Pierre Giorgini : la transition fulgurante

La transition fulgurante. Vers un bouleversement systémique du monde ? Bayard, 2014.

 

L’ouvrage est composé pour une moitié d’une thèse de Pierre Giorgini sur son concept de transition fulgurante, et pour l’autre moitié d’une controverse avec des universitaires de disciplines diverses qui partagent avec lui certaines recherches et expérimentations en innovation sociale, souvent dans le cadre de l’Université Catholique de Lille.

La transition fulgurante, c’est d’abord l’intuition que les technosciences « bio, nano et numériques » préparent de profondes reconfigurations des objets et services dont nous avons l’usage quotidien. Une complète reconfiguration du monde et de nos façons d’habiter ce monde pourrait en résulter : nos modes de consommation, notre culture, notre santé et au total nos modes de vie pourraient s’en trouver bouleversés dans des proportions dont nous peinons à imaginer l’importance et la radicalité. Car le tout numérique, vers lequel nous avançons quotidiennement, permet la combinaison de nombreuses avancées technologiques entre elles. Giorgini tente de décrypter et de cartographier l’ensemble de ces transformations en cours. C’est l’intérêt essentiel de son livre, précieux pour une réflexion  à horizon BH22. Giorgini identifie pour cela 6 « actants de base », qui représentent autant catégories relativement homogènes de ruptures en cours d’émergence, et repère 3 grands phénomènes majeurs de transformation de l’humanité. Ces 6 actants sont :

  • 1 : l’explosion de la puissance de calcul et la miniaturisation des composants électroniques,
  • 2 : l’homme connecté en temps réel, qui modifie profondément le rapport entre le subjectif et l’imaginaire, et ouvre la porte à l’ « augmentation » de l’homme,
  • 3 : les agents et machines intelligents, qui nous font entrer dans le monde du « web sémantique » et démultiplient la puissance interdisciplinaire dans l’espace et dans le temps,
  • 4 : la simulation, le design numérique et la réalité virtuelle couplée à la convergence des technologies CAO, de design et de réalité virtuelle augmentée ; pouvant aller jusqu’à un monde de produits et services conçus directement par le client ;
  • 5 : l’impression 3D, qui représente à elle seule une véritable révolution industrielle, modifiant profondément les répartitions de valeur entre conception, production et distribution d’un produit ou service, et ouvrant la voie à une hypothétique « économie créative »,
  • 6 : les nanosciences : qui modifient les échelles de nos interventions sur le réel et sur l’humain, mettant à jour de prodigieuses possibilités d’intervention en direction de l’infiniment petit.

Sachant que la puissance transformatrice de chacun de ces 6 actants est multipliée par la combinaison possible entre actants, et par toutes les fonctionnalités qu’elle peut impacter au travers de différentes ruptures non anticipables. « La combinaison de ces 6 actants majeurs constitue en effet une source de transformation inépuisable. » (p. 82) Au total, résultat de ces multiples combinaisons possibles, trois phénomènes majeurs sont en cours de matérialisation : « La virtualisation « quasi réalité » (hologrammes, synthèse numérique d’images quasi réelles…), l’humanisation des machines (intelligentes, dotées de langage, capables de se reproduire et de travailler en coopération) et la « machinisation » de l’homme (augmenté, outillé, démultiplié, hypermobile). Nul ne sait où cette tendance de fond nous conduira ou s’arrêtera. Mais ses effets sont à leur tour combinés avec une autre transformation qui interfère avec cette révolution technoscientifique, à savoir le changement de paradigme global des systèmes de coopération technique et humaine. » (p. 84)

 

Mais pourquoi y aurait-il quelque chose de plus fulgurant aujourd’hui qu’hier ? Parce que parmi toutes les évolutions enregistrées dans l’histoire de l’humanité – et elles ont été nombreuses sur les dix derniers millénaires : sédentarisation, urbanisation, domestication des animaux, renforcement des moyens de stockage, de transport et de reproduction, naissance des premières religions, apprentissage de la guerre… – la transition dont on parle aujourd’hui « est quasi instantanée à l’échelle du temps paléontologique. Elle est globale, dynamisée et alimentée en permanence par la fulgurance d’innovations technoscientifiques radicales, dont la multitude et la combinatoire interne font exploser le champ des possibles. » (p. 190) Cette fulgurance tient à quatre différences majeures avec toutes les autres mutations qu’a connue l’humanité : l’envergure des changements concomitants (ces changements sont mondiaux, simultanés, sans frontière géographiques ni culturelles, et nul sur la planète peut dire qu’il n’est pas concerné), la temporalité de ces changements (la lente sélection des animaux plus performants, au début de la domestication des espèce, restait voisine du temps biologique, elle n’avait rien à voir avec nos techniques OGM fulgurantes), la radicalité (les disruptions, autrefois rares et locales, sont aujourd’hui nombreuses, et profondes, capables de perturber totalement plusieurs siècles de progrès incrémentaux dans tel ou tel secteur d’activité), et la multiplicité des innovations technologiques (la combinatoire des actants fait exploser le champ des possibles).

Au final, dit Giorgini en s’inspirant des travaux de l’anthropologue Alain Testart, nous sommes face à la problématique de la domestication de l’homme par lui-même. Cette fulgurance pose un problème bien spécifique de vitesse : « L’homme aura-t-il le temps de se « domestiquer » lui-même dans cet écosystème en bouleversement fulgurant ? » (p.192) Question cruciale au moment où l’on parle d’homme augmenté, de posthumain, parfois en y consacrant de lourds moyens humains et financiers, comme l’a fait entre autre Google avec la création en 2013 de sa filiale Calico, dont l’ambition affichée est d’améliorer l’espèce humaine, de la réparer, de la libérer de ses vulnérabilités biologiques et d’augmenter ses capacités physiques et cérébrales.

On voit qu’il pourrait bien y avoir au final, effectivement, « changement systémique du monde ». Giorgini s’interroge sur l’interdépendance croissante des hommes en tant que gestionnaires d’un destin planétaire commun. Il approuve la recherche lancée par le mouvement convivialiste pour définir un fond doctrinal commun et adapté à ces enjeux qui, n’étant cadrés par aucune échelle de valeur, semblent dériver au gré de l’initiative privée des uns ou des autres. Si l’on y prend garde, ce nouveau monde pourrait s’apparenter à un Far West où sont peut-être déjà en cours d’installation la loi du plus fort, les milices, la justice par soi-même – selon la conception que chacun, dans un monde si changeant, pourra s’en faire. « Comment gérer la rivalité et la violence entre les êtres humains ? Comment les inciter à coopérer tout en leur permettant de s’opposer sans se massacrer ? Comment faire obstacle à l’accumulation de la puissance, désormais illimitée et potentiellement autodestructrice, sur les hommes et sur la nature ? » (p. 162)

Giorgini se veut optimiste, invite à regarder de l’avant, mais prévient : « Les technologies qui apparaissent ouvrent également à des scénarios catastrophes si l’homme est dans l’incapacité d’en contrôler l’usage, voire le développement, au nom d’une idée supérieure de l’homme et de son humanité. Ce contrôle doit être planétaire, une fonction de police globale. Une course-poursuite est donc engagée entre le progrès technoscientifique et la capacité pour l’humanité d’en contrôler l’usage. » (p. 200) Et Giorgini de clôturer son livre sur ces mots : « C’est, je crois, notre seule chance de sortir de cette tension ravageuse et montante qui oppose l’humanité qui nous a été donnée et celle que nous avons à créer. » (p. 202)

Publication : Jean-François Simonin, février 2016.

Andreas Malm : l’anthropocène contre l’histoire

L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, La Fabrique, 2017.

 

Andreas Malm est un spécialiste suédois de géographie humaine. Il jette de ce fait un regard original sur la question de l’anthropocène et l’intérêt principal de son livre, dans une optique de réflexion à long terme, réside dans la façon dont l’auteur cherche à identifier le moment et les moyens de « l’embrasement » économique qu’aura rendu possible le recours aux énergies fossiles. C’est, dit-il, le meilleur moyen d’espérer comprendre les véritables raisons du suicide écologique en cours – et peut-être de trouver des solutions adaptées à  nos questionnements actuels.

