Main invisible du marché, doux commerce et fabrique du diable

Main invisible du marché, doux commerce et fabrique du diable

 

Adam Smith est l’initiateur du concept de la main invisible du marché[1], c’est-à-dire de l’idée qu’il existe un processus naturel par lequel la recherche par chacun de son intérêt personnel suffit à assurer l’intérêt général de la société. En conséquence, a expliqué Smith, la poursuite de l’intérêt individuel a pour effet d’aboutir à la meilleure organisation économique possible au niveau des nations ; encourager les comportements égoïstes est finalement la meilleure stratégie globale au niveau national ainsi qu’au au niveau mondial, car les individus seront alors conduits à leur insu par la « main invisible » du marché, mécanisme autorégulateur qui garantira, grâce à la mise en concurrence, l’utilisation optimale des ressources naturelles et productives. La postérité de cette idée allait être exceptionnelle. C’est grâce à cette main invisible du marché qu’il est préférable pour tous que le boulanger et le boucher ne se préoccupent aucunement de l’intérêt général, car ils pourraient faire des bêtises vis-à-vis de cet intérêt général qu’ils maîtrisent mal, et se focalisent sur leur propre intérêt égoïste. Déjà David Hume avait noté qu’il « n’est pas contraire à la nature humaine que je préfère la destruction du monde entier à l’égratignure de mon petit doigt »[2]. Avec Smith, on s’attend à ce que les humains se comportent de façon à maximiser en permanence leur intérêt individuel, et la main invisible du marché garantira que ces intérêts individuels se consolideront dans l’établissement de la meilleure société possible.

Bien étrange concept si l’on veut se donner la peine d’y réfléchir. Aveu, en quelque sorte, qu’il serait préférable que les hommes ne cherchent pas eux-mêmes à s’intéresser aux causes et conséquences de leurs actes. « La main invisible du Marché n’est-elle pas la version sécularisée de la divine Providence ? »[3] demande Alain Supiot. Cependant il est indéniable, historiquement, qu’il y a eu convergence à partir de la fin du xviiie siècle entre l’apparition d’un parti de la paix, politiquement, et le développement du commerce pacifique, économiquement. Commerce et finance, les principes actifs de la main invisible de Smith, ont bel et bien représenté l’infrastructure d’un système de paix universelle. En prenant le pas sur la puissance, la recherche de profit pouvait, tant qu’elle ne rencontrait pas de limite physique ou écologique, représenter un puissant facteur de paix. En s’internationalisant et en se monétisant toujours davantage, est apparu un moment où le commerce, auparavant plutôt motif de guerre, est finalement devenu facteur de paix. Avant l’avènement du libéralisme, l’organisation du commerce avait été guerrière, militaire. Le commerce avait été développé par les chasseurs, les corsaires, les pirates, les conquistadores, les marchands d’esclaves, les armées religieuses ou coloniales. Mais avec l’avènement du libéralisme, explique Polanyi[4], le commerce s’est retrouvé lié à la paix. Le commerce dépend avec le libéralisme d’un système commercial et monétaire international qui ne peut plus fonctionner de façon optimale en période de guerre. Au contraire, il exige la paix, et l’avènement de l’idéologie libérale promeut en parallèle l’idée que les grandes puissances politiques doivent s’efforcer de maintenir cette paix.

Mais Polanyi n’est pas naïf. Il sait que nombre de guerres résultent aussi de motivations commerciales conflictuelles. Pourtant, fait-il remarquer, le commerce et la finance internationales représentent les plus solides remparts contre un conflit planétaire. « En réalité, le commerce et la finance furent responsables de nombreuses guerres coloniales, mais on leur doit aussi d’avoir évité un conflit général… Pour chaque intérêt que la guerre servirait, il y en avait une douzaine qui seraient défavorablement affectés. Le capital international était naturellement voué à être le perdant en cas de guerre… Chaque guerre, ou presque, était organisée par les financiers ; mais ils organisaient aussi la paix. »[5] Pour Polanyi, l’organisation de la paix avant la montée des totalitarismes du début du xxe siècle reposait donc sur l’organisation économique – organisation économique par ailleurs extrêmement artificielle, note-t-il en des termes qui continuent de nous interpeller aujourd’hui, dans la mesure où cette organisation vise indirectement à la destruction du monde humain et de son environnement. Car le fait de se représenter les phénomènes économiques comme surplombant la société et constituant à eux seuls un système distinct auquel tout le reste de la société doive rendre des comptes, – cette représentation ne peut écologiquement et anthropologiquement être fondée. L’innovation essentielle du libéralisme, qui a consisté à faire du doux commerce un réel facteur de paix, notamment tout au long du xixe siècle, et peut-être même depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui, ne convient plus à l’établissement d’une organisation sociale vivable et durable à l’ère de l’anthropocène. Elle ne permet pas d’envisager l’atteinte de BH22 dans des conditions acceptables. Elle est peut-être en train de devenir un facteur de guerre – guerre pour l’accès aux ressources rares, guerre pour légitimer ou refuser les inégalités, guerre pour la gestion coordonnée au niveau mondial de nombreuses orientations stratégiques en l’absence de gouvernement mondial.

