Pierre Legendre : l’Empire du management

Dominium Mundi, l’Empire du management.

Mille et une nuits, 2007.

 

Dominium Mundi est le scénario d’un film qui pose la question : « à qui appartient le monde ? », et s’inquiète « du côté aveugle des revendications de légitimité pour s’approprier le monde ». Il cherche à identifier ce qui, à long terme, pourrait résister à la dissolution du monde dans les routines de la mondialisation. « Le scénario repose sur la conscience que la Globalisation de la techno-science-économie, rendue possible par la pertinence fonctionnelle du Management, ne se confond pas avec une occidentalisation-américanisation du monde censée signifier le point d’aboutissement des civilisations. La capacité stratégique n’est pas l’apanage de l’Occident, et le futur n’est pas planifiable. L’intrigue de ce documentaire se résume à ceci : donner à voir la verve industrielle, quelques prodiges éloquents accomplis aux quatre coins de la Terre ; mais, aussi, recueillir les preuves de ce qui résiste ou annonce la résistance à la menace d’extermination des identités. » (p. 10-11)

Pierre Legendre pose dans ce petit livre tonique et subversif un nombre considérable de questions qui doivent nécessairement être posées dans le cadre d’une réflexion sur l’industrialisation et ses implications à long terme. Il aligne les formules choc qui sont autant de constats ou avertissements donnant  à réfléchir dans le cadre de la mondialisation et des modes de « management » qui la gouvernent. Le questionnement est à la fois profond et planétaire.

« Le système occidental promu par l’Occident rivalise avec le grand rêve religieux. Il exalte les grandes surfaces paradisiaques, les cérémonies à la mode, la beauté des images à consommer. La publicité s’est appropriée la spiritualité de la toilette (Beaudelaire), l‘architecture des mannequins, les corps possédés par la musique, par le maquillage et les parfums. » (p. 23) « Avec la Modernité, le Dieu s’éloigne et s’efface. Alors, l’homme devient le Souverain. Aujourd’hui, la nouvelle Bible, laïque mais toujours conquérante, s’appelle Technique-Science-Economie. » (p. 25) Elle met fin aux savoirs antiques, elle abolit les mythes, elle promeut la gestion, elle glorifie le self made man. « Comme Dieu, la science globalisée capte la force religieuse, avant tout celle de l’Occident, la force stratégique du christianisme occidental. Tendue vers un Âge d’or, elle prépare la suppression de la souffrance, la santé parfaite, la vie illimitée. Moyennant finances. Et moyennant la Foi au pouvoir infaillible : comme Dieu souverain, la science ne peut ni se tromper, ni nous tromper. » (p. 29) Forts de cette nouvelle foi, les entreprises privées et leurs manageurs affrontent le temps, la finitude, le néant. Elles conçoivent, extraient, fabriquent, industrialisent et rejettent des morceaux de monde, elles reconfigurent la scène de l’univers. « Le Dieu du poème biblique, juif ou chrétien, est battu. Aujourd’hui les Occidentaux prophétisent au nom de la science. Ils annoncent la fin du déchirement humain. La grande promesse occidentale des lendemains d’immortalité est devenue à son tour objet de marché. » (p. 30) Et gare aux récalcitrants. Le Japon voulait-il résister, vers le milieu du XXe siècle, aux assauts de la colonisation et du christianisme ?  « Il a reçu les Lumières occidentales sous le coup imparable de l’éclair atomique. »

Legendre veut donner à voir, pour en apprécier les pouvoirs, le concept occidental de « religion ». Il voit dans la Religion Industrielle occidentale « une forme de décomposition du Monothéisme issu de la culture européenne… sur fond d’effacement de la frontière entre la sphère de la représentation et la réalité, donc une civilisation du passage à l’acte – qui récupèrent la tradition théologique politique, matrice des montages de l’État et du Droit, en l’ouvrant au marché. Dès lors il devient peu à peu concevable de faire entrer la notion de souveraineté, si dépendante d’un mode de raisonnement qui porte en Europe la marque de l’absolutisme divin, dans la catégorie des biens commerciaux. » (p. 76-77)

Mais le management est plastique : « Il comporte autant de centres qu’il existe de pouvoirs en concurrence dans la civilisation où tout se s’achète et se vend. Des myriades de pouvoirs en réseaux volatilisent les formes inaptes à la compétition. « Mais cette expérience inédite d’appropriation du monde reste soumise à son histoire, à la loi politique et aux énigmes du destin. » (p. 17) « L’Empire du Management a pour champ de bataille le marché planétaire. Les entreprises s’affrontent et luttent pour la victoire. » (p. 19) « Les multinationales sont des Empires privés, les républiques-mastodontes sans territoire de la nouvelle  jungle féodale, où s’affrontent des décideurs qui sont les conquistadors d’aujourd’hui. » (p. 25-26) « Avec la nouvelle féodalité, les experts combinent les techniques de la planification, les recettes de la propagande des tyrannies du XXe siècle et les idées libertaires branchées. » (p. 48)

