Marcel Gauchet : le nouveau monde

Le nouveau monde. L’avènement de la démocratie ; IV, NRF Gallimard, 2017.

 

Il existe plusieurs bonnes raisons de lire ce tome IV de l’avènement de la démocratie de Marcel Gauchet dans l’optique d’une projection à horizon BH22. J’en retiendrai principalement une dans cette brève présentation : le décryptage, par Gauchet, de ce formidable paradoxe qui veut que la poursuite de l’autonomie du sujet aboutisse aujourd’hui à une société qui échappe à ses membres, à une démocratie qui semble se crisper autour de ses plus vieux démons, une humanité qui voit son destin lui échapper. Et plus précisément encore, je centrerai ce modeste résumé autour de ce constat décidemment surprenant qui veut que la quête des droits individuels parraisse finalement un projet suspect.

Ce volume analyse, comme les précédents ouvrages de Gauchet, les phases ultimes de la « sortie de la religion ». Jusqu’à très récemment notre monde restait soumis aux puissances venues d’en haut. Nous pensions être tirés par les projets et la construction d’un paradis sur terre, nous nous apercevons que nous restions hantés par la question des origines et du passé. La place hégémonique prise par l’économie mondialisée a masqué un temps cet état de fait, mais il ressort à présent au grand jour. Tandis que nos lointains ancêtres scrutaient nerveusement le passé pour y puiser leurs raisons d’être et de vivre ensemble autour de leur scrupuleux respect de la tradition, tandis que nos plus proches ancêtres -nos parents et nos grands-parents- se passionnaient pour le progrès technologique et toutes sortes de projets de transformations matérielles du monde, nous restons à présent collés à notre présent sans questions ni perspectives – sans angoisses mais aussi sans espoir. Le retrait du religieux « a laissé place au sentiment postmoderne d’un devenir en forme de chaos événementiel sans liens ni ligne. C’est sur sa base que s’était déployé le spectre des idéologies guidant l’action collective. Son effacement laisse une scène publique sans perspectives fédératrices et mobilisatrices. » (p. 388)

Face aux dérives nationalistes, aux aberrations écologiques et aux périls technoscientifiques contemporains nous restons comme interdits devant le constat d’un immense gâchis, d’une promesse non tenue.  « C’en est irrévocablement terminé de la promesse exaltante qui habitait, si confusément que ce soit, la conscience des acteurs du devenir, la promesse selon laquelle plus nous avançons dans l’histoire que nous faisons, mieux nous comprenons ce qui a été fait et mieux nous savons qui nous sommes. Ce qui s’étend devant nous, c’est une interminable succession de présents tous semblablement relatifs. «  (p. 409) On dirait que la conscience historique, devenant conscience d’elle-même, se rend simultanément critique à l’égard de ses propres ambitions initiales. « Bref, le sentiment du devenir et l’impératif de s’orienter en fonction de lui ont beau être plus vifs que jamais, ils tendent à concentrer l’attention sur une zone étroite où ne comptent guère, hors de l’intensité du présent, que le passé et l’avenir proches – le passé, afin de dégager la nouveauté du présent de sa gangue héritée, l’avenir, afin de vérifier l’efficacité de la liberté d’invention qui est l’âme du présent. » (p. 410)

Il faut comprendre comment les propositions néolibérales se sont d’abord imposées comme théories critiques – critique du rôle des États, critique des totalitarismes, critique de l’inflation. Elles étaient inspirées par le projet de pousser plus à fond l’idéal des Lumières qui consistait à poursuivre le programme d’autonomisation de chaque individu. Mais cet individu, contre toute attente, se retrouve à présent pris en sandwich entre ses rôles de salarié, consommateur, citoyen. Il ne se reconnait plus dans ce qui était censé le maintenir dans la société. Il y a eu subrepticement transformation du politique, de l’histoire et du droit – et l’individu occidental a basculé sans s’en apercevoir dans un registre au sein duquel il devient étranger à lui-même et aux autres. D’où « l’illusion, en la circonstance, d’une individualisation qui en vient à se retourner contre la socialisation qui lui prête ses assises ».  (p. 209) La recherche d’efficacité fait office de métaphysique mondialisée, les benchmarks deviennent la seule réalité objective qui vaille, les impératifs financiers font office de surmoi collectif, les objectifs individuels se matérialisent dans des routines d’asservissement collectif. Voici, écrit Gauchet, « les faits saillants de la situation actuelle : le retrait du politique, le désinvestissement de la projection dans l’avenir, la poussée des droits individuels… Il est vrai que la généralisation planétaire de ces produits typiques de la modernité que sont le calcul économique et l’invention technique emporte avec elle un prodigieux effet de sens, qu’elle crée un système cohérent d’apparences, qu’elle secrète, pour ainsi dire, sa propre lecture. » (p. 211)