Quoiqu’il en soit le concept de la main invisible du marché, aujourd’hui encore, représente l’alibi des théories libérales qui estiment qu’en dernier recours, les logiques de marché seraient plus à même d’assurer le bien-être des individus et des populations que la délibération démocratique. Les négociations actuelles du traité commercial transatlantique (Tafta) se déroulent ainsi à huis clos, sans droit de regard public, en vertu de ce motif avoué qu’une trop grande transparence politique nuirait à l’efficacité des affaires et, partant, à la maximisation de l’intérêt national. Ce concept, on le comprend aisément, est un puissant accélérateur de déréglementation et de croissance, quelles que soient les implications, écologiques notamment, de cette croissance. Et un puissant frein pour la prise de conscience des limites de la biosphère. Un frein également en termes de responsabilité pour peu qu’on élargisse l’emprise de ce concept au-delà de la seule optimisation des facteurs de production : même si je ne comprends pas bien les implications de mes actes, je peux me reposer sur la bienveillance de la main invisible du marché pour m’autoriser une certaine nonchalance quant aux implications de mes stratégies. Ce type de psychologie collective, allié au développement en parallèle du statut de « société anonyme », allait conduire à la situation paradoxale de déresponsabilisation progressive des principaux acteurs de la civilisation occidentale à mesure de leur acquisition d’immenses pouvoirs technologiques, économiques, mais aussi politiques.

Pour Polanyi un seuil avait été franchi lorsque le libéralisme économique a entrepris de considérer la terre, le travail et la monnaie comme des marchandises comme les autres. A partir de ce moment, avait-il prévenu, le libéralisme est entré dans une phase autodestructrice. La substance humaine et la nature comme milieu de vie doivent être protégées de la vision utilitariste qui tend à les réduire à des éléments ingurgitables dans la « fabrique du diable » des marchés mondiaux, pour reprendre les termes de Polanyi ; elles doivent retrouver le statut de transcendances par rapport aux activités commerciales classiques. Ce qui a jusqu’à présent décuplé la force du capitalisme, sa capacité à repousser dans l’espace et dans le temps ses dettes écologiques et sociales, pourrait se retourner contre lui et accroître sa vulnérabilité ; depuis l’entrée dans l’anthropocène et notamment en raison de l’épuisement de certaines ressources naturelles, le capitalisme, fondé sur l’idée d’une possibilité de croissance infinie, est ébranlé dans ses bases conceptuelles. Il ne semble pas judicieux, au début du xxie siècle, de miser sur l’idée que la main invisible du marché soit le meilleur garant de notre accès au xxiie siècle. Pour autant, définir le type de transcendance dont nous avons besoin à cet horizon, pour faire contrepoids à la main invisible du marché, reste un challenge.

[1] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, [1776], Le concept cité est développé notamment dans le Tome IV, Chapitre II. Il est certain qu’une lecture attentive de Smith conduit à modérer la croyance de Smith lui-même à ce mécanisme. Il n’empêche, l’histoire s’est emparée de ce concept et lui a procuré une postérité exceptionnelle, ce concept étant encore très vivace aujourd’hui dans les théories libérales et néolibérales.

[2] David Hume, Traité de la nature humaine, Livre II.

[3] Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015, p. 22.

[4] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 52.

[5] Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, p. 53.

Publication : Jean-François Simonin, mai 2016.

 

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