 

On connait le fond du diagnostic « anthropocène » : ce n’est plus la nature, c’est la nature humaine qui représente le plus puissant facteur d’évolution de la biosphère – de sa température, de la composition de sa biodiversité, des cycles de l’azote ou du CO2, de l’empreinte écologique globale de l’humanité. L’histoire dira peut-être qu’il s’agit de la plus grande découverte scientifique du XXI e siècle. Mais en attendant, ce sont des géologues, remarque Malm, ou des météorologues, des biologistes et des scientifiques d’autres disciplines qui ont compris les premiers l’importance du concept d’anthropocène. Les économistes, les hommes politiques et les médias n’y ont prêté aucune attention, ou ont cherché et cherchent toujours à en minimiser la signification. Ceci dit, il faut avouer que si le concept d’anthropocène permet un diagnostic solide, il peine à identifier les responsabilités et à trouver des voies de sorties praticables, pour l’humanité dans son ensemble, de cette ère bien problématique pour la capacité de survie de l’humanité.

Malm passe outre les réflexions actuelles de certains scientifiques qui hésitent, à définir le véritable point de commencement de l’ère de l’anthropocène. Naissance de l’agriculture, de la machine à vapeur ou de l’énergie nucléaire sont les hypothèses les plus souvent avancées. Mais pour Malm, le fait historique fondamental du réchauffement climatique résulte de la consommation à grande échelle des combustibles fossiles. Le climat de la Terre est certes le produit du passé, mais pas d’un passé lointain, qui se compterait en ères ou en milliers d’années. C’est le produit accidentel d’une petite partie de l’humanité qui, en Occident, a bifurqué brusquement de ses traditionnelles voies d’occupation de la planète pour, sur les deux derniers siècles, mettre le feu à des combustibles fossiles et remplir l’atmosphère de dioxyde de carbone dans des proportions incompatibles avec le maintien des équilibres écologiques millénaires de la biosphère.

Malm porte un gros coup projecteur sur « l’association du combustible du charbon et de la rotation d’une roue », association qui représente pour lui le point de départ du processus général de croissance économique (production, transport, consommation) au sens où on l’entend aujourd’hui. Il précise son propre point de vue sur la question : ce n’est pas la seule invention de la machine à vapeur, brevetée par James Watt en 1784, qui a produit l’embrasement de l’économie fossile. Car « un brevet seul ne suffit pas à créer quelque chose comme une économie fossile ».  C’est, dit-il, le moment où, dans l’Angleterre du début du XIXe siècle, l’industrie du coton est passée de l’eau à la vapeur, vers les années 1820-1830. C’est à ce moment que la société britannique est passée d’une « économie organique » à une « économie fossile ». Dans le cadre d’une économie organique tout acteur reste limité par les ressources de la photosynthèse présente : superficie terrestre, force des vents, rayonnement solaire, traction animale… Une économie organique reste enfermée dans les limites des ressources renouvelables, de surcroit en compétition avec l’ensemble du vivant, dans une logique d’équilibre. « La dépendance à l’égard de la terre fixe un plafond bas à la production industrielle. Les combustibles fossiles font voler en éclats ce plafond. » (p. 73)

Car, miracle : le recours au charbon permet d’échapper aux malédictions ricardienne (les lois de la nature limitent les pouvoirs productifs de la terre) et malthusienne (incompatibilité entre les dynamiques de démographie et de production). « Creusant dans les réserves de la photosynthèse passée, et contournant la restriction fixée par la limitation de la surface touchée par le rayonnement solaire, elle a fini par rompre le maléfice de la stagnation ». (p. 76) L’énergie fossile libère l’homme de son assujettissement à la superficie. La production du charbon britannique a libéré l’équivalent de la superficie de la Grande Bretagne, lui procurant alors un avantage compétitif décisif, et donnant l’illusion d’une possible croissance main dans la main de la population et de l’économie. Malm s’appuie sur la célèbre thèse de Kenneth Pommeranz et précise : il y a similitude entre la façon dont l’Angleterre a multiplié son accès aux ressources naturelles grâce à la colonisation, à l’utilisation de l’énergie fossile, au XIXe siècle, et les stratégies contemporaines de délocalisation, qui représentent simplement une autre forme d’externalisation des contraintes écologiques.

Pour Malm, la mise à jour de cette façon de voir l’histoire conduit à rompre avec l’idée de la croissance comme ambition humaine innée, commune à toutes les époques et à tous les modes de production. Lorsque l’on saisit bien le rôle joué par l’énergie fossile dans l’embrasement de cette croissance, on peut repenser radicalement les forces à l’origine de la destruction écologique actuelle. Il ne faudrait pas voir ces forces « comme des aspirations archaïques de l’espèce humaine, comme une éternelle ambition de croissance se heurtant aux murs de la rareté et les dépassant en substituant les biens abondants aux biens rares : un processus universel se déroulant comme une réaction à des contraintes spécifiques. Le contraire semble plus juste. Le capital est un processus spécifique qui se déroule comme une appropriation universelle des ressources biophysiques, car le capital lui-même a une soif unique, inapaisable, de survaleur tirée du travail humain au moyen de substrats matériels. Le capital, pourrait-on dire, est supra-écologique, un omnivore biophysique avec son ADN social bien à lui. » (p. 137) Les principes de flux tendus et de lean production représentent une poursuite, au début du XXIe siècle, de ce mode d’exploitation des ressources provocateur à l’égard des limites physiques de la biosphère. Le concept d’anthropocène devrait conduire à l’inversion de nos principales valeurs. Il impose de passer de l’étude du climat dans l’histoire à l’étude de l’histoire dans le climat. L’anthropocène matérialise la prédiction de Walter Benjamin selon laquelle « on doit s’attendre aux manifestations de déclin comme à quelque chose d’absolument stable, et au salut uniquement comme à quelque chose d’extraordinaire, qui touche presque au miraculeux et à l’incompréhensible. » (cite p. 56)

Pour Malm, l’essentiel consiste à démonter les rouages de l’économie fossile : la série de technologies énergétiques qui ont succédé à la vapeur – notamment de l’électricité et du moteur à combustion interne – ont été introduites au travers de décisions d’investisseurs, parfois avec le soutien de certains gouvernements, mais jamais suite à des délibérations démocratiques. Redonner la main au politique sur ce type de question devient, à l’ère de l’anthropocène, une question de survie collective. A défaut, les dangers les plus saillants de cette situation seront des risques de dérives en « fascisme écologique », ou « de haine de classe écologique », avec des populations nourrissant un ressentiment de plus en plus fort envers la minorité qui détient les rênes du pouvoir fossile, « le noyau dur du capital fossile ». (p. 204)

 

Publication : Jean-François Simonin, Août 2017.

Marcel Gauchet : le nouveau monde

Le nouveau monde. L’avènement de la démocratie ; IV, NRF Gallimard, 2017.

 

Il existe plusieurs bonnes raisons de lire ce tome IV de l’avènement de la démocratie de Marcel Gauchet dans l’optique d’une projection à horizon BH22. J’en retiendrai principalement une dans cette brève présentation : le décryptage, par Gauchet, de ce formidable paradoxe qui veut que la poursuite de l’autonomie du sujet aboutisse aujourd’hui à une société qui échappe à ses membres, à une démocratie qui semble se crisper autour de ses plus vieux démons, une humanité qui voit son destin lui échapper. Et plus précisément encore, je centrerai ce modeste résumé autour de ce constat décidemment surprenant qui veut que la quête des droits individuels parraisse finalement un projet suspect.

Ce volume analyse, comme les précédents ouvrages de Gauchet, les phases ultimes de la « sortie de la religion ». Jusqu’à très récemment notre monde restait soumis aux puissances venues d’en haut. Nous pensions être tirés par les projets et la construction d’un paradis sur terre, nous nous apercevons que nous restions hantés par la question des origines et du passé. La place hégémonique prise par l’économie mondialisée a masqué un temps cet état de fait, mais il ressort à présent au grand jour. Tandis que nos lointains ancêtres scrutaient nerveusement le passé pour y puiser leurs raisons d’être et de vivre ensemble autour de leur scrupuleux respect de la tradition, tandis que nos plus proches ancêtres -nos parents et nos grands-parents- se passionnaient pour le progrès technologique et toutes sortes de projets de transformations matérielles du monde, nous restons à présent collés à notre présent sans questions ni perspectives – sans angoisses mais aussi sans espoir. Le retrait du religieux « a laissé place au sentiment postmoderne d’un devenir en forme de chaos événementiel sans liens ni ligne. C’est sur sa base que s’était déployé le spectre des idéologies guidant l’action collective. Son effacement laisse une scène publique sans perspectives fédératrices et mobilisatrices. » (p. 388)

