Anticiper pour défataliser l’avenir

Innovation et anticipation. Anticiper pour défataliser l’avenir

 

La technoscience contemporaine permet des actions d’un ordre tellement nouveau, crée des objets tellement inédits, qui impliquent des conséquences anthropologiques et ontologiques tellement bouleversantes qu’ils modifient radicalement la nature de l’avenir de l’humanité : certaines de ces nouveautés semblent élargir les potentialités humaines, d’autres semblent les réduire, tout cela sans que l’anticipation ou la volonté humaine n’y soient pour quoi que ce soit : ces innovations résultent de micro nouveautés qui, s’imbriquant et se démultipliant les unes les autres aboutissent à des reconfigurations irréversibles de l’environnement humain. A force d’études de marché, d’innovations technologiques, de stratégies marketing, de naissance de nouveaux besoins, de rapports de forces … les perspectives de l’humanité s’en trouvent bouleversées. Sloterdijk avait tenté d’aller au bout de cette logique dans son texte fameux Règles pour le parc humain. S’il est vrai que la destinée de la civilisation est d’aller de crise en crise vers l’accroissement des inégalités et du mal-être généralisé, vers la destruction de l’environnement, vers une dispersion de la puissance qui nous exposera tôt ou tard à une destruction de l’humanité, le mieux est peut-être de profiter des possibilités de reconfigurations actuellement envisageables de l’humain (biotechnologies, pharmacologie) pour tenter d’en téléguider l’évolution. Ne pas tenter cette chance, c’est peut-être risquer de passer à côté d’une opportunité historique d’éviter la catastrophe – estimée par ailleurs inévitable. Notre destinée serait alors d’aller au bout de nos capacités d’intervention sur l’humain et la planète, parce qu’en l’état actuel de son développement, la civilisation occidentale ne peut plus se contenter de rester sur ses rails actuels sans prendre ce type de risque. Parce que l’anthropocène nous montre que nous avons déjà dépassé des seuils de retournement dans les équilibres de la biosphère, et que les sédiments cumulés de nos activités anthropo-industrielles ne pourront s’évaporer ou se dissoudre sans laisser de traces « mortelles » pour notre avenir.

Mais le ressentiment contre la technique ne peut mener nulle part. Certaines communautés peuvent tout juste s’enfermer temporairement dans un imaginaire pré technique, mais cela ne parait pas durablement vivable. Nous ne pourrons certainement pas faire l’économie de repenser notre ontologie au contact de la machine d’un côté, et au contact d’un monde réanimé de l’autre. Une réflexion sur l’anticipation ne peut éviter de regarder dans ces directions où la dimension psycho historique de l’homme impose de sortir des dualismes cartésiens, de quitter les bases assurées du matérialisme et de l’idéalisme pour plonger dans cet entre-deux où une grande partie du monde environnant de l’homme est à présent fait de sa propre main, tandis qu’une autre partie, côté biosphère, ne se laissera jamais intégrer à ses calculs manipulatoires. Comme l’exprime Sloterdijk, il faut devenir technologue à l’époque contemporaine pour pouvoir être humaniste, mais « d’une technoculture qui veut être plus qu’une barbarie pragmatique à succès… si l’on parvenait à intégrer les machines intelligentes de l’avenir dans les relations semi-personnalistes et semi-animistes avec les humains, on n’aurait pas à redouter de voir l’homme lier amitié avec son robot. »[1]

Notre situation actuelle, avec ses constats hérités du passé et ses projets de transformation pour le futur, pose un redoutable problème à la recherche des conditions de possibilité de l’anticipation collective. Nous pressentons des changements si radicaux qu’on ne peut les inclure dans aucune prévision rationnelle. La sorte de pronostics dont nous aurions besoin risque d’être hors de portée de l’imagination, tout comme de l’intelligence prédictive au sens strict. Mais l’aptitude à affronter l’existence dans toutes ses dimensions, cosmique et humaine, est aujourd’hui la première des conditions requises pour un développement humain. L’homme ne peut passer à côté de ces dimensions au moment même où il en devient le principal initiateur. Nous devenons, dans des proportions inconnues jusqu’à présent, créateurs de nouveaux objets, cause de nouveaux effets collatéraux à nos actions, porteurs de nouvelles représentations et, sûrement, de nouvelles responsabilités. L’anticipation pourrait-elle retrouver son mot à dire dans ce contexte ? L’humanité pourrait-elle poursuivre sa route sans retrouver le moyen d’anticiper ? Savoir repérer au mieux, au plus vite, les impasses de civilisation, parvenir à identifier les risques de changements irréversibles, présenter ces constats dans un vocabulaire accessible à tous, dans une grammaire qui rendra possible une négociation planétaire le cas échéant, tel pourrait être l’objet d’une théorie de l’anticipation adaptée aux réalités du xxie siècle. De façon à parvenir à anticiper, dans des proportions inconnues jusqu’à présent. Pour contribuer à défataliser cet avenir à long terme décidément bien mal embarqué.

