Changements d’échelle
Un nouveau concept est né au tout début du XXIe siècle : le concept d’anthropocène. Il n’a pas fait l’objet de toute l’attention qu’il mérite. Il modifie radicalement la façon de considérer les forces et les faiblesses des principaux acteurs de la civilisation occidentale et, partant, de l’humanité toute entière. L’anthropocène rend soudainement caducs les principaux postulats traditionnels de la science, de l’économie et des politiques contemporaines. Mais les répercussions de ce concept sont trop brutales et trop massives pour que l’on soit capable d’en saisir immédiatement toutes les implications.
La découverte du concept d’anthropocène
C’est en février 2000 que Paul Crutzen, prix Nobel de Chimie 1996, a pour la première fois prononcé le mot « Anthropocène ». Lors d’un congrès de Géophysique il avait ouvert un débat dont le retentissement allait devenir interdisciplinaire et planétaire. Il est temps, avait-il expliqué en substance, de considérer que l’humanité n’est plus dans l’ère de l’Holocène, mais est entrée dans l’ère de l’Anthropocène. Quelques rappels pour le lecteur peu habitué à ce vocable : nous sommes actuellement dans le Quaternaire qui, comme son nom l’indique, représente la quatrième des grandes étapes du développement de la Terre. Le Quaternaire s’est ouvert depuis 2,5 millions d’années, d’abord sur le Pléistocène ; nous sommes passés ensuite à l’Holocène voici 11 500 ans environ, à la fin de la dernière glaciation. Jusqu’à ces dernières années, il ne faisait de doute pour personne que nous étions toujours dans cette période de l’Holocène. C’est sur cette base historique que sont rédigés tous nos manuels scolaires et nos dictionnaires. Mais cette période se clôture actuellement, explique Crutzen, car il devient scientifiquement faux et pernicieux de continuer à penser que l’homme peut, comme il pouvait le faire au cours de toutes les périodes géologiques qui ont précédé notre période contemporaine, poursuivre ses activités sans impacter les équilibres de la biosphère. « L’empreinte humaine sur l’environnement planétaire est devenue si vaste et intense qu’elle rivalise avec certaines des grandes forces de la Nature en termes d’impact sur le système Terre. »[1]
A partir de là s’ouvre une série de questions, dont beaucoup restent sans réponse : est-ce plausible ? Est-ce scientifiquement validé ? Depuis quand ? Qu’est-ce que cela implique ? Aucune réponse n’est vraiment claire, mais l’essentiel est exprimé dans cette idée qui a fait couler beaucoup d’encre dans les premières années du XXIe siècle : il est temps d’inverser notre regard sur les rapports de l’homme à son environnement.
Nouvelles mises en perspective
C’est l’humanité, avec ses 7 milliards d’individus et son industrie surpuissante, qui serait devenue la principale force géologique sur la Terre. Le réchauffement climatique, les pertes en biodiversité, la déforestation, l’acidification des océans, les extractions massives d’énergies et de matières nécessaires à l’assouvissement des besoins d’une civilisation consumériste qui se mondialise, les rejets non recyclables de cette civilisation, … tout cela contribue à faire de l’homme et de son industrie le plus important facteur d’évolution des équilibres de la biosphère. Au cours des trois derniers siècles la population a été multipliée par dix, le nombre de têtes de bétail a progressé dans les mêmes proportions, la part des sols exploités est passée de 5% à 83 % ; nous épuisons en quelques générations les réserves fossiles accumulées sur des millénaires ; le relâchement de CO2 dans l’atmosphère par la combustion de charbon et de pétrole est devenu deux fois supérieur à toutes les émissions naturelles ; plus de la moitié des quantités d’eau douce sont utilisées par l’humanité. On parle de notre entrée dans la « sixième extinction des espèces» depuis l’apparition de la vie sur terre, avec un taux de disparition qui serait de plusieurs centaines de fois supérieur au taux normal de rotation des espèces. Plusieurs des « services » rendus par la Terre à l’humanité seraient en voie de ralentissement : capture du carbone, pollinisation, protection contre l’érosion, régulation climatique, régulation des circuits hydrauliques… Avec l’anthropocène, une chose devient évidente : nous franchissons des seuils, des points de retournement, les choses évoluent de façon excessivement rapide. Et nous peinons à comprendre comment réagir à cette prise de conscience. Comment faire pour qu’Anthropocène ne rime pas avec Apocalypse ?