Nous sommes entrés dans l’ère post-westphalienne. Le véritable partage du monde ne s’opère plus entre nations, mais entre acteurs du marché. « Une multitude de conglomérats transcontinentaux, économiques et financiers, forment un seul et même théâtre mondial de la concurrence, où des États et des groupes d’États dominants tentent de jouer les chefs d’orchestre. » (p. 47) Le premier traité de management date de 1493 – donc au lendemain de la découverte de l’Amérique. L’édit du pape énoncé au nom de l’Empire universel du Christ représente, selon Legendre, la première pensée véritablement globale au sens où le manageur d’aujourd’hui est censé l’entendre. Il faut avoir ce fond à l’esprit si l’on veut comprendre « le rôle du droit dans le fonctionnement du Management mondialisé, c’est-à-dire le rôle de colle juridique pour faire tenir la techno-science-économie » au début du XXIe siècle. « Le Management a pris possession de la planète. Le christianisme occidental avait anticipé l’organisation ultramoderne en posant le principe ‘l’Eglise n’a pas de territoire’. Aujourd’hui, la Démocratie unie au management sans frontières lui fait écho. Le marché universel réalise le rêve des conquistadors de l’Amérique : ‘un Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais’. La Bourse en continu accomplit ce miracle.» (p. 21) « Les manageurs savent-ils qu’ils sont des guerriers, et qu’en manipulant les images et la parole ils manient de l’explosif ? On ne transplante pas les rêves comme des organes, d’un corps à l’autre. Dans la compétition universelle, les cultures douées de capacité stratégique sont des conservatoires d’identité. Agiront-elles pour s’auto-supprimer ? » (p. 23) « L’industrialisme surpuissant et le système financier sans frontière entraînent l’espèce humaine vers l’avenir inconnu. L’Efficacité est l’emblème des relations de jungle dans une reféodalisation planétaire. » (p. 17)

Le management d’aujourd’hui est l’équivalent des armées et des administrations d’hier. Il assure les mêmes tâches : organiser, coordonner, commander, contrôler. « Le Management mobilise les individus, les entraîne pour l’action. Son horizon d’humanité, c’est sa souplesse sociale et politique, sa capacité d’adaptation, à l’âge des robots et de la gestion électronique. » (p. 43) Il suscite des courants légèrement et temporairement alternatifs, mais n’a pas d’opposants véritables sur la durée. Il ingurgite tout ce qui est à sa portée, il avale le pour et le contre. « Et si le rêve américain d’un grand rêve universel allait lui aussi tourner au cauchemar ? » Nous vivons une culture qui semble vouloir en finir avec l’humanité.  « La nouvelle absurdité promeut l’Homme total, nomade affranchi des liens, l’individu auto-fabriqué et auto-suffisant. » (p. 20) Le rêve du post-humain équivaut à un délire d’autodestruction d’un Occident qui se mire en lui-même, admirant tout ce qui le conduit à fragiliser l’avenir du monde et de l’espèce humaine. Globaliser, mondialiser, penser monde, rationaliser, tout cela signifie en fait occidentaliser, par le moyen du commerce.  « Le temps et l’espace ont été plombés : l’histoire du monde sera engloutie dans celle de l’Occident, les civilisations seront absorbées par l’ordre occidental. La technique, la science et l’économie vont-elles accomplir cette croyance ? » (p. 22)

Alors, au final, à qui appartient le monde ? Il « appartient à ceux qui savent – qui savent que la conquête de la Terre par la Technique et l’économie n’est qu’un moment de la conquête de l’univers tout entier. La Mondialisation est une guerre pour la Vérité, qui doit être gagnée par ceux qui savent, qu’on appelle aujourd’hui les vainqueurs cognitifs ». (p. 39) « Pourquoi, mais pourquoi la planète n’est-elle pas docile au Nouvel Âge de la conversion universelle ? » (p. 25) « L’économie est devenue la nouvelle raison de vivre. Mais quelque chose se durcit dans les relations mondiales, quelque chose de guerrier, qui touche aux ressources généalogiques, à la Terre intérieure de l’homme. » (p. 60)

Publication : Jean-François Simonin, juillet 2016.

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