[1] Peter Sloterdijk, Essai d’intoxication volontaire, suivi de L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art, p. 271.

Publication : Jean-François Simonin, Mai 2017.

BH22 : anticiper pourquoi ?

Pourquoi anticiper devient plus nécessaire au XXIe siècle ?

Jusqu’à un passé récent, disons jusqu’à la fin du XXe siècle, il était inutile de chercher à faire des prévisions sur une très longue durée, par exemple à horizon 2050, ou 2100, ou encore 2500. Rien ne l’exigeait vraiment. Si un individu vivant au XVsiècle avait souhaité se représenter le monde de l’an 2000, c’eut été par pure envie de se distraire ; rien à son époque ne rendait nécessaire ce type d’exercice. Le monde était illimité, dans le temps et dans l’espace, c’était une affaire entendue. La nature des activités humaines n’avait aucune incidence sur le devenir de ce monde. L’homme était certes redevable de ses actes devant Dieu ou devant la société, mais pas devant le monde lui-même. Les lois de la nature étaient écrites en langage mathématique, mais cela n’impliquait aucune responsabilité humaine vis-à-vis de l’état du monde.

Ce principe d’une totale disponibilité de l’avenir à l’égard de l’homme est en train de s’estomper ; ce principe devient contre-productif dans le monde d’aujourd’hui, au début du XXIe siècle. Nos choix stratégiques actuels et toutes leurs implications, volontaires et involontaires, influent déjà profondément sur le futur à moyen et long terme, tant au travers des déchets radioactifs, de la création de nouveaux matériaux et de chimères, de la destruction d’espèces endémiques, du changement climatique, des pollutions de diverses natures. Il devient à présent clair que la pensée de court terme, qui est devenue le paradigme temporel commun à l’ensemble de la civilisation occidentale, ne présage rien de bon pour le XXIIe siècle, notamment au regard des enseignements de la mondialisation et de l’anthropocène. Les exigences d’anticipation qui en découlent sont gigantesques, quasi inimaginables.

Anticiper devient, pour la première fois dans l’histoire, une nécessité incontournable. Mais cette nécessité pose un problème de méthode. Car tout se passe comme si la civilisation occidentale ne disposait d’aucun moyen d’anticiper à la hauteur de son pouvoir d’agir.

Car ce qui frappe lorsque l’on fait l’effort d’envisager la trajectoire de l’humanité sur une longue durée, par exemple sur les millénaires passés et les siècles à venir, c’est l’emballement des échelles de grandeur, l’envolée soudaine, depuis environ deux siècles, de plusieurs paramètres de l’expérience humaine qui étaient restés stables durant des millénaires, et se sont brusquement orientés vers des développements exponentiels. Et nous craignons des explosions futures. Des explosions ou des effondrements. Incapables de trier les événements, nous assistons médusés à la déferlante des actualités : nous apprenons le lundi qu’il reste finalement 18 000 têtes nucléaires actives sur la surface du globe ; le mardi qu’il y a bien dissémination des OGM et des nanotechnologies dans les tissus vivants humains ; le mercredi que la biodiversité est entrée dans une phase accélérée de contraction appelée pour l’instant la sixième phase de disparition des espèces ; le jeudi que le climat ne pourra certainement pas se réchauffer de moins de 5 degrés d’ici 2100 ; le vendredi que la première puissance mondiale espionne ses partenaires occidentaux démocrates ; le samedi qu’un nouvel attentat terroriste témoigne de la disparition d’horizon terrestre vivable pour de nombreux candidats kamikazes, et le dimanche, clou du spectacle, que les États occidentaux, souvent de gauche, ont dû puiser dans les fonds publics pour aider massivement diverses associations de malfaiteurs, parmi les plus puissants acteurs mondiaux de l’économie financiarisée, pour mettre leurs richesses à l’abri des turbulences qu’ils ont eux-mêmes suscitées et que la crise de 2008 a mis à jour.

