Andreas Malm : l’anthropocène contre l’histoire

L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, La Fabrique, 2017.

 

Andreas Malm est un spécialiste suédois de géographie humaine. Il jette de ce fait un regard original sur la question de l’anthropocène et l’intérêt principal de son livre, dans une optique de réflexion à long terme, réside dans la façon dont l’auteur cherche à identifier le moment et les moyens de « l’embrasement » économique qu’aura rendu possible le recours aux énergies fossiles. C’est, dit-il, le meilleur moyen d’espérer comprendre les véritables raisons du suicide écologique en cours – et peut-être de trouver des solutions adaptées à  nos questionnements actuels.

 

On connait le fond du diagnostic « anthropocène » : ce n’est plus la nature, c’est la nature humaine qui représente le plus puissant facteur d’évolution de la biosphère – de sa température, de la composition de sa biodiversité, des cycles de l’azote ou du CO2, de l’empreinte écologique globale de l’humanité. L’histoire dira peut-être qu’il s’agit de la plus grande découverte scientifique du XXI e siècle. Mais en attendant, ce sont des géologues, remarque Malm, ou des météorologues, des biologistes et des scientifiques d’autres disciplines qui ont compris les premiers l’importance du concept d’anthropocène. Les économistes, les hommes politiques et les médias n’y ont prêté aucune attention, ou ont cherché et cherchent toujours à en minimiser la signification. Ceci dit, il faut avouer que si le concept d’anthropocène permet un diagnostic solide, il peine à identifier les responsabilités et à trouver des voies de sorties praticables, pour l’humanité dans son ensemble, de cette ère bien problématique pour la capacité de survie de l’humanité.

Malm passe outre les réflexions actuelles de certains scientifiques qui hésitent, à définir le véritable point de commencement de l’ère de l’anthropocène. Naissance de l’agriculture, de la machine à vapeur ou de l’énergie nucléaire sont les hypothèses les plus souvent avancées. Mais pour Malm, le fait historique fondamental du réchauffement climatique résulte de la consommation à grande échelle des combustibles fossiles. Le climat de la Terre est certes le produit du passé, mais pas d’un passé lointain, qui se compterait en ères ou en milliers d’années. C’est le produit accidentel d’une petite partie de l’humanité qui, en Occident, a bifurqué brusquement de ses traditionnelles voies d’occupation de la planète pour, sur les deux derniers siècles, mettre le feu à des combustibles fossiles et remplir l’atmosphère de dioxyde de carbone dans des proportions incompatibles avec le maintien des équilibres écologiques millénaires de la biosphère.

Malm porte un gros coup projecteur sur « l’association du combustible du charbon et de la rotation d’une roue », association qui représente pour lui le point de départ du processus général de croissance économique (production, transport, consommation) au sens où on l’entend aujourd’hui. Il précise son propre point de vue sur la question : ce n’est pas la seule invention de la machine à vapeur, brevetée par James Watt en 1784, qui a produit l’embrasement de l’économie fossile. Car « un brevet seul ne suffit pas à créer quelque chose comme une économie fossile ».  C’est, dit-il, le moment où, dans l’Angleterre du début du XIXe siècle, l’industrie du coton est passée de l’eau à la vapeur, vers les années 1820-1830. C’est à ce moment que la société britannique est passée d’une « économie organique » à une « économie fossile ». Dans le cadre d’une économie organique tout acteur reste limité par les ressources de la photosynthèse présente : superficie terrestre, force des vents, rayonnement solaire, traction animale… Une économie organique reste enfermée dans les limites des ressources renouvelables, de surcroit en compétition avec l’ensemble du vivant, dans une logique d’équilibre. « La dépendance à l’égard de la terre fixe un plafond bas à la production industrielle. Les combustibles fossiles font voler en éclats ce plafond. » (p. 73)

Car, miracle : le recours au charbon permet d’échapper aux malédictions ricardienne (les lois de la nature limitent les pouvoirs productifs de la terre) et malthusienne (incompatibilité entre les dynamiques de démographie et de production). « Creusant dans les réserves de la photosynthèse passée, et contournant la restriction fixée par la limitation de la surface touchée par le rayonnement solaire, elle a fini par rompre le maléfice de la stagnation ». (p. 76) L’énergie fossile libère l’homme de son assujettissement à la superficie. La production du charbon britannique a libéré l’équivalent de la superficie de la Grande Bretagne, lui procurant alors un avantage compétitif décisif, et donnant l’illusion d’une possible croissance main dans la main de la population et de l’économie. Malm s’appuie sur la célèbre thèse de Kenneth Pommeranz et précise : il y a similitude entre la façon dont l’Angleterre a multiplié son accès aux ressources naturelles grâce à la colonisation, à l’utilisation de l’énergie fossile, au XIXe siècle, et les stratégies contemporaines de délocalisation, qui représentent simplement une autre forme d’externalisation des contraintes écologiques.

Pour Malm, la mise à jour de cette façon de voir l’histoire conduit à rompre avec l’idée de la croissance comme ambition humaine innée, commune à toutes les époques et à tous les modes de production. Lorsque l’on saisit bien le rôle joué par l’énergie fossile dans l’embrasement de cette croissance, on peut repenser radicalement les forces à l’origine de la destruction écologique actuelle. Il ne faudrait pas voir ces forces « comme des aspirations archaïques de l’espèce humaine, comme une éternelle ambition de croissance se heurtant aux murs de la rareté et les dépassant en substituant les biens abondants aux biens rares : un processus universel se déroulant comme une réaction à des contraintes spécifiques. Le contraire semble plus juste. Le capital est un processus spécifique qui se déroule comme une appropriation universelle des ressources biophysiques, car le capital lui-même a une soif unique, inapaisable, de survaleur tirée du travail humain au moyen de substrats matériels. Le capital, pourrait-on dire, est supra-écologique, un omnivore biophysique avec son ADN social bien à lui. » (p. 137) Les principes de flux tendus et de lean production représentent une poursuite, au début du XXIe siècle, de ce mode d’exploitation des ressources provocateur à l’égard des limites physiques de la biosphère. Le concept d’anthropocène devrait conduire à l’inversion de nos principales valeurs. Il impose de passer de l’étude du climat dans l’histoire à l’étude de l’histoire dans le climat. L’anthropocène matérialise la prédiction de Walter Benjamin selon laquelle « on doit s’attendre aux manifestations de déclin comme à quelque chose d’absolument stable, et au salut uniquement comme à quelque chose d’extraordinaire, qui touche presque au miraculeux et à l’incompréhensible. » (cite p. 56)

Pour Malm, l’essentiel consiste à démonter les rouages de l’économie fossile : la série de technologies énergétiques qui ont succédé à la vapeur – notamment de l’électricité et du moteur à combustion interne – ont été introduites au travers de décisions d’investisseurs, parfois avec le soutien de certains gouvernements, mais jamais suite à des délibérations démocratiques. Redonner la main au politique sur ce type de question devient, à l’ère de l’anthropocène, une question de survie collective. A défaut, les dangers les plus saillants de cette situation seront des risques de dérives en « fascisme écologique », ou « de haine de classe écologique », avec des populations nourrissant un ressentiment de plus en plus fort envers la minorité qui détient les rênes du pouvoir fossile, « le noyau dur du capital fossile ». (p. 204)

 

Publication : Jean-François Simonin, Août 2017.

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