Face aux dérives nationalistes, aux aberrations écologiques et aux périls technoscientifiques contemporains nous restons comme interdits devant le constat d’un immense gâchis, d’une promesse non tenue.  « C’en est irrévocablement terminé de la promesse exaltante qui habitait, si confusément que ce soit, la conscience des acteurs du devenir, la promesse selon laquelle plus nous avançons dans l’histoire que nous faisons, mieux nous comprenons ce qui a été fait et mieux nous savons qui nous sommes. Ce qui s’étend devant nous, c’est une interminable succession de présents tous semblablement relatifs. «  (p. 409) On dirait que la conscience historique, devenant conscience d’elle-même, se rend simultanément critique à l’égard de ses propres ambitions initiales. « Bref, le sentiment du devenir et l’impératif de s’orienter en fonction de lui ont beau être plus vifs que jamais, ils tendent à concentrer l’attention sur une zone étroite où ne comptent guère, hors de l’intensité du présent, que le passé et l’avenir proches – le passé, afin de dégager la nouveauté du présent de sa gangue héritée, l’avenir, afin de vérifier l’efficacité de la liberté d’invention qui est l’âme du présent. » (p. 410)

Il faut comprendre comment les propositions néolibérales se sont d’abord imposées comme théories critiques – critique du rôle des États, critique des totalitarismes, critique de l’inflation. Elles étaient inspirées par le projet de pousser plus à fond l’idéal des Lumières qui consistait à poursuivre le programme d’autonomisation de chaque individu. Mais cet individu, contre toute attente, se retrouve à présent pris en sandwich entre ses rôles de salarié, consommateur, citoyen. Il ne se reconnait plus dans ce qui était censé le maintenir dans la société. Il y a eu subrepticement transformation du politique, de l’histoire et du droit – et l’individu occidental a basculé sans s’en apercevoir dans un registre au sein duquel il devient étranger à lui-même et aux autres. D’où « l’illusion, en la circonstance, d’une individualisation qui en vient à se retourner contre la socialisation qui lui prête ses assises ».  (p. 209) La recherche d’efficacité fait office de métaphysique mondialisée, les benchmarks deviennent la seule réalité objective qui vaille, les impératifs financiers font office de surmoi collectif, les objectifs individuels se matérialisent dans des routines d’asservissement collectif. Voici, écrit Gauchet, « les faits saillants de la situation actuelle : le retrait du politique, le désinvestissement de la projection dans l’avenir, la poussée des droits individuels… Il est vrai que la généralisation planétaire de ces produits typiques de la modernité que sont le calcul économique et l’invention technique emporte avec elle un prodigieux effet de sens, qu’elle crée un système cohérent d’apparences, qu’elle secrète, pour ainsi dire, sa propre lecture. » (p. 211)

Gauchet fait un zoom sur le statut des droits individuels dans l’organisation collective. La dissipation de la structuration des sociétés par la forme religieuse touche à la fois le politique et tout mode de déploiement de l’activité collective. Elle touche aussi les individus dans ce qu’ils ont de plus personnel. Pour le comprendre il faut revenir sur la façon dont les « droits naturels » sont devenus les « droits de l’homme » : par une alliance très conjoncturelle de l’histoire et du droit. Au début de l’histoire libérale, l’individu réel, celui qu’il s’agit d’aider à naître, c’est le propriétaire, l’être doté d’une existence indépendante, d’une capacité d’accumuler certains biens de subsistance. « Réduire le périmètre du pouvoir pour accroitre le territoire des droits personnels, dans un jeu à somme nulle où ce qui est gagné par l’un est perdu par l’autre et vice versa : telle était la perspective. » (p. 532) Mais c’est peine perdue : historiquement cette perspective s’est trouvée mise à mal, successivement par le machinisme, l’industrialisation, la financiarisation et à présent par la numérisation et la robotisation, qui confisquent à l’homme ses plus traditionnelles zones d’intimité avec lui-même. « Autant de phénomènes qui ont pour effet de mettre en crise l’idée libérale d’individu. Ils disqualifient la figure de cette autosuffisance ou de cette autarcie propriétaire que la société de l’histoire avait paru consacrer dans une phase antérieure. Ses développements obligent à réviser cette vue naïve. La vérité est que l’individu ne pèse pas lourd, réduit à ses seuls moyens. C’est l’organisation qui crée la force collective, et ce n’est que dans le cadre de l’organisation que l’individu peut donner sa mesure. Il est à réinsérer dans le collectif, car c’est à cette échelle que se joue son sort. » (p. 532)

Certes la consommation a représenté une transformation anthropologique de grande ampleur. Elle a changé les êtres jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, dans leur longévité, leur santé, et peut-être dans une certaine intensité vitale offerte à chacun dans les démocraties contemporaines, mais c’est au prix d’une destruction inattendue de l’existence collective. « Présentéisme et individualisme marchent ensemble. Hier, la figure de l’avenir mobilisait les acteurs en tant que constructeurs de la cité finale. Aujourd’hui, elle les réduit au rang de spectateurs du désordre producteur dont ils participent anonymement. «  (p. 404) A force de chercher à faire croître nos droits individuels nous avons éteint les lumières d’autrui et du monde, nous avons réduit notre capacité de projection à la petite zone qui entoure l’individu et le reste semble se perdre dans le non-sens. Comment la recherche de droits individuels a-t-elle pu se traduire par un raccourcissement des horizons collectifs ? C’est, écrit Gauchet, le monothéisme des droits de l’individu qui s’est installé en lieu et place de polythéisme des valeurs. Le retrait du religieux « a laissé place au sentiment postmoderne d’un devenir en forme de chaos événementiel sans liens ni ligne. C’est sur sa base que s’était déployé le spectre des idéologies guidant l’action collective. Son effacement laisse une scène publique sans perspectives fédératrices et mobilisatrices. » (p. 388). « Les trois grands scénarios idéologiques entre lesquels se répartissaient les choix politiques ont vu leur vraisemblance s’évanouir de conserve. L’espoir révolutionnaire s’est éteint en même temps que la foi réactionnaire ou la confiance dans le progrès. » (p. 387)

 

Notre idée de l’avenir était si obstinément focalisée sur l’invention technique et l’expansion économique qu’elle en a rendu aveugle le travail du devenir. Nos modes de fabrication de l’histoire se sont détournés de l’histoire que nous étions en train de faire. L’obéissance aveugle aux lois du marché a représenté l’immense avantage de nous contraindre à faire l’histoire sans avoir à y réfléchir. Il nous suffisait de dérouler les routines du libéralisme économique. Le tournant néolibéral du milieu du XXe siècle, après avoir donné l’illusion durant quelques décennies de se rapprocher encore de cet idéal, achoppe sur l’atomisation du monde. Et nul ne sait encore ce qu’engendreront, ensemble, individualisation et numérisation. L’ère de la connivence tacite entre progrès et développement technicoéconomique est bien terminée. Forme trompeuse de l’individualisation matérielle du domaine humain, le progrès tel que nous l’avons conçu jusqu’ici rend le monde humain étranger à lui-même et à ce qui l’entoure. Ce progrès a construit un tel niveau d’ignorance du sujet sur lui-même et son milieu de vie que nous pouvons – nous devons – compter sur un sursaut de la pensée pour retrouver tôt ou tard le sens de la liberté des devoirs qui devront lui être associés. L’enfermement dans notre présent consumériste n’est peut-être que provisoire. Notre situation n’est peut-être pas sans issue. Ce qui parait « acquis, c’est qu’elle réouvre, à une échelle jamais vue, la question de ce que l’humanité peut faire de son pouvoir de disposer d’elle-même »… et « … la structuration autonome n’est pas le dernier mot de l’autonomie. » (p. 209)

 

Publication : Jean-François Simonin, Mai 2017.

Anticiper pour défataliser l’avenir

Innovation et anticipation. Anticiper pour défataliser l’avenir

 

La technoscience contemporaine permet des actions d’un ordre tellement nouveau, crée des objets tellement inédits, qui impliquent des conséquences anthropologiques et ontologiques tellement bouleversantes qu’ils modifient radicalement la nature de l’avenir de l’humanité : certaines de ces nouveautés semblent élargir les potentialités humaines, d’autres semblent les réduire, tout cela sans que l’anticipation ou la volonté humaine n’y soient pour quoi que ce soit : ces innovations résultent de micro nouveautés qui, s’imbriquant et se démultipliant les unes les autres aboutissent à des reconfigurations irréversibles de l’environnement humain. A force d’études de marché, d’innovations technologiques, de stratégies marketing, de naissance de nouveaux besoins, de rapports de forces … les perspectives de l’humanité s’en trouvent bouleversées. Sloterdijk avait tenté d’aller au bout de cette logique dans son texte fameux Règles pour le parc humain. S’il est vrai que la destinée de la civilisation est d’aller de crise en crise vers l’accroissement des inégalités et du mal-être généralisé, vers la destruction de l’environnement, vers une dispersion de la puissance qui nous exposera tôt ou tard à une destruction de l’humanité, le mieux est peut-être de profiter des possibilités de reconfigurations actuellement envisageables de l’humain (biotechnologies, pharmacologie) pour tenter d’en téléguider l’évolution. Ne pas tenter cette chance, c’est peut-être risquer de passer à côté d’une opportunité historique d’éviter la catastrophe – estimée par ailleurs inévitable. Notre destinée serait alors d’aller au bout de nos capacités d’intervention sur l’humain et la planète, parce qu’en l’état actuel de son développement, la civilisation occidentale ne peut plus se contenter de rester sur ses rails actuels sans prendre ce type de risque. Parce que l’anthropocène nous montre que nous avons déjà dépassé des seuils de retournement dans les équilibres de la biosphère, et que les sédiments cumulés de nos activités anthropo-industrielles ne pourront s’évaporer ou se dissoudre sans laisser de traces « mortelles » pour notre avenir.

Mais le ressentiment contre la technique ne peut mener nulle part. Certaines communautés peuvent tout juste s’enfermer temporairement dans un imaginaire pré technique, mais cela ne parait pas durablement vivable. Nous ne pourrons certainement pas faire l’économie de repenser notre ontologie au contact de la machine d’un côté, et au contact d’un monde réanimé de l’autre. Une réflexion sur l’anticipation ne peut éviter de regarder dans ces directions où la dimension psycho historique de l’homme impose de sortir des dualismes cartésiens, de quitter les bases assurées du matérialisme et de l’idéalisme pour plonger dans cet entre-deux où une grande partie du monde environnant de l’homme est à présent fait de sa propre main, tandis qu’une autre partie, côté biosphère, ne se laissera jamais intégrer à ses calculs manipulatoires. Comme l’exprime Sloterdijk, il faut devenir technologue à l’époque contemporaine pour pouvoir être humaniste, mais « d’une technoculture qui veut être plus qu’une barbarie pragmatique à succès… si l’on parvenait à intégrer les machines intelligentes de l’avenir dans les relations semi-personnalistes et semi-animistes avec les humains, on n’aurait pas à redouter de voir l’homme lier amitié avec son robot. »[1]

Notre situation actuelle, avec ses constats hérités du passé et ses projets de transformation pour le futur, pose un redoutable problème à la recherche des conditions de possibilité de l’anticipation collective. Nous pressentons des changements si radicaux qu’on ne peut les inclure dans aucune prévision rationnelle. La sorte de pronostics dont nous aurions besoin risque d’être hors de portée de l’imagination, tout comme de l’intelligence prédictive au sens strict. Mais l’aptitude à affronter l’existence dans toutes ses dimensions, cosmique et humaine, est aujourd’hui la première des conditions requises pour un développement humain. L’homme ne peut passer à côté de ces dimensions au moment même où il en devient le principal initiateur. Nous devenons, dans des proportions inconnues jusqu’à présent, créateurs de nouveaux objets, cause de nouveaux effets collatéraux à nos actions, porteurs de nouvelles représentations et, sûrement, de nouvelles responsabilités. L’anticipation pourrait-elle retrouver son mot à dire dans ce contexte ? L’humanité pourrait-elle poursuivre sa route sans retrouver le moyen d’anticiper ? Savoir repérer au mieux, au plus vite, les impasses de civilisation, parvenir à identifier les risques de changements irréversibles, présenter ces constats dans un vocabulaire accessible à tous, dans une grammaire qui rendra possible une négociation planétaire le cas échéant, tel pourrait être l’objet d’une théorie de l’anticipation adaptée aux réalités du xxie siècle. De façon à parvenir à anticiper, dans des proportions inconnues jusqu’à présent. Pour contribuer à défataliser cet avenir à long terme décidément bien mal embarqué.

[1] Peter Sloterdijk, Essai d’intoxication volontaire, suivi de L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art, p. 271.

Publication : Jean-François Simonin, Mai 2017.

BH22 : anticiper pourquoi ?

Pourquoi anticiper devient plus nécessaire au XXIe siècle ?

Jusqu’à un passé récent, disons jusqu’à la fin du XXe siècle, il était inutile de chercher à faire des prévisions sur une très longue durée, par exemple à horizon 2050, ou 2100, ou encore 2500. Rien ne l’exigeait vraiment. Si un individu vivant au XVsiècle avait souhaité se représenter le monde de l’an 2000, c’eut été par pure envie de se distraire ; rien à son époque ne rendait nécessaire ce type d’exercice. Le monde était illimité, dans le temps et dans l’espace, c’était une affaire entendue. La nature des activités humaines n’avait aucune incidence sur le devenir de ce monde. L’homme était certes redevable de ses actes devant Dieu ou devant la société, mais pas devant le monde lui-même. Les lois de la nature étaient écrites en langage mathématique, mais cela n’impliquait aucune responsabilité humaine vis-à-vis de l’état du monde.

Ce principe d’une totale disponibilité de l’avenir à l’égard de l’homme est en train de s’estomper ; ce principe devient contre-productif dans le monde d’aujourd’hui, au début du XXIe siècle. Nos choix stratégiques actuels et toutes leurs implications, volontaires et involontaires, influent déjà profondément sur le futur à moyen et long terme, tant au travers des déchets radioactifs, de la création de nouveaux matériaux et de chimères, de la destruction d’espèces endémiques, du changement climatique, des pollutions de diverses natures. Il devient à présent clair que la pensée de court terme, qui est devenue le paradigme temporel commun à l’ensemble de la civilisation occidentale, ne présage rien de bon pour le XXIIe siècle, notamment au regard des enseignements de la mondialisation et de l’anthropocène. Les exigences d’anticipation qui en découlent sont gigantesques, quasi inimaginables.

Anticiper devient, pour la première fois dans l’histoire, une nécessité incontournable. Mais cette nécessité pose un problème de méthode. Car tout se passe comme si la civilisation occidentale ne disposait d’aucun moyen d’anticiper à la hauteur de son pouvoir d’agir.

Car ce qui frappe lorsque l’on fait l’effort d’envisager la trajectoire de l’humanité sur une longue durée, par exemple sur les millénaires passés et les siècles à venir, c’est l’emballement des échelles de grandeur, l’envolée soudaine, depuis environ deux siècles, de plusieurs paramètres de l’expérience humaine qui étaient restés stables durant des millénaires, et se sont brusquement orientés vers des développements exponentiels. Et nous craignons des explosions futures. Des explosions ou des effondrements. Incapables de trier les événements, nous assistons médusés à la déferlante des actualités : nous apprenons le lundi qu’il reste finalement 18 000 têtes nucléaires actives sur la surface du globe ; le mardi qu’il y a bien dissémination des OGM et des nanotechnologies dans les tissus vivants humains ; le mercredi que la biodiversité est entrée dans une phase accélérée de contraction appelée pour l’instant la sixième phase de disparition des espèces ; le jeudi que le climat ne pourra certainement pas se réchauffer de moins de 5 degrés d’ici 2100 ; le vendredi que la première puissance mondiale espionne ses partenaires occidentaux démocrates ; le samedi qu’un nouvel attentat terroriste témoigne de la disparition d’horizon terrestre vivable pour de nombreux candidats kamikazes, et le dimanche, clou du spectacle, que les États occidentaux, souvent de gauche, ont dû puiser dans les fonds publics pour aider massivement diverses associations de malfaiteurs, parmi les plus puissants acteurs mondiaux de l’économie financiarisée, pour mettre leurs richesses à l’abri des turbulences qu’ils ont eux-mêmes suscitées et que la crise de 2008 a mis à jour.

Et dans cette cacophonie nous sommes envahis d’injonctions contradictoires. D’où l’idée du concept BH22. BH22 représente alors une façon d’opérer, momentanément, un tri dans le kaléidoscope de l’avenir. « Consomme toujours davantage, la croissance en dépend » ; « Attention à ton empreinte écologique, ton niveau de consommation est insoutenable au niveau mondial » ; « Participe à l’effort national de compétitivité, sinon notre prospérité, et à terme notre indépendance, en pâtira » ; « As-tu compris à quel point nous avons franchi des seuils irréversibles, qui mettent en péril la poursuite de l’aventure humaine ? » « Aie confiance dans les forces du progrès, elles ont fait leurs preuves depuis longtemps » ; « De toute façon, There Is No Alternative » ; « Les grandes entreprises, les grandes banques, y compris celles qui sont malfaitrices ? Too big to fail ». Avec BH22 il s’agit d’instaurer une sorte de transcendance artificielle imposant la convergence des regards croisés sur le long terme.

Publication : Jean-François Simonin, Mai 2017.

BH22 : anticiper comment ?

BH22 : Anticiper comment ? Le choix d’une projection à l’horizon du siècle prochain

 

BH22 est l’acteur principal d’une vaste enquête autour d’une seule et même question : la question de l’évaluation des conditions à réunir pour garantir l’accès de l’humanité présente à une humanité future sur le long terme. Dans un monde au sein duquel les dangers d’explosion ou d’effondrement sont tels qu’ils remettent fortement en cause la possibilité de la poursuite de l’aventure humaine sur la Terre, ce site cherche à faire le point sur les priorités et valeurs susceptibles de sécuriser cet avenir.

Il s’agit donc d’abord d’identifier les principaux enjeux de notre civilisation, les enjeux d’origine anthropique, c’est-à-dire principalement les enjeux technoscientifiques, économiques, écologiques et anthropologiques, et d’imaginer les risques et opportunités liés à ces enjeux, sur le long terme. Cependant les questions stratégiques contemporaines comportent une certaine charge de désespoir à leur propre sujet (nucléaire, énergie, génétique, numérique…), et appellent des réponses dont la nature n’est pas claire – mélange de sentiment d’urgence, d’impasse irréversible, de retournement souhaitable, de révolution salvatrice – réponses qui ne correspondent pas forcément à un besoin d’accumulation d’informations ou de faits nouveaux, mais plutôt à une remise en ordre des perceptions, des réalités et des perspectives réelles, d’un ré-enchâssement des routines stratégiques dans la chronologie des durées humaines. Et le constat selon lequel l’avenir pose problème est trop général pour faire l’objet d’une réflexion rigoureuse. D’où l’idée de choisir ce point focal dans l’avenir, le début du siècle prochain : on s’efforcera ici de mesurer les implications de nos différentes stratégies en fonction des impacts que ces stratégies peuvent avoir sur l’état de la Biosphère et de l’Humanité à l’horizon du siècle prochain. Et par souci de lisibilité je dénommerai « BH22 » cet objectif et cet horizon. S’interroger en 2017 sur les menaces et opportunités d’une orientation stratégique à « horizon BH22 » consistera donc à s’interroger sur les implications de cette stratégie pour l’état de la biosphère et de l’humanité aux alentours de 2117.

Mais BH22 est davantage qu’un simple outil de focalisation sur un horizon fixe. C’est aussi un concept élaboré pour bousculer les temporalités politiques et financières contemporaines, pour percuter la tyrannie du présent, pour détruire les frontières entre certaines disciplines scientifiques ou secteurs d’activité économique, pour forcer à une lecture renouvelée des risques et opportunités liés à nos orientations stratégiques. Il ne s’agit pas de sacrifier le présent au futur, mais d’identifier ce qui, dans le présent, confisque le futur de tous. De nombreuses réflexions et initiatives sont déjà orientées en ce sens, nous y reviendrons, souvent pour nous en inspirer. La particularité de la présente enquête sera de rechercher ce qui pourrait conduire les principaux acteurs de la mondialisation à infléchir leurs stratégies jusqu’à les rendre compatibles avec l’idée d’un monde vivable pour l’humanité dans son ensemble, sur le long terme. Car il n’y a pas de plan B à ce niveau de questionnement, pas de plan B pour la biosphère, pas de plan B pour l’humanité. Il peut, en revanche, y avoir une économie B, une culture B, y compris si celles-ci doivent rompre avec certains de leurs dogmes les plus rigides. L’idée est ici de s’interroger sur le potentiel de reconfiguration de nos stratégies au moyen d’une réflexion systématiquement orientée vers la longue durée. De comprendre les raisons profondes qui ont pu conduire une civilisation aussi puissante et performante que la nôtre à laisser dériver son futur au hasard de ses innovations technoscientifiques, et industrialiser et commercialiser ces innovations selon les seules logiques de marché et de recherche de profit. Pendant que nous exploitons des systèmes de long terme comme les ressources fossiles ou les forêts, nos principes d’évaluation et notre horizon de temps restent façonnés pour les optimisations de court terme.

Autrement dit, il s’agit avec BH22 de trouver la force de surplomber le préjugé présentiste qui corsette la pensée contemporaine. A horizon BH22 on peut espérer retrouver la puissance des idées. On peut espérer se dégager de la tyrannie des évènements, de la gestion du présent et peut-être retrouver la puissance de transformation du monde de certains idéaux oubliés, au moins en Occident. Il s’agit aussi de précipiter l’utopie d’un monde possible à cette échéance, de convoquer toutes les stratégies transformatrices, leur demander en quoi elles préparent cet horizon, quelles sont leurs analyses de risques quant aux implications de leurs stratégies sur le long terme, d’expliciter l’ensemble des externalités positives et négatives liées à leurs projets. Il faut cesser d’attendre du marché qu’il fasse, seul, ce travail d’évaluation de ce qui est bon et ce qui ne l’est pas pour l’ensemble de l’humanité. Il faut trouver le moyen de remettre le jugement public à la manœuvre. Dans ce contexte l’horizon BH22 ne représente qu’un horizon parmi d’autres. Sa principale vertu est de focaliser brutalement les attentions sur un avenir lointain et global – deux caractéristiques dont les visions stratégiques des acteurs contemporains de la mondialisation sont dépourvues.

Le concept BH22 est-il optimiste, est-il pessimiste ? Il vise surtout à nous extraire du sentiment d’asphyxie qui imprègne les questions stratégiques les plus cruciales pour l’avenir de l’humanité. Il se veut plutôt distant du pessimisme ambiant, c’est vrai, car à quoi bon réfléchir juste avant la fin du monde ? Disons qu’il veut substituer interrogation et inquiétude à l’indifférence et à l’aveuglement qui accompagnent nos plus grandes décisions stratégiques. Il faut penser au-delà de l’optimisme et du pessimisme, il faut penser les problèmes à venir dans toute leur amplitude, avec la ferme intention de les affronter avec méthode et détermination. Le concept BH22 veut transformer la question de la longue durée, question résiduelle dans la pensée néolibérale, en question stratégique, c’est-à-dire impliquant directement la responsabilité humaine et politique à l’ère de la mondialisation et de l’anthropocène. Il s’agit de modifier le point de vue à partir duquel la question de l’avenir constitue un problème. Il faut cesser de considérer l’avenir comme un stock, dans lequel l’humanité présente pourrait puiser sans compter, et le reconsidérer comme un flux, en grande partie déterminé par les orientations stratégiques des principaux acteurs de la mondialisation.  Il faut refaire de l’avenir le point d’arrivée, et non le point de départ, de la réflexion stratégique. Peut-être ce regard décalé permettra-t-il de mieux distinguer quels sont les vrais problèmes dans l’enchevêtrement confus des faits et de leurs motivations profondes, et d’isoler quelques germes en vue de la résolution de ces problèmes. BH22 veut opérer une brèche dans la façon de considérer l’avenir, pour libérer et transformer le regard. Sachant que toute perspective de longue durée est fondamentalement subversive pour une société néolibérale rivée, nous le verrons, dans la grande majorité des activités humaines, celles qui participent le plus directement à la configuration du monde de demain, à l’accroissement de la valeur des actifs financiers sur le court et moyen terme. La perspective de longue durée est le point de vue le plus subversif qui soit pour la pensée néolibérale. Consommer, gratuitement, dès aujourd’hui, les vivres des temps à venir, et envisager de modifier la réalité humaine et naturelle pour en maximiser l’exploitation au présent – voilà sur quoi reposent les orientations stratégiques les plus problématiques à horizon BH22. Raisonner à long terme sera donc profondément dérangeant pour la pensée économique actuelle.

Publication : Jean-François Simonin, Mai 2017.

Pierre Musso : la religion industrielle

La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise.

Fayard, avril 2017.

 

La réflexion de Pierre Musso est centrée autour de la fameuse intuition de Paul Valéry selon laquelle « la structure fiduciaire qu’exige tout l’édifice de la civilisation… est œuvre de l’esprit ». Et il est vrai qu’avec une pareille entame, Musso s’oblige à scruter large et profond. Du coup, son essai renouvelle avec force la genèse de la question industrielle, notamment en lien avec ses racines spirituelles.

Musso questionne puissamment le « socle industrialiste » de l’Occident, et creuse en dessous des pierres posées sur ce terrain par Max Weber. Il faut, écrit-il, remonter nettement avant la formation de « l’éthique protestante » pour saisir en quoi l’industrie pourrait être œuvre de l’esprit. Il faut remonter au mystère de l’Incarnation. Au mystère, au mythe, au mensonge, ou à l’illusion d’Incarnation, peu importe. Mais il faut remonter au dogme du « Verbe qui se fait chair » pour comprendre « la puissance de la structure fiduciaire qui soutient l’Occident depuis des siècles. » (p. 12)

Le terme Industrie serait apparu en France vers 1370 sous la plume d’Oresme. « L‘industrie signifie le passage du pouvoir spirituel – la Foi céleste – vers le pouvoir incarné et agissant sur terre, sur la Nature et dans la Cité : à la fois mystère de l’Incarnation et la rationalisation-transformation du monde. » (p. 31). Non seulement l’industrie a pris la place de la religion, écrit Musso, mais elle représente la structure fiduciaire qui maintient l’édifice occidental en état de fonctionnement, y compris à l’ère de la mondialisation. A l’annonce d’une troisième ou quatrième révolution industrielle, au début du XXIe siècle, parfois en contraste avec certaines hypothèses de désindustrialisation, ce questionnement est particulièrement stimulant.

Sur la filiation Incarnation-Industrialisation

Musso reprend l’idée de Pierre Legendre, souvent cité, pour qui « le système industriel promu par l’Occident rivalise avec le grand rêve religieux. » « La religion industrielle s’est formée dans le sein chrétien d’Occident comme la combinaison d’une foi dans un grand mystère, celui de l’Incarnation, et d’une rationalité de l’efficacité fonctionnelle et pratique. L’Incarnation est l’objet du sacré et de la rationalité, l’objet de la mesure. » (p. 45) En fait l’industrie « incarne » des idées dans ses projets et ses produits. C’est la puissance d’une croyance fondatrice, à savoir l’Incarnation, mystère nodal du christianisme devenu un mythe qui procure à la religion industrialiste sa rationalité pratique, technicienne et utilitariste.

La techno-science-économie se présente selon Musso comme le versant rationnel de la religion industrielle, tandis que l’Incarnation opère sur son versant mystico-mythique ; une Incarnation qui circule du Christ à la Nature, puis à l’Humanité. Et depuis le XIXe siècle, le projet de l’Occident consiste à faire émerger un paradis sur terre. Musso parle d’une religion devenue horizontale, parce que terrestre et rationnelle, orientée par l’idée du Progrès et guidée par la promesse d’un bien-être à venir, sur une Terre devenue le nouveau théâtre de l’Incarnation. Contrairement aux idées reçues, explique Musso, l’Incarnation reste actuellement un grand récit très mobilisateur. Même s’il opère de façon souvent invisible, dans les coulisses des récits politiques ou économiques qui occupent le devant de la scène, il s’agit toujours pour le Verbe de se faire chair. De toute façon, les religions ne disparaissent jamais, elles ne font que modifier leurs objets ou leurs vecteurs. « Pour le dire de façon triviale, le moteur de l’industrie, c’est moins le régulateur à boules du moteur à vapeur de Watt, comme le répètent les récits de l’histoire de l’industrialisation, que la double hélice invisible de l’Incarnation et de la rationalité technicienne caractérisant l’industrialisation. «  (p. 62)

Naissance et déploiement de l’ère industrielle

Tout part d’un scénario fondateur élaboré vers l’an 1100, naissance de la religion industrialiste. Son architecture imaginaire, depuis cette date, est fixe. L’industrie était un fait à accomplir, avant de devenir un fait accompli, vers le milieu du XIXe siècle. L’Occident est la civilisation de l’Incarnation et cette Incarnation serait donc, selon le mot de J. Berman, le « bing bang originel » qui insuffle à l’industrialisation sa dynamique généralisée. Mystère d’autant plus puissant qu’il est difficile à admettre. Mais le fait est que la religion industrielle « ne tient qu’adossée au mystère de l’Incarnation ». Elle est « croyance irrationnelle, déraisonnable et illimitée dans la rationalité. » D’où la crainte que nous pouvons avoir à l’égard de sa puissance destructrice. Tout occupée à maximiser les incarnations du logos dans la chair du monde, elle serait potentiellement capable de passer la Nature entière à la moulinette de cette vocation industrialiste car, comme l’a dit Hegel voici près de deux siècles, « la Nature occupe un rang inférieur à l’Histoire » depuis que l’incarnation est devenu « le gong autour duquel tourne l’histoire du monde. » « La croyance dans l’Incarnation est l’élément clé de la foi industrialiste… L’incarnation du Verbe dans la chair est le référent de l’in-dustria, projection du souffle intérieur par l’action créatrice humaine, reproduisant la création divine. » (p. 71)

 

Depuis son origine l’Occident n’aurait connu que trois formes d’incarnation dans ses grands Corps successifs : Dieu, la Nature et l’Humanité. Trois étapes de la métamorphose du mystère de l’Incarnation dans un grand Corps, toujours plus abstrait. « A chacun est associé un récit, celui de la transsubstantion de l’Eucharistie, celui de la transformation de la Nature par la science et, enfin, celui de la transmutation de l’Humanité dans l’Histoire…. Ces trois transformations constituent la généalogie de la religion industrielle fondée sur le mouvement, le passage et le changement. » (p.79) Le point de vue de Weber est ici relégué au statut d’épiphénomène par rapport au profond mouvement de l’Incarnation qui, dit Musso en reprenant une expression de Marcel Gauchet, représente la véritable « optimisation active de la sphère terrestre. » Cette interprétation donne à comprendre comment l’entreprise industrielle procède de la croyance que Dieu a donné la terre à l’Homme en vue d’une exploitation à son seul profit. Les tendances écocidaires du monde industriel sont ainsi plus aisées à comprendre : le scénario fondateur de la religion industrielle selon Musso suppose l’action de l’homme sur une Nature détachée de la Création.

La religion industrielle contemporaine est l’aboutissement d’un double processus de rationalisation croissante et d’incarnations successives. Musso distingue trois grandes étapes, ou « bifurcations », de ces mutations successives : la première est contemporaine de la Réforme grégorienne ; elle instaure une première révolution industrielle qui s’institutionnalise dans les monastères. La seconde est positionnée entre 1600 et 1750, à la naissance de la science moderne ; elle donne naissance à la Manufacture dont les principales origines sont celles des Lumières écossaises ; et la troisième bifurcation, vers 1800-1950, représente le passage à la croyance d’une religion industrielle comme foi dans le progrès d’ordre technoscientifique : nous entrons là dans l’ère de la grande industrie sur fond de positivisme industriel, rationalisation machiniste, puis plus tard élaboration du corpus managérial et, enfin, sa rencontre avec la cybernétique.

 

Alors, qu’advient-il à horizon BH22 ? Coucher de soleil industrialiste ou renouveau du mythe de l’incarnation au travers des technologies de la convergence NBIC ou du deep learning ? Musso ne va pas, malheureusement, sur ces terrains. Pas un mot sur la numérisation, le big-data, l’intelligence artificielle, la financiarisation de l’économie. Pas un mot sur la mondialisation, le creusement des inégalités, l’entrée dans l’ère de l’anthropocène, autant de sujets qui seraient pourtant en lien direct la question de la « structure fiduciaire » de la civilisation contemporaine, et/ou celle des marchés financiers. Mais si La religion industrielle de Musso ne répond pas à ces questions, elle nous procure quelques outils solides pour y réfléchir par nous-même, et c’est déjà beaucoup.

 

Publication : Jean-François Simonin, juillet 2017.

 

Pascal Picq : qui va prendre le pouvoir ?

Qui va prendre le pouvoir ? Les grands singes, les hommes politiques ou les robots, Odile Jacob, 2017.

 

Pourquoi ce nouveau livre sur le tsunami numérique actuel et ses implications ? Parce que le numérique bouleverse ce nouveau monde dont nous sommes les acteurs et producteurs semi inconscients d’une façon telle que l’éducation, la formation et le travail ne représentent peut-être plus la meilleure porte d’entrée dans la vie quotidienne au XXIe siècle. Et parce qu’un retour sur certains fondamentaux de l’évolution des espèces peut s’avérer utile. «Le tsunami numérique, l’intelligence artificielle et des robots de plus en plus auto-apprenants façonnent une nouvelle écologie aux intelligences multiples » (p. 239) et dans ce contexte il peut être intéressant de comprendre comment l’évolution semble avoir répondu par anticipation à certains de nos dilemmes civilisationnels.

Pascal Picq revient sur quelques questions d’éthique, celles qui concernent la relation entre les humains et les machines, celles notamment qui sont au cœur des recherches sur la robotique, les drones, les voitures sans chauffeur. « … ces promesses fondées sur la fin de la pénibilité préparent l’invasion des machines qui, non seulement, se substituent de plus en plus aux métiers de la production et des services, mais sont déjà devenues incontournables dans les professions utilisant la recherche et le traitement de données… Les robots et l’intelligence artificielle, le numérique, remplacent de plus en plus la main d’œuvre et, ce que n’avaient pas vu les utopistes, le cerveau d’œuvre ». (p. 270). Picq refuse d’entériner l’émergence d’un « autre monde, crépusculaire pour les grands signes, mais accueillant pour les robots sur une planète numérique où se posent de plus en plus vivement les questions de la liberté, de la vie privée, du travail et des revenus alors même que nous sommes complétement dépourvus de modèle de société. » (p. 281)

Un peu moins d’IA (Intelligence Artificielle), un peu plus d’IA (Intelligence Animale) pour davantage d’IA (Intelligence Augmentée), cette dernière devant nous aider à vivre avec nos nouvelles potentialités numériques pour assurer un futur meilleur à l’humanité – telle est la recette de Picq pour nous comporter au mieux dans « l’espace digital darwinien » qui vient. Il est vrai qu’à horizon BH22, les grands singes auront disparu et, à n’en pas douter, l’IA aura pris une grande place dans notre quotidien. Serons-nous toujours maitres à bord ? Certainement pas, explique Picq, et ceci pour une raison déjà identifiée par Pierre Boulle, l’auteur de la célèbre nouvelle de La planète des singes. Aucune catastrophe dans la nouvelle de Boulle, estime Picq, n’explique la prise de pouvoir par les singes : l’humanité est tout simplement devenue lentement décadente à partir du moment où elle a abandonné la maitrise de ce que l’homme avait appris à faire depuis deux millions d’années. C’est en tout cas la relecture que fait Picq de ce qu’il nomme « le syndrome de la Planète des signes ». Une humanité devenue passive, dit-il, dépendante des machines et des grands singes, sombrant dans la paresse physique et intellectuelle et passant insensiblement du statut d’Homo sapiens au statut de vulgaire consommateur de ce que ses propres machines « intelligentes » lui servent à manger, à travailler et à penser. Nous sommes déjà des millions à ne plus lire, ni marcher, ni réfléchir. Nous serons bientôt des milliards à ne plus savoir faire autre chose que répondre à des flux de messages futiles sur les réseaux sociaux et aux stimuli des annonces commerciales qui les accompagnent. Une paresse cérébrale s’empare de nous. « Il est fort probable que les causes mêmes de la déchéance de l’humanité ne proviendront pas des grands singes ou des robots – si les premiers disparaissent dramatiquement vite, les autres arrivent à toute vitesse -, mais de notre soumission à la passivité musculaire et neuronale. » (p. 245)

Raison de plus, explique Picq, pour observer comment se comportent les grands signes. En effet, on dirait que toutes les principales espèces de grands singes se sont déjà coltinées nos questions existentielles contemporaines. Picq montre comment le macaque rhésus expérimente les formes de domination et de gouvernance les plus contemporaines ; comment l’orang-outang nous conduit aux racines de la pensée sociale et solidaire ; comment le hurleur brun affronte la question des migrations ; comment le capucin fait ses calculs économiques ; comment le gorille habille ses stratégies les plus contestables d’une aura de fidélité et de droiture ; comment les babouins hamadryas se font flamboyants et séducteurs en politique ; et comment d’autres espèces encore expérimentent certaines des stratégies typiquement humaines que nous déployons dans les rayons des grandes surfaces commerciales, dans les strates de la vie professionnelle, ou dans les salles des marchés financiers.

Picq rappelle en passant la concomitance entre la découverte de l’évolution des espèces et l’idée de révolution industrielle ainsi que, plus anecdotique mais central pour le propos de l’ouvrage, la découverte de la diversité des singes. Mais il est surtout très fâché que l’on dépense autant d’énergie dès à présent à s’interroger sur les droits des robots alors que l’on n’a toujours pas statué valablement sur les droits des animaux – sur les droits du vivant en général, devrait-on préciser. Est-il admissible que les droits des robots soient déjà aussi élaborés, tandis que les animaux attendent toujours les leurs ? Là réside, selon lui, une inclination potentiellement suicidaire pour l’avenir du vivant. Réfléchir prioritairement aux droits universels de robots qui, pour l’heure, ne disposent d’aucune sensibilité ni conscience digne de ce nom, c’est leur préparer la voie royale pour une prise de pouvoir sur la nature et, par ricochet, sur l’homme. C’est pousser jusque dans leurs implications les plus manifestement écocidaires et génocidaires les stratégies d’une civilisation qui considère ses propres productions comme supérieures aux fondements naturels qui permettent l’émergence de ces mêmes productions.

« Comment apprendre à vivre avec ces nouvelles intelligences artificielles pour assurer un futur meilleur à l’humanité ? » Peut-être, donc, en comprenant mieux comment fonctionne le vivant, notamment les espèces évoluées, et en veillant à préserver leurs droits qui doivent rester prioritaires par rapport aux créations humaines et industrielles, fussent-elles numériques.

 

Publication : Jean-François Simonin, juillet 2017.

Anticipation impossible, anticipation indispensable au XXIe siècle

Pourquoi anticiper relève d’une exigence nouvelle au XXIe siècle

 

Nous ne disposons d’aucune sagesse mondiale alors que nous disposons à présent de nombreux moyens d’action d’envergure mondiale. Il découle de ce décalage toute une série d’inadéquations entre les intentions et les réalisations, entre les moyens et les fins, entre le possible et le souhaitable, entre le court et le long terme. D’où l’impression d’un monde dont les multiples acteurs déploient des stratégies incohérentes, subissent des injonctions contradictoires et, dans ces tensions, sont amenés à prendre des options dangereuses pour les autres tant ils ne visent le plus souvent qu’à promouvoir leurs intérêts propres. Les principaux acteurs de notre civilisation technico-économique sont dépourvus de repères et d’outils susceptibles de les aider dans leurs orientations stratégiques concrètes, tandis que les peuples sont dépourvus d’autres moyens que de faire valoir leurs intérêts durables au travers des faibles leviers de court terme que leur confère leur statut d’électeur, de consommateur, de client/fournisseur, d’actionnaire ou de salarié. Notre confiance dans l’action humaine s’étiole, le caractère irréversible de nombre de nos actions apparaît soudainement, nous devenons clairement dubitatifs quant aux implications du génie créatif humain, nous pressentons le besoin d’une capacité d’anticipation d’un genre nouveau.

Tout ce passe comme s’il existait un bug dans l’algorithme de la civilisation occidentale. Ce qui fait aujourd’hui de ce bug le souci N° 1 pour l’avenir de l’humanité, c’est le formidable saut effectué par l’humanité dans son rayon d’action au cours des dernières générations. Science, technologie, économie et mondialisation ont modifié la donne dans les équilibres planétaires, mais nous n’avons aucune maîtrise des conséquences de ces évolutions. Le monde entier en a d’abord pris conscience avec l’utilisation de l’arme atomique au milieu du xxe siècle, puis nous avions fini par nous habituer aux dangers véhiculés par la mise au point de cette technologie – par ailleurs utile en matière de production d’énergie. Nous commençons à percevoir une autre manifestation de l’envergure prise par les actions humaines avec le problème du réchauffement climatique. D’autres enjeux du même ordre apparaissent dans la foulée du développement de la civilisation, comme l’accroissement démographique, le vieillissement de la population mondiale, les perspectives de manque de ressources naturelles, la croissance des inégalités, la perspective de mutation génétique du vivant, ainsi que d’autres enjeux de cette nature.

Si notre incapacité à anticiper collectivement représente bien le souci majeur pour l’avenir de l’humanité, la tentative de comprendre cet état de fait et d’en identifier les causes représentera alors un enjeu prioritaire. Il est toutefois nécessaire d’expliciter d’emblée quelques-uns des partis pris ou postulats) destinés à cadrer les contours dans l’optique de l’enquête BH22 : parti pris de considérer qu’il n’est pas encore interdit d’envisager un changement de direction ; parti pris de considérer qu’il n’existe aucun démon à la manœuvre et notamment pas de démon qui viserait explicitement à l’extinction de l’humanité ; parti pris de considérer que les orientations suicidaires vers lesquelles se dirigent les sociétés occidentales ne proviennent pas d’un excès de rationalité, mais au contraire d’un défaut de rationalité au sens bien compris du terme, c’est-à-dire incluant la prise en compte du long terme pour la biosphère et l’humanité ; parti pris de considérer que l’orientation de la civilisation dans son ensemble, avec ses sept milliards d’individus au début du xxie siècle et ses innombrables processus politiques, industriels, culturels enchevêtrés est une question trop monumentale pour pouvoir être travaillée d’un seul bloc, comme pourrait le faire un Dieu, mais que cette orientation globale est le produit d’un certain nombre d’enjeux sur lesquels il n’est pas inimaginable d’envisager des normes de comportement qui éviteraient des impasses stratégiques irréversibles pour l’humanité ; parti pris de considérer que ces normes auraient prioritairement à s’imposer aux principaux acteurs de la civilisation présente, les big players, individus ou collectifs, qui configurent au travers de leurs œuvres technoscientifiques, économiques et politiques le futur de pans entiers de la civilisation ; parti pris d’imaginer que même pour ces big players la question de l’avenir à long terme devrait représenter un souci majeur, ne serait-ce que pour la poursuite et le perfectionnement de leurs propres activités, même si ce n’est pas actuellement le cas en raison de la faiblesse du poids du futur dans les processus de prise de décision, notamment dans les sphères politiques et économiques – la question du temps, et donc de l’avenir, n’ayant jamais existé dans la pensée scientifique. En d’autre termes il s’agit de parier sur l’idée qu’il est encore temps d’éviter des sorties de routes définitives pour la civilisation avant le XXIIe siècle. Tout cela est clairement utopique, mais d’un utopisme que j’espère réaliste. C’est en tout cas la toile de fond sur laquelle se déroulera la présente réflexion sur les capacités d’anticipation de nos sociétés technicoéconomiques libérales.

Publication : Jean-François Simonin, décembre 2012.

 

Le monde en 2030 vu par la CIA

Le monde en 2030 vu par la CIA

Depuis le début des années 2000, tout nouveau Président des États-Unis inaugure son mandat par l’édition d’un vaste rapport de prospective : Global Trends. Ce rapport est préparé par la NIC[1], l’agence de R&D de la CIA qui observe avec méthode toutes les tendances lourdes et signaux faibles à l’échelle du monde. Tous les quatre ans elle fait connaître son diagnostic, d’abord dans les antichambres du pouvoir, ensuite vers le public. Il s’agit de faire connaitre le nouveau cadrage conceptuel de l’agence et d’aider les décideurs économiques et politiques à préparer l’avenir, à coordonner leurs initiatives dans le sens des Globals Trends « officielles ».

La dernière édition de ce rapport, Le monde en 2030 vu par la CIA[2], est particulièrement intéressante. Elle identifie quatre grandes tendances de développement du monde : émancipation des individus, dispersion de la puissance, évolutions démographiques, tensions autour des ressources naturelles. Sur cette base elle envisage six « catalyseurs du changement » : économie mondiale sujette aux crises, vacance de la gouvernance, accroissement des risques de conflits, élargissement des champs d’instabilité, rôle moteur des évolutions technologiques, et rôle des États-Unis à l’avenir. Pour enfin déboucher sur quatre scénarios pour 2030 : un scénario pessimiste, « quand les moteurs calent » ; un scénario optimiste, « Fusion » ; un scénario d’accroissement des écarts et des inégalités (revenus, ressources…) et enfin un scénario de prolifération d’acteurs privés influents, « un monde non étatique ». Derrière ces chapitres le rapport établit d’importants constats et pose nombre de questions : nous serons plus âgés en 2030, plus nombreux et nous manquerons de ressources. Nous serons plus riches mais plus vulnérables. Un individu seul aura la capacité de détruire la planète, et ceci de plusieurs façons. La part des pays occidentaux dans l’économie mondiale va être divisée par deux. La moitié de la population mondiale manquera d’eau potable. Ce rapport pointe, derrière les angoisses classiques de la puissance américaine (ses rapports avec la Chine, l’Iran, l’énergie, les gaz de schiste, les réseaux sociaux, le pouvoir des technologies, l’avenir du libéralisme…), un nombre conséquent de questions clés pour l’avenir de la civilisation occidentale et de l’humanité toute entière à horizon BH22.

Etranges réflexions, en première analyse, de la part d’une agence de renseignements qui poursuit Wikileaks et espionne la terre entière, mais offre au monde sa vision du futur. D’autant plus étrange qu’il ne s’agit pas d’envisager réellement le futur : l’inconnu et l’improbable sont d’emblée rangés dans un chapitre spécial intitulé « les Cygnes Noirs ». Le rapport ne cherche même pas à en faire un véritable sujet de réflexion. Il accepte dès le départ l’idée d’un trou noir de la pensée stratégique. Pas un mot sur l’évolution des mentalités, les aspirations de ces 8,4 milliards d’individus en 2030, sur le besoin de nouveaux modèles sociaux ou économiques. Le rapport pointe les impasses stratégiques des logiques actuellement à l’œuvre mais ne propose que l’accélération, dans les mêmes directions, pour éviter les obstacles.

Dans sa courte et percutante préface à l’édition du rapport de 2013, Flore Vasseur apporte un point de vue complémentaire quant à la vocation de ce type d’analyse. Depuis la première édition de ce rapport en 1999, dit-elle, la CIA cherche sa raison d’être dans un monde débarrassé de la menace soviétique. La CIA s’interroge : « à quoi sert-elle ? Comment éviter un nouveau Pearl Harbor ? Elle est le fruit d’une Amérique qui doute et tente de poser les bonnes questions. Un effort louable pour s’ouvrir au monde et mieux le comprendre.[3]». « Le monde en 2030 pose tous les quatre ans la doxa de la politique américaine. » Mais l’intention est « d’engager un dialogue sur le futur avec des experts non gouvernementaux », les États-Unis s’interrogeant sur l’avenir de la position américaine dans un monde en pleine recomposition. Jusqu’où se poursuivra leur déclin ? C’est cette question qui selon F. Vasseur hante Le monde en 2030 selon la CIA.

En matière de prévisions, les bonnes nouvelles sont de mauvaises augures : en 2030, l’avènement d’une classe moyenne mondiale (et donc de l’éradication de la grande pauvreté) va accélérer la dégradation de l’environnement et créer d’explosifs problèmes d’accès à l’eau. Le vieillissement de la population s’accompagnera d’un abaissement du niveau de vie. Le gaz de schiste garantira aux États-Unis l’indépendance énergétique mais conduira les pays pétroliers à la ruine et le climat à sa perte. Au niveau mondial, la distribution du pouvoir politique posera les bases d’un monde plus ouvert (le Nigeria, la Colombie, l’Indonésie sont les petits frères des BRICS) mais ingérable. La technologie apportera des solutions inédites, des ruptures, permettant de gagner des points supplémentaires de productivité. Nous serons tous beaucoup plus capables, physiquement résistants, efficaces. Les terroristes aussi.

Le xxie siècle pourrait effectivement être celui de tous les désastres technologiques, biologiques, écologiques, anthropologiques. Vasseur rappelle que nombre de grandes civilisations se sont écroulées en une décennie : les Incas en 1530, la dynastie Ming au xviie siècle, la monarchie française en 1789, l’empire ottoman en 1922. Elle voit le rapport de la CIA, qui a saisi « le sens de l’histoire, mais pas son rythme », comme une tentative désespérée d’éviter le suicide environnemental, financier et spirituel de l’Occident, suicide que l’agence semble pressentir sans en dire un seul mot. Pour l’éviter la CIA propose à tous les puissants de ce monde d’entrer dans ses schémas d’appréhension du futur, pensant sans doute qu’une solide cohérence mondiale autour de ses propres objectifs la disculperait en partie des dommages infligés au monde par la stratégie techno-libérale qu’elle promeut.

Ce rapport pose de nombreuses questions cruciales pour l’avenir de l’humanité. Car dans le fond il ne parle pas spécialement des difficultés des États-Unis dans leur volonté d’asseoir leur emprise sur le monde ; il parle surtout des limites de la civilisation occidentale et de ses impasses stratégiques majeures. C’est bien en cela qu’il nous intéresse pour l’enquête BH22. Ce rapport est pertinent, riche, visionnaire, il pointe une somme considérable de dangers qui devraient, dans le meilleur des mondes, faire l’objet d’anticipations ; il ouvre un immense chantier, pose énormément de questions cruciales. En premier lieu la question de comprendre par quel mystère nous restons sans réponse vis-à-vis de ces immenses enjeux qui concernent si manifestement l’avenir de l’humanité toute entière.

 

[1] NIC : National Intelligence Council : cellule de veille et d’intelligence économique de la CIA.

[2] Le monde en 2030 vu par la CIA, traduction intégrale du rapport Global Trends 2030 : alternative Worlds, Editions des Equateurs, 2013, préface de Flore Vasseur.

[3] Flore Vasseur, préface à l’édition française de « Le monde en 2030 vu par la CIA », op. cit.

Publication : Jean-François Simonin, septembre 2013.