Et dans cette cacophonie nous sommes envahis d’injonctions contradictoires. D’où l’idée du concept BH22. BH22 représente alors une façon d’opérer, momentanément, un tri dans le kaléidoscope de l’avenir. « Consomme toujours davantage, la croissance en dépend » ; « Attention à ton empreinte écologique, ton niveau de consommation est insoutenable au niveau mondial » ; « Participe à l’effort national de compétitivité, sinon notre prospérité, et à terme notre indépendance, en pâtira » ; « As-tu compris à quel point nous avons franchi des seuils irréversibles, qui mettent en péril la poursuite de l’aventure humaine ? » « Aie confiance dans les forces du progrès, elles ont fait leurs preuves depuis longtemps » ; « De toute façon, There Is No Alternative » ; « Les grandes entreprises, les grandes banques, y compris celles qui sont malfaitrices ? Too big to fail ». Avec BH22 il s’agit d’instaurer une sorte de transcendance artificielle imposant la convergence des regards croisés sur le long terme.

Publication : Jean-François Simonin, Mai 2017.

BH22 : anticiper comment ?

BH22 : Anticiper comment ? Le choix d’une projection à l’horizon du siècle prochain

 

BH22 est l’acteur principal d’une vaste enquête autour d’une seule et même question : la question de l’évaluation des conditions à réunir pour garantir l’accès de l’humanité présente à une humanité future sur le long terme. Dans un monde au sein duquel les dangers d’explosion ou d’effondrement sont tels qu’ils remettent fortement en cause la possibilité de la poursuite de l’aventure humaine sur la Terre, ce site cherche à faire le point sur les priorités et valeurs susceptibles de sécuriser cet avenir.

Il s’agit donc d’abord d’identifier les principaux enjeux de notre civilisation, les enjeux d’origine anthropique, c’est-à-dire principalement les enjeux technoscientifiques, économiques, écologiques et anthropologiques, et d’imaginer les risques et opportunités liés à ces enjeux, sur le long terme. Cependant les questions stratégiques contemporaines comportent une certaine charge de désespoir à leur propre sujet (nucléaire, énergie, génétique, numérique…), et appellent des réponses dont la nature n’est pas claire – mélange de sentiment d’urgence, d’impasse irréversible, de retournement souhaitable, de révolution salvatrice – réponses qui ne correspondent pas forcément à un besoin d’accumulation d’informations ou de faits nouveaux, mais plutôt à une remise en ordre des perceptions, des réalités et des perspectives réelles, d’un ré-enchâssement des routines stratégiques dans la chronologie des durées humaines. Et le constat selon lequel l’avenir pose problème est trop général pour faire l’objet d’une réflexion rigoureuse. D’où l’idée de choisir ce point focal dans l’avenir, le début du siècle prochain : on s’efforcera ici de mesurer les implications de nos différentes stratégies en fonction des impacts que ces stratégies peuvent avoir sur l’état de la Biosphère et de l’Humanité à l’horizon du siècle prochain. Et par souci de lisibilité je dénommerai « BH22 » cet objectif et cet horizon. S’interroger en 2017 sur les menaces et opportunités d’une orientation stratégique à « horizon BH22 » consistera donc à s’interroger sur les implications de cette stratégie pour l’état de la biosphère et de l’humanité aux alentours de 2117.

Mais BH22 est davantage qu’un simple outil de focalisation sur un horizon fixe. C’est aussi un concept élaboré pour bousculer les temporalités politiques et financières contemporaines, pour percuter la tyrannie du présent, pour détruire les frontières entre certaines disciplines scientifiques ou secteurs d’activité économique, pour forcer à une lecture renouvelée des risques et opportunités liés à nos orientations stratégiques. Il ne s’agit pas de sacrifier le présent au futur, mais d’identifier ce qui, dans le présent, confisque le futur de tous. De nombreuses réflexions et initiatives sont déjà orientées en ce sens, nous y reviendrons, souvent pour nous en inspirer. La particularité de la présente enquête sera de rechercher ce qui pourrait conduire les principaux acteurs de la mondialisation à infléchir leurs stratégies jusqu’à les rendre compatibles avec l’idée d’un monde vivable pour l’humanité dans son ensemble, sur le long terme. Car il n’y a pas de plan B à ce niveau de questionnement, pas de plan B pour la biosphère, pas de plan B pour l’humanité. Il peut, en revanche, y avoir une économie B, une culture B, y compris si celles-ci doivent rompre avec certains de leurs dogmes les plus rigides. L’idée est ici de s’interroger sur le potentiel de reconfiguration de nos stratégies au moyen d’une réflexion systématiquement orientée vers la longue durée. De comprendre les raisons profondes qui ont pu conduire une civilisation aussi puissante et performante que la nôtre à laisser dériver son futur au hasard de ses innovations technoscientifiques, et industrialiser et commercialiser ces innovations selon les seules logiques de marché et de recherche de profit. Pendant que nous exploitons des systèmes de long terme comme les ressources fossiles ou les forêts, nos principes d’évaluation et notre horizon de temps restent façonnés pour les optimisations de court terme.