Comme le disent Paul Crutzen et ses collègues, depuis l’ouverture de l’ère industrielle, « la terre opère sous un état sans analogue antérieur »[2]. Selon Oliver Morton[3] la civilisation occidentale consommerait à l’heure actuelle 12 térawatts à tout instant, et on se dirigerait vers une consommation de 100 térawatts si le mode de vie américain venait à s’étendre à toute la planète, donnée énorme si l’on considère que les forces issues de la tectonique des plaques ne représentent que 40 térawatts d’énergie. De tels constats bouleversent tous nos repères. « L’histoire humaine a déjà connu plusieurs crises, mais la dite « civilisation globale » – appellation pompeuse donnée à l’économie capitaliste basée sur l’énergie produite à partir des combustibles fossiles –, ne s’est jamais vue confrontée à une menace comme celle qui se présente. Ce n’est pas uniquement du réchauffement global dont nous parlons, mais aussi de l’imminence du dépassement… des limites du système planétaire : les changements climatiques, l’acidification des océans, la diminution de la couche d’ozone stratosphérique, la consommation mondiale d’eau douce, le taux de diminution de la biodiversité, l’interférence humaine avec les cycles de l’azote et du phosphore, les changements d’exploitation des sols, la pollution chimique, la pollution atmosphérique par les aérosols. Tout mène à croire que nous sommes à deux doigts d’entrer (ou même déjà entrés) dans un régime du Système Terre entièrement différent de tout ce que nous avons connu jusqu’ici. Le futur proche devient imprévisible, sinon même inimaginable hors des cadres de la science-fiction ou des eschatologies messianiques. »[4]
Dominique Bourg résume ainsi la nouvelle perception qui résulte de cette prise de conscience : « Au bout du compte nous avons puissamment fragilisé la biosphère au sens global, c’est-à-dire l’enveloppe de viabilité qui entoure la terre et qui comprend les basses couches de l’atmosphère, l’hydrosphère et la couche superficielle de la lithosphère, dont la pédosphère. Cette enveloppe de viabilité a été hautement favorable à l’épanouissement du genre humain durant l’holocène, à savoir l’ère géologique qui a suivi le précédent âge glaciaire… Mais le recours à l’énergie fossile a fini par provoquer, à compter des années 1950, une explosion de tous les flux de matière sur terre ainsi qu’un doublement en 50 ans, de 1950 à 2000, de la masse démographique humaine. Il en découle l’apparition de problèmes environnementaux inconnus jusqu’alors. »[5] L’homme est clairement le principal agent de transformation de cette terre dont certains équilibres se trouvent gravement menacés : l’anthropocène nous invite à une révolution copernicienne, nous interdit de poursuivre sur les chemins consuméristes actuels de la civilisation occidentale, nous impose de réintroduire la notion de temps long dans la gestion des affaires bioéconomiques planétaires.
L’anthropocène un vieux problème sous un nouveau nom ?
Même s’il n’est pas certain que l’Anthropocène soit un concept philosophique réellement nouveau, il faut souligner qu’en raison de son caractère totalisant et clairement responsabilisant le concept d’Anthropocène est susceptible de permettre une cristallisation sans précédent des conséquences globales de l’agir humain sur les perspectives de l’humanité. A tel point que nous devons plutôt demander, comme Bruno Latour : peut-on se permettre de ne pas raisonner avec l’Anthropocène ? Peut-on feindre d’oublier les enseignements de l’Anthropocène ? La civilisation occidentale peut-elle poursuivre sa route sans mettre ce concept au centre de ses préoccupations ? « Est-ce que l’on peut même encore choisir de ne pas penser avec cette notion ? Comment ne pas laisser prise à l’effet de sidération que peut provoquer une telle affirmation, dû tout autant à l’autorité scientifique résultant de la nomination mondialisée d’une nouvelle ère, qu’à la séduction contenue dans l’affirmation selon laquelle « nous serions devenus une force géologique », ou encore au sentiment inverse est pourtant concomitant d’écrasement l’accompagnant ? »[6]
L’Anthropocène assène un choc, mais il ne livre aucune solution toute faite. Il ne fait que pointer le problème et insister sur la nécessité pour la civilisation occidentale de reprendre en main les orientations de son développement. Comment faire alors ? Doit-on inverser le regard jusqu’au point où l’on chercherait à regarder derrière la civilisation occidentale ? Comme par exemple Isabelle Stengers,[7] qui propose de penser le ravage de nos milieux comme un point de départ de la réflexion plutôt que comme un point d’arrivée ? Ou comme certains peuples Amérindiens, pour qui la destruction, la crainte, le désespoir sont à l’origine du monde, et dont les savoir-faire et les rites consistent justement à surmonter ces handicaps initiaux ? De qui se rapprocher pour trouver des ressources ou des protections susceptibles de nous mettre à l’abri des conséquences de l’Anthropocène ? Qui pourra nous inspirer pour conserver des ambitions émancipatrices face à de telles fermetures ? Bruno Latour propose de faire la distinction entre les « humains » qui finalement se comportent comme s’ils avaient en réserve quelques planètes à disposition, (vraisemblablement des étoiles terraformables assez rapidement pour qu’elles puissent servir de camp de retranchement, une fois la Terre épuisée ou détruite), et peuvent donc consommer et saccager celle-ci sans crainte, et les « Terriens », c’est-à-dire des humains également, mais persuadés qu’aucun échappatoire hors de cette planète n’est envisageable concrètement, en tout cas pas pour une dizaine de milliards d’individus, et souhaitent donc l’habiter d’une façon qui la préserverait pour les générations à venir. Mais Latour ne donne pas beaucoup de précisions sur les modes de vie de ces Terriens. Quels sont leurs rêves, leurs projets, quelle est leur culture ? Tout cela reste certainement à inventer.
