibilité du réel. » (p. 103)

« Nombre d’applications ou de procédés sont depuis peu fondés sur des aptitudes précognitives, implémentées dans des systèmes d’entreprise ou mises à disposition des individus. Nouveau régime de vérité qui ne se contente plus de saisir au plus près les états de fait, mais qui dans un même mouvement cherche à percer ou à devancer des événements à haute probabilité –proche ou lointaine- d’émergence. Certes, des failles et des insuffisances limitent cette faculté par le fait de l’imprévisibilité structurelle des flux du monde physique et humain ; néanmoins les protocoles ne cessent de se sophistiquer et de prouver leur efficacité régulièrement croissante. Le régime prédictif procède à une sorte de bouclage intégral, ou comble définitivement un « angle mort » dans le cadre de nos rapports jusque-là jugés inévitablement partiels ou « troués » au réel. Car c’est une anthropologie totalisante qui actuellement s’impose, qui suppose de soumettre l’ensemble des échelles, couches et dimensions de l’espace et du temps à une visibilité et à une maniabilité globales, auxquelles rien ne doit échapper, et où tout peut être programmé, afin de se délivrer définitivement du principe ontologique et stérile d’incertitude. » (p. 122-123)

Nous sommes avec le Big data conviés à une intellection brutalement amplifiée des phénomènes, sur une petite décennie. Mais cette amplification dissimule une double invisibilité, explique Sadin : d’abord parce que les processus techniques qui soutiennent le data mining sont empreint d’une part d’immatérialité qui interdit de facto toute perceptibilité au sens courant ; d’autre part parce que toute perception émane d’interfaces très différentes, instaurant le doute systématique quant à la véracité de la chose extraite ou reconstruite. Au total, il faut convenir qu’une part de ce qui est conçu et produit par l’humain échappe à présent à la capacité de compréhension humaine. Etrange façon de nous rappeler notre finitude, au moment où  nous envisageons la « réalité augmentée », où nous semblons toucher à la capacité de reconstruire le monde. C’est la désintégration de tout horizon universel qui pointe, au moment où la mondialisation se fait réalité concrète, et requerrait un type d’universel renforcé. C’est la possibilité d’une perspective commune qui s’évanouit, au moment où les enjeux stratégiques conduisent à des impasses civilisationnelles planétaires.

Quelles orientations et/ou mesures envisager ?

« Le technopouvoir méprise le pouvoir politique, et plus encore le droit, il considère tout encadrement ou restriction de son champ d’initiative comme un abus » (p. 201) estime Sadin, qui en appelle à lutter contre le technopouvoir qui colonise le futur de tous sans en avoir fait un objet de débat public. Sadin estime nécessaire l’édification d’un « cadre d’action commun, favorisant l’imposition concertée de limites, l’avènement de contre-pouvoirs, autant que des jeux de réappropriation individuels et collectifs. Ce nouveau techno-pouvoir… » doit  faire « … l’objet d’une praxis politique à la mesure de sa puissance. » (p. 40) Peut-on encore concevoir un rapatriement du numérique dans le champ du politique ? Non pour imprimer au numérique l’orientation de ses développements, mais au moins pour le soumettre à la délibération publique ? L’enjeu serait alors de devenir capable d’évaluer les effets induits de cette évolution vers un univers numérisé. Sadin s’inspire des leçons de Nietzsche à ce sujet : « C’est l’analyse de l’impact occasionné sur les êtres et la société qui seule permet une évaluation critique des dispositifs. C’est ce que je nomme une heuristique des effets. » (p. 38)

Le monde est à présent orienté par un nombre extrêmement réduit de personnes, qui ont décidé au cours des dernières décennies de son orientation, contribuant sans aucune délibération publique à la transformation des conditions d’existence de milliards d’individus. Plus que jamais, avec le Big data, le temps long semble avoir disparu des radars de la civilisation occidentale. Le Big data participe à l’écrasement de toute perspective temporelle sur le seul présent, au moment où les enjeux climatiques, économiques ou génétiques requièrent une capacité de projection au loin. « Face à la puissance d’inventivité de l’industrie du numérique, à son génie même, c’est toute la puissance d’inventivité des individus et des sociétés, tout le génie humain à pouvoir dessiner autrement les choses, qu’il faut encourager. » (p. 220)

Jean-François Simonin, Février 2016