Autrement dit, il s’agit avec BH22 de trouver la force de surplomber le préjugé présentiste qui corsette la pensée contemporaine. A horizon BH22 on peut espérer retrouver la puissance des idées. On peut espérer se dégager de la tyrannie des évènements, de la gestion du présent et peut-être retrouver la puissance de transformation du monde de certains idéaux oubliés, au moins en Occident. Il s’agit aussi de précipiter l’utopie d’un monde possible à cette échéance, de convoquer toutes les stratégies transformatrices, leur demander en quoi elles préparent cet horizon, quelles sont leurs analyses de risques quant aux implications de leurs stratégies sur le long terme, d’expliciter l’ensemble des externalités positives et négatives liées à leurs projets. Il faut cesser d’attendre du marché qu’il fasse, seul, ce travail d’évaluation de ce qui est bon et ce qui ne l’est pas pour l’ensemble de l’humanité. Il faut trouver le moyen de remettre le jugement public à la manœuvre. Dans ce contexte l’horizon BH22 ne représente qu’un horizon parmi d’autres. Sa principale vertu est de focaliser brutalement les attentions sur un avenir lointain et global – deux caractéristiques dont les visions stratégiques des acteurs contemporains de la mondialisation sont dépourvues.

Le concept BH22 est-il optimiste, est-il pessimiste ? Il vise surtout à nous extraire du sentiment d’asphyxie qui imprègne les questions stratégiques les plus cruciales pour l’avenir de l’humanité. Il se veut plutôt distant du pessimisme ambiant, c’est vrai, car à quoi bon réfléchir juste avant la fin du monde ? Disons qu’il veut substituer interrogation et inquiétude à l’indifférence et à l’aveuglement qui accompagnent nos plus grandes décisions stratégiques. Il faut penser au-delà de l’optimisme et du pessimisme, il faut penser les problèmes à venir dans toute leur amplitude, avec la ferme intention de les affronter avec méthode et détermination. Le concept BH22 veut transformer la question de la longue durée, question résiduelle dans la pensée néolibérale, en question stratégique, c’est-à-dire impliquant directement la responsabilité humaine et politique à l’ère de la mondialisation et de l’anthropocène. Il s’agit de modifier le point de vue à partir duquel la question de l’avenir constitue un problème. Il faut cesser de considérer l’avenir comme un stock, dans lequel l’humanité présente pourrait puiser sans compter, et le reconsidérer comme un flux, en grande partie déterminé par les orientations stratégiques des principaux acteurs de la mondialisation.  Il faut refaire de l’avenir le point d’arrivée, et non le point de départ, de la réflexion stratégique. Peut-être ce regard décalé permettra-t-il de mieux distinguer quels sont les vrais problèmes dans l’enchevêtrement confus des faits et de leurs motivations profondes, et d’isoler quelques germes en vue de la résolution de ces problèmes. BH22 veut opérer une brèche dans la façon de considérer l’avenir, pour libérer et transformer le regard. Sachant que toute perspective de longue durée est fondamentalement subversive pour une société néolibérale rivée, nous le verrons, dans la grande majorité des activités humaines, celles qui participent le plus directement à la configuration du monde de demain, à l’accroissement de la valeur des actifs financiers sur le court et moyen terme. La perspective de longue durée est le point de vue le plus subversif qui soit pour la pensée néolibérale. Consommer, gratuitement, dès aujourd’hui, les vivres des temps à venir, et envisager de modifier la réalité humaine et naturelle pour en maximiser l’exploitation au présent – voilà sur quoi reposent les orientations stratégiques les plus problématiques à horizon BH22. Raisonner à long terme sera donc profondément dérangeant pour la pensée économique actuelle.

Publication : Jean-François Simonin, Mai 2017.