Gauchet fait un zoom sur le statut des droits individuels dans l’organisation collective. La dissipation de la structuration des sociétés par la forme religieuse touche à la fois le politique et tout mode de déploiement de l’activité collective. Elle touche aussi les individus dans ce qu’ils ont de plus personnel. Pour le comprendre il faut revenir sur la façon dont les « droits naturels » sont devenus les « droits de l’homme » : par une alliance très conjoncturelle de l’histoire et du droit. Au début de l’histoire libérale, l’individu réel, celui qu’il s’agit d’aider à naître, c’est le propriétaire, l’être doté d’une existence indépendante, d’une capacité d’accumuler certains biens de subsistance. « Réduire le périmètre du pouvoir pour accroitre le territoire des droits personnels, dans un jeu à somme nulle où ce qui est gagné par l’un est perdu par l’autre et vice versa : telle était la perspective. » (p. 532) Mais c’est peine perdue : historiquement cette perspective s’est trouvée mise à mal, successivement par le machinisme, l’industrialisation, la financiarisation et à présent par la numérisation et la robotisation, qui confisquent à l’homme ses plus traditionnelles zones d’intimité avec lui-même. « Autant de phénomènes qui ont pour effet de mettre en crise l’idée libérale d’individu. Ils disqualifient la figure de cette autosuffisance ou de cette autarcie propriétaire que la société de l’histoire avait paru consacrer dans une phase antérieure. Ses développements obligent à réviser cette vue naïve. La vérité est que l’individu ne pèse pas lourd, réduit à ses seuls moyens. C’est l’organisation qui crée la force collective, et ce n’est que dans le cadre de l’organisation que l’individu peut donner sa mesure. Il est à réinsérer dans le collectif, car c’est à cette échelle que se joue son sort. » (p. 532)

Certes la consommation a représenté une transformation anthropologique de grande ampleur. Elle a changé les êtres jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, dans leur longévité, leur santé, et peut-être dans une certaine intensité vitale offerte à chacun dans les démocraties contemporaines, mais c’est au prix d’une destruction inattendue de l’existence collective. « Présentéisme et individualisme marchent ensemble. Hier, la figure de l’avenir mobilisait les acteurs en tant que constructeurs de la cité finale. Aujourd’hui, elle les réduit au rang de spectateurs du désordre producteur dont ils participent anonymement. «  (p. 404) A force de chercher à faire croître nos droits individuels nous avons éteint les lumières d’autrui et du monde, nous avons réduit notre capacité de projection à la petite zone qui entoure l’individu et le reste semble se perdre dans le non-sens. Comment la recherche de droits individuels a-t-elle pu se traduire par un raccourcissement des horizons collectifs ? C’est, écrit Gauchet, le monothéisme des droits de l’individu qui s’est installé en lieu et place de polythéisme des valeurs. Le retrait du religieux « a laissé place au sentiment postmoderne d’un devenir en forme de chaos événementiel sans liens ni ligne. C’est sur sa base que s’était déployé le spectre des idéologies guidant l’action collective. Son effacement laisse une scène publique sans perspectives fédératrices et mobilisatrices. » (p. 388). « Les trois grands scénarios idéologiques entre lesquels se répartissaient les choix politiques ont vu leur vraisemblance s’évanouir de conserve. L’espoir révolutionnaire s’est éteint en même temps que la foi réactionnaire ou la confiance dans le progrès. » (p. 387)

 

Notre idée de l’avenir était si obstinément focalisée sur l’invention technique et l’expansion économique qu’elle en a rendu aveugle le travail du devenir. Nos modes de fabrication de l’histoire se sont détournés de l’histoire que nous étions en train de faire. L’obéissance aveugle aux lois du marché a représenté l’immense avantage de nous contraindre à faire l’histoire sans avoir à y réfléchir. Il nous suffisait de dérouler les routines du libéralisme économique. Le tournant néolibéral du milieu du XXe siècle, après avoir donné l’illusion durant quelques décennies de se rapprocher encore de cet idéal, achoppe sur l’atomisation du monde. Et nul ne sait encore ce qu’engendreront, ensemble, individualisation et numérisation. L’ère de la connivence tacite entre progrès et développement technicoéconomique est bien terminée. Forme trompeuse de l’individualisation matérielle du domaine humain, le progrès tel que nous l’avons conçu jusqu’ici rend le monde humain étranger à lui-même et à ce qui l’entoure. Ce progrès a construit un tel niveau d’ignorance du sujet sur lui-même et son milieu de vie que nous pouvons – nous devons – compter sur un sursaut de la pensée pour retrouver tôt ou tard le sens de la liberté des devoirs qui devront lui être associés. L’enfermement dans notre présent consumériste n’est peut-être que provisoire. Notre situation n’est peut-être pas sans issue. Ce qui parait « acquis, c’est qu’elle réouvre, à une échelle jamais vue, la question de ce que l’humanité peut faire de son pouvoir de disposer d’elle-même »… et « … la structuration autonome n’est pas le dernier mot de l’autonomie. » (p. 209)

 

Publication : Jean-François Simonin, Mai 2017.

Une réflexion sur « Marcel Gauchet : le nouveau monde »

  1. Très bon résumé.
    Il serait intéressant de faire un parallèle avec la vision de Sloterdijk car c’est un autre angle de vue qui laisse d’ailleurs moins de place à l’optimisme que celui de Gauchet.

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