Changements d’échelle
L’Anthropocène invite à une vaste reconsidération des échelles de temps et d’espace à disposition de l’humanité. Il impose d’abord un changement d’échelle pour comprendre notre réel positionnement dans l’univers. L’ampleur du phénomène confère à l’anthropocène le statut de concept à la fois scientifique, philosophique, écologique, anthropologique et surtout politique. Il met par ailleurs en relation directe des éléments et événements qui semblaient aux générations précédentes totalement déconnectés, comme Paul Valéry, encore lui, l’avait mis en lumière depuis longtemps : « Dans l’état actuel du monde, le danger est de se laisser séduire à l’Histoire est plus grand que jamais il ne fut… Les phénomènes politiques de notre époque s’accompagnent et se compliquent d’un changement d’échelle sans exemple, ou plutôt d’un changement d’ordre des choses. Le monde auquel nous commençons d’appartenir, hommes et nations, n’est qu’une figure semblable du monde qui nous était familier. Le système des causes qui commande le sort de chacun de nous, s’étendant désormais à la totalité du globe, le fait résonner tout entier à chaque ébranlement… L’histoire, telle qu’on la concevait jadis, se présentait comme un ensemble de tables chronologiques parallèles, entre lesquelles quelques fois des transversales accidentelles étaient çà et là indiquées. Quelques essais de synchronisme n’avaient pas donné de résultats, si ce n’est une sorte de démonstration de leur inutilité. Ce qui se passait à Pékin du temps de César, ce qui se passait au Zambèze du temps de Napoléon, se passait dans une autre planète. Mais l’Histoire mélodique n’est plus possible. Tous les thèmes politiques sont enchevêtrés, et chaque événement qui vient à se produire prend aussitôt une pluralité de significations simultanées et inséparables…. Dans l’avenir… rien ne se fera plus que le monde entier ne s’en mêle, et que l’on ne pourra jamais prévoir ni circonscrire les suites presque immédiates de ce que l’on aura engagé. »[8] Nous nous étions crus technologiquement libérés des souffrances imposées par la nature, nous pensions pouvoir échapper à la finitude d’un monde fermé, nous pensions que l’ouverture vers l’infini était notre destinée, mais voici que s’affaisse le sol sur lequel nous prenions tous ces élans. Les marchés financiers, les stratégies technologiques, commerciales et industrielles des principaux acteurs de l’économie mondiale configurent l’avenir de l’humanité toute entière.
En fait l’Anthropocène associe plusieurs échelles qui restaient jusqu’ici relativement distinctes. Souvenons-nous à quel point les échelles géologiques sont longues, le rythme d’écoulement des temps géologiques extrêmement lent. Rappelons-nous à quel point nous sommes éloignés de l’ère des dinosaures ou de l’Australopithèque. Mais que nous dit l’Anthropocène ? Que certains choix de civilisation pourraient produire des effets géophysiques plus rapides que l’évolution naturelle des espèces. « … voilà que soudain, par un renversement complet, nous voyons les géologues sidérés par le rythme rapide de l’histoire humaine… La formule « temps géologique » est maintenant utilisée pour un événement qui est passé plus vite que l’existence de l’Union soviétique ! »[9] On sait que de tous temps l’humanité a modifié son environnement terrestre. Dès la sédentarisation et le déploiement d’une agriculture organisée, dès l’émancipation de son statut de chasseur-cueilleur l’homme a profondément impacté plusieurs paramètres de son « environnement naturel ». Mais avant l’entrée dans notre ère industrielle les humains ne devaient leurs découvertes qu’à leurs tâtonnements au hasard, et ces tâtonnements n’avaient jamais l’envergure nécessaire pour impacter la composition chimique de l’atmosphère ou des océans. C’est donc surtout l’entrée dans l’ère industrielle et l’utilisation massive des énergies fossiles qui conduit à un basculement monumental dans la dynamique du « système terre », et ceci dans une spirale inquiétante car l’exploitation de cette énergie, au moyen de dispositifs d’extraction et de manufacture mondialisés, décuple la puissance transformatrice de l’humanité. L’effet de surprise est énorme : encore tout affairés à devenir comme « maitres et possesseurs » de la nature en toute bonne conscience, nous découvrons tout à coup un verdict aussi inattendu qu’inquiétant : notre avenir, et peut-être à court terme, est menacé
[1] W. Steffen, J. Grinevald, P.J. Crutzen et J. R. McNeill, The Antropocene : Conceptual and historical perspectives, Philosophical transactions for the Royal Society, 2011, p. 842-867
[2] P. Crutzen et Will Steffen, how long have we beeen inthe Anthropocene area ? Climatic Change, 61, 2003, p 263
[3] Oliver Morton, Eating the sun
[4] Collectif, De l’univers clos au monde fini, p. 227
[5] Dominique, Bourg, Pour une sixième république écologique, p 47)
[6] Collectif, De l’univers clos au monde fini p. 13 …
[7] Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes,
[8] Paul Valery, Regards sur le monde actuel, p. 35
[9] Collectif, De l’univers clos au monde fini, p. 32
Jean-François Simonin, septembre 2014