Innovation, progrès et questionnements

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Innovation, progrès, lampe à huile et numérique

Le progrès, c’est l’idée d’une capacité croissante de l’être humain de mettre au point des savoirs et des techniques qui faciliteront sa vie dans un milieu naturel perçu comme fondamentalement hostile, d’accroître les richesses matérielles pour améliorer les conditions d’existence par le biais d’une rationalité qui cherche prioritairement à combler des manques, et de concevoir des institutions politiques et juridiques stables, dans lesquelles un certain droit à l’égalité pour tous pourrait être assuré[1].

Naturellement, la courte histoire du progrès n’a jamais été un long fleuve tranquille. Elle est jalonnée de doutes et d’accidents, de retours en arrière, de refus passagers d’aller de l’avant. Mais elle a été poussée par des vents globalement favorables jusqu’à la seconde guerre mondiale. Elle s’est élargie jusqu’à la Terre entière ou presque, elle s’est approfondie dans le sens où elle imprègne de larges pans de la vie quotidienne pour un nombre croissant d’individus ; elle s’est mécanisée, électrifiée, industrialisée, mondialisée, financiarisée, et elle est actuellement en train de se numériser. Au sortir de la seconde guerre mondiale l’idée de progrès avait pris du plomb dans l’aile. Les totalitarismes du milieu du siècle, la Shoa et la bombe atomique ont montré à l’humanité entière que la civilisation occidentale portait en elle le germe de sa possible autodestruction. Un peu plus tard, la capacité de l’homme et de ses industries à opérer des manipulations génétiques a fait courir le frisson d’une altération possible du vivant par la main de l’homme. Les premières grandes réflexions critiques quant aux perspectives de long terme émanant du progrès ont été l’œuvre de penseurs comme Friedrich Nietzsche, Edmund Husserl, Paul Valéry, puis surtout de penseurs plus directement préoccupés par les problématiques d’après-guerre, comme Martin Heidegger, Jacques Ellul, Ivan Illich, Günther Anders, Lewis Mumford, entre autres.

 « La science ne pense pas », avait asséné Heidegger dans une sentence qui avait fait grand bruit. La science n’est pas la découverte, la simple mise à jour de lois naturelles ou divines immuables, qui seraient inscrites à jamais dans le grand livre de la Nature. Certes, la connaissance de ces lois permet de comprendre et d’agir dans le monde. Mais la science, et la technique, seraient plutôt « aveugles ». Elles ne savent pas, d’elles-mêmes, ce qu’elles font ni où elles vont. La technique est surtout une méthode d’arraisonnement du monde. Elle ne cherche pas à dévoiler les choses, elle est plutôt un outil de traque, une méthode de mise au travail dans le projet cartésien de maîtrise et de domination de la nature. C’est peut-être même son objectif essentiel. L’essence même de la technique est « arraisonnement » poursuivait Heidegger dans son célèbre article de 1954 « Qu’est-ce que la technique ? ». Et Heidegger de prendre l’exemple de l’antique moulin à farine au bord de la rivière. Ce vieux moulin est bien l’exemple d’une immersion de la technique dans la nature pour y puiser, quand tout va bien, la force nécessaire à l’action de moudre le blé. Rien à voir avec la centrale hydraulique moderne construite au bord du Rhin. Cette dernière ne peut se contenter de « récupérer » la simple force de la nature. Elle requiert que le cours du Rhin lui soit dévolu. On devra construire des barrages pour en réguler le cours, détourner le cours du fleuve si nécessaire, éliminer les bateaux et les poissons s’ils empiètent sur les prérogatives de la centrale. Le bon fonctionnement de la centrale requiert l’arraisonnement de la nature qui l’environne pour son rendement optimisé.

Il faut prêter attention à la nouvelle conception du monde indirectement introduite par la nouvelle centrale hydraulique. Le moulin traditionnel cherchait bien à mettre le mouvement de l’eau à disposition de l’homme pour moudre le grain ; mais n’entrait pas dans le « dispositif moulin » l’ambition d’extraire ni d’accumuler une énergie susceptible d’être stockée, transformée et commercialisée ensuite pour participer à la production de tel ou tel produit ou service. L’utilisation par le moulin de la force de l’eau ou du vent ne modifiait en rien l’environnement de ce moulin : ni les stocks d’eau et de vent, ni leurs flux n’étaient touchés par le travail du moulin. Il en va autrement avec la centrale et les nouvelles énergies dont elle a besoin. En effet, les nouvelles technologies requièrent des sources d’énergie, notamment fossiles, qui s’épuisent en se consumant dans des proportions gigantesques dans le recours à ces nouvelles technologies. Avec elles, la nature change de statut. Elle n’est plus le sol de toutes les expériences humaines, elle devient un stock et une décharge. L’écoumène, et notamment la croute terrestre devient un entrepôt au sein duquel on extrait, exploite et recompose énergies et matières sous la forme de multiples productions, dans diverses filières industrielles. Le statut ontologique de la nature a été modifié, et à l’abri de cette nouvelle conception du donné primaire – un donné que l’on peut exploiter sans fin – l’innovation est devenue le moyen par lequel nous devenons de plus en plus efficaces dans l’extraction et l’exploitation de ce donné, sans égard particulier pour le monde, considéré comme un moyen plutôt que comme une fin. C’est parce que nous restons aujourd’hui enfermés dans cette conception de la nature que tout progrès semble nous rapprocher de la fin du monde – une fin du monde se profilant par épuisement des ressources naturelles dans les mécanismes de l’économie et de l’industrie mondiale – « Il convient, pour éviter l’épuisement, le nôtre comme celui de la nature, pour éviter notre mort collective, de porter un regard nouveau sur le monde de l’innovation technique permanente, un nouveau regard pour sortir du cercle vicieux de l’innovation sans fin, de la fausse exigence technique qui fixe a priori notre avenir et notre destin sans nous. [2]» Passée une courte période d’euphorie dans les pouvoirs de l’innovation, nous devons investiguer de nouveau son réel potentiel de construire un monde vivable. Günther Anders avait aussi radicalisé ce type de diagnostic : avec la technique, disait-il, nous quittons l’Histoire. Fini l’infini du temps à disposition des hommes. Le recours à la technique referme l’horizon humain. Les sciences, en devenant technosciences, nous font encourir de nouveaux risques. La bombe atomique en particulier signe la fin imminente du temps humain. Avec la technique moderne nous entrons dans un délai, le délai qui nous sépare de la fin du monde. Nous sommes dans le temps de la fin. Il nous appartient d’ouvrir une nouvelle ère au sein de laquelle une capacité d’innovation d’un genre nouveau saurait rouvrir nos horizons terrestres.


[1] Je résume ici brièvement cette idée qui fait l’objet d’analyses détaillées dans mes précédents livres, notamment dans La destruction créatrice, une illusion ravageuse, (2017), et dans La tyrannie du court terme. Quels futurs possibles à l’heure de l’anthropocène ?  (2018)

[2] Michel Blay, L’existence au risque de l’innovation, CNRS Editions, 2014, p. 17.

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Une réflexion sur « Innovation, progrès et